En contemplant l’immensité de la mer, Ardinghello éprouve pour la première fois un sentiment exalté, décrit en ces termes :
‘Ich machte, wie es Tag war, einen Spaziergang auf den Hügel und besah die Lage von Genua [...] Ich sah hinaus in die unermeßliche Sphäre von Gewässer, und die ungeheure Majestät wollte mir die Brust zersprengen; mein Geist schwebte weit über der Mitte der Tiefen und fühlte ganz in unaussprechlicher Wonne seine Unendlichkeit. (vol. 1, II, p. 87-88)’Le spectacle de la mer incommensurable (’die unermeßliche Sphäre von Gewässer’) permet à l’individu de prendre conscience de sa propre infinité. À l’instar de Werther qui, comme nous l’avons relevé précédemment, se sentait investi d’une omnipotence quasi divine lorsqu’il s’abîmait dans la contemplation d’une vue panoramique, Ardinghello, dont l’esprit ’se meut sur les eaux’, une image empruntée au récit biblique de la Genèse494, a le sentiment d’égaler en puissance Dieu lui-même. Ainsi que le souligne A. Koschorke, ce motif du regard porté vers l’horizon (Horizontblick) permet finalement de traduire cette aspiration prométhéenne, caractéristique du Sturm und Drang, qui pousse l’individu à s’élever au rang de Dieu :
‘Ähnlich wie das Prometheus-Motiv ist der Horizontblick, der das Ich der Kleinheit und Enge des gewöhnlichen Lebens entreißt, eine der Transmissionsformen, durch die sich im Sturm und Drang das Individuum in den Rang der Gottgleichheit versetzt495.’Chez Heinse, le spectacle de la mer infinie est le moteur de cette élévation spirituelle qui permet à l’individu de se soustraire à l’étroitesse de son existence et de se transcender lui-même. Ardinghello se lance ainsi, en des termes qui nous rappellent ceux qu’emploie Schiller dans son analyse du ’sublime’496, dans un vibrant éloge de l’océan :
‘Nichts auf der Welt füllt so stark und mächtig die Seele; das Meer ist doch das Schönste, was wir hienieden haben. Dies ist das wahre Leben: hierauf gibt sich der Mensch Flügel, die ihm die Natur versagt, und verbindet in sich die Vollkommenheiten aller andern Geschöpfe. Wer das Meer nicht kennt, kömmt mir unter den Menschen wie ein Vogel vor, der nicht fliegen kann oder der seine Flügel nicht braucht, wie die Straußen, Hühner und Gänse. Hier ist ewige Klarheit und Reinheit; und alles Kleine, was sich in den Winkeln der Städte in uns nistet, wird hier von den großen Massen weggescheucht. Wie dort die Seealpen aufsteigen! gleich Helden bei Aspasien und Phrynen; wie die zarte Linie am Horizont sich so weich herumründet! In den Ozean hinaus möcht ich; wie klopft mir das Herz! (vol. 1, II, p. 88)’À la mer est associée cette image de l’envol que nous avions relevée à la fois chez Werther, notamment dans la lettre du 18 août, et dans le Faust. Mais tout comme Faust, et contrairement à Werther, Ardinghello, loin de se laisser décourager par la difficulté d’adjoindre aux ’ailes de l’esprit’ celles du corps, exprime ici un désir de conquête qui commandera sa quête des ’îles bienheureuses’.
Cette aspiration héroïque est également alimentée par des références mythologiques (les hétaïres Aspasie et Phryné)497. Nous retrouvons ainsi une nouvelle forme de perception médiate de la réalité, réinterprétée ici, comme, plus tard, chez Hölderlin, notamment dans le roman Hyperion (1797-1799)498, par la culture.
Dans ce passage, la ’petitesse’ d’une vie citadine est clairement opposée au spectacle purificateur de l’océan infini (’Hier ist ewige Klarheit und Reinheit’). Certes, Heinse reprend ici un topos dont a déjà usé E. v. Kleist dans son poème ’Der Frühling’499, mais il renouvelle cette opposition traditionnelle entre la pureté de la nature et la corruption des villes en l’intégrant dans une esthétique du ’sublime’ sous-tendue par l’image de la mer. C’est à cet élément qu’aura également recours Jean Paul dans son ’appendice comique’ joint au roman Titan (1800-1803) et intitulé Des Luftschiffers Gianozzo Seebuch, afin de traduire le sentiment de liberté que ressent l’individu lorsqu’il parvient à prendre de la hauteur :
‘Fast wie einem solchen Fisch im Wasser war mir gestern nachts in der Luft, als ich herauskam aus dem Novitätentempel. Welche lüftende Freiheitsluft gegen den Kerkerbrodem unten! Hier ein rauschendes Nachtluft-Meer, drunten ein morastiges Krebsloch! Ich machte die Sänftenfenster dem frischen Luftzug auf und blies vor Lust mit meinem Posthörnchen hinaus500.’La mer devient chez Jean Paul un espace métaphorique (’ein rauschendes Nachtluft-Meer’), où se réalise le désir d’une émancipation sociale, souligné par l’opposition entre l’air vivifiant de la liberté (’lüftende Freiheistluft’) et l’atmosphère confinée du ’cachot’ terrestre (’Kerkerbrodem’, ’ein morastiges Krebsloch’).
Dans le roman de Heinse, l’élément marin devient le symbole de la fusion de l’individu dans l’univers. Ainsi que l’expose Demetri, ce ’philosophe de la nature’ avec lequel s’entretient Ardinghello dans la seconde partie du roman, c’est en se mêlant aux éléments que l’individu finira par pénétrer dans la ’mer de l’être des êtres’ :
‘Das ist eine ganz andre Hoffnung, Sicherheit von Unsterblichkeit, wann ich Stürme durch die Atmosphäre brausen höre und in mir fühle: bald wirst auch du die Wogen wälzen und mit dem Meer im Kampf sein! Wann ich den Adler in den Lüften schweben sehe und denke: bald wirst auch du in mächtigem Fluge so über dem Rund der Erde hangen! als Komet durch die Himmel schweifen, Sonne Welten beglücken! und, stolzer Gedanke! wieder in das Meer des Wesens der Wesen einströmen! (vol. 2, IV, p. 308)’Le spectacle des flots déchaînés incite l’individu à s’unir au Tout, à cet ’être des êtres’ que Heinse conçoit non véritablement comme un Dieu personnel, mais plutôt comme le fondement originel de l’univers, comme une substance diffuse englobant telle une ’mer’ tous les êtres501. Cette expérience extatique de la nature, simplement décrite ici par des pluriels emphatiques (’Stürme’, ’die Wogen’, ’in den Lüften’, ’durch die Himmel’, ’Welten’), rappelle l’union mystique que connaît Werther dans la lettre du 10 mai. Les propos qu’échangent Ardinghello et Demetri sur le toit du Panthéon, lieu symbolique qui invite le spectateur à une contemplation exaltée502, témoignent d’une même aspiration panthéiste. Ainsi, Ardinghello compare l’exercice de sa sensibilité aux moindres mouvements de la nature, véritable ’sanctuaire’, à un office divin :
‘Und wer den reizbarsten, innigsten Sinn für die Schönheiten der Natur hat, ihre geheimsten Regungen fühlt, deren Mängel nicht vertragen kann und denselben abhilft nach seinen Kräften: der übt aller Religionen Wahrstes und Heiligstes aus. Sein Tempel ist das unendliche Gewölbe des Himmels; sein Fest jede schöne Sommernacht, ein herrlicher Aufgang; und er bringt seine Opfer dar an Menschen, an Tiere, die ihrer bedürfen, an alles Lebendige. (vol. 2, IV, p. 315)’Ardinghello cherchera, au terme de son voyage, à mettre en oeuvre cette nouvelle religion de la nature en instaurant un véritable culte des éléments503.
De plus, et contrairement à Werther qui, dans la lettre du 10 mai, avoue ’succomber’ sous la puissance de son expérience mystique504, Ardinghello connaît une fusion à la fois ’active’ et sensuelle dans la Nature divinisée. Il respecte en cela le principe énoncé par Demetri, selon lequel l’individu réussit à ’pénétrer’ dans la ’nature des choses’ non seulement en usant de sa sensibilité, mais en ’devenant’ cette nature elle-même :
‘In uns gekehrt die wunderbare Sicherheit, daß wir Wirkliches und kein Nichts sind, und allen Grund zu denken und zu handeln. Außer uns Sonne, Mond und Sterne im unermeßlichen Äther, und Luft und Meer und Land voll unzählbarer lebendiger Dinge.’Doch solche Menge Verschiedenheiten entdeckt nur das Auge, unser reichster, aber auch flachster Sinn; wir haben einen andern, der tiefer dringt und zu einfachern kömmt: das Gefühl. [...]
‘Doch werden wir auch mit diesem so mächtig ergreifenden Sinne nur Oberflächen gewahr; allein tiefer in die Natur der Dinge können wir nicht eindringen, wenn wir nicht sie selbst werden. Und dann hört aller Sinn auf; wir sind es selbst und schweben im Genuß ohne alle wissentliche Unterscheidung. (ibid., p. 279 sq.)’Heinse transforme ainsi la célèbre formule des philosophes de l’école d’Élée, ’Hen kai pan’505, en un credo panthéiste ’dynamique’ :
‘Eins zu sein und Alles zu werden, was uns in der Natur entzückt, ist doch etwas ganz anders als das Schlaraffenleben, welches, vernünftigerweise und aller Erfahrung nach undenkbar, bezauberte Phantasien sich vorstellen. (ibid., p. 309)506 ’Il associe ainsi à l’idée d’unité (’Eins zu sein’) celle d’un devenir (’Alles zu werden’), d’une dynamique qui sous-tend non seulement sa cosmogonie507, mais également son esthétique. Si la mer apparaît dans le roman comme un élément déterminant, jusqu’à devenir même une métaphore de l’hypostase divine (’das Meer des Wesens der Wesen’), c’est parce qu’elle éveille, par le jeu des forces qui sont en elle, le désir d’une fusion dionysiaque au sein de la nature.
Gênes n’est que la première étape d’un voyage qui conduira le héros jusqu’aux confins de la mer Égée. Le récit de ces pérégrinations s’enrichit, dans la seconde partie du roman, de nombreuses descriptions de paysage, qui, si l’on excepte la longue discussion métaphysique que développent Ardinghello et Demetri, l’emportent finalement sur les commentaires esthétiques. Au plaisir de contempler les richesses architecturales et picturales des villes de Venise, Florence ou Rome vient s’ajouter celui de découvrir la grande variété de paysages qu’offrent les provinces de l’Ombrie (Terni, Pérouse), le Sud napolitain et la Sicile508.
Ainsi, la quête des ’îles du bonheur’509, qui s’achève par la fondation d’une société utopique reposant sur le culte païen des éléments, semble également aller de pair avec une réelle découverte du paysage.
98 A. Koschorke, op. cit., p. 139-140.
99 Cf. supra p. 138 , note 63.
100 De même, de nombreuses références historiques apparaissent dans le passage qui précède celui que nous venons de présenter et que, pour des raisons pratiques, nous ne pouvons citer dans son intégralité. L’indication, souvent au pluriel, de grands noms de l’histoire de la conquête maritime (C. Colomb, A. Doria, Thémistocle, Scipion l’Africain et Scipion Émilien...) permet simplement de souligner cette aspiration à l’héroïsme : ’[...] ein reizendes Theater, das von jeher seine Bewohner angetrieben hat, das Meer zu beherrschen, und woheraus immer die größten Seehelden hervorgekommen sind. Heiliger Kolumbus und du,Andreas Doria, die ihr nun mit den Themistoklessen und Scipionen in Elysium Paar und Paaherumwandelt, euch Halbgötter unter den Menschen bet ich im Staube an. Ach, daß auch mir kein solches Los bestimmt ist!’ (in : W. Heinse, op. cit., vol. 1, II, p. 88).
101 Nous évoquerons plus loin, à propos de la métaphorisation des hauteurs dans la littérature allemande de la fin du XVIIIe siècle, sur ce roman de Hölderlin. Cf. infra : 4. 1. 2., p. 188.
102 Cf. supra p. 109 (notamment les vers 389-391).
103 Jean Paul, Komischer Anhang zum Titan. Des Luftschiffers Gianozzo Seebuch, in : Werke, op. cit., vol. 3, p. 942.
104 Nous renvoyons ici à l’ouvrage de M. L. Baeumer, Heinse-Studien, qui analyse notamment la conception religieuse de Heinse et tente de définir plus précisément cette notion ’d’être des êtres’ : ’Heinse denkt es sich als den umfassenden Urgrund alles Seins und des Weltalls. Insofern bedeutet ihm dieses ’Wesen der Wesen’ doch die ganze Natur und Welt, das All. Ihm soll Verehrung und Anbetung gezollt werden. Ein persönlicher Gott ist es jedoch nicht; es umfaßt alle Wesen wie ein ’Meer’. Heinses Vorstellung vom ’Wesen der Wesen’ ist offenbar so fließend wie die Metapher des Meeres, mit der er es zu umschreiben versucht’ (M. L. Baeumer, ’Heinses angebliche Konversion und seine religiöse Anschauung’, in : Heinse-Studien, Stuttgart 1966, p. 27-28).
105 ’Wir traten wieder in das Pantheon. Und um diese Zeit muß man es sehen, wann die stille Dämmerung sich einsenkt! Da fühlt man unaussprechlich die Schönheit des Ganzen; die Masse wird noch einfacher für das Auge und erquickt es lieblich und heilig. Dann ist es so recht der weite hohe schönheitsvolle Zauberkreis, worin man von dem Erdgetümmel in die blauen heitern Lüfte oben wegverzückt wird, und schwebt, und in dem unermeßlichen Umfange des Himmels atmet, befreit von allen Banden.’, in : W. Heinse, op. cit., vol. 2, IV, p. 300.
106 ’Ein neues Pantheon wurde der Natur aufgeführt, ein Tempel der Sonne und den Getsirnen, ein Tempel der Erde, ein Tempel der Luft und einer auf Vorgebirg in die See hin thronend dem Vater Neptun, und dann noch ein Labyrinth angelegt von Zedern und Eichen zur künftigen schauervollen Nacht für Zweifler dem unbekannten Gotte. Der Tempel der Erde, der Tempel der Luft und das Labyrinth kamen nach Naxos, der Tempel der Erde in ein entzückendes Tal.’, in : ibid., vol. 2, V, p. 368.
107 Cf. supra p. 137, note 58.
108 ’Man könnte auf diese Weise aber wohl doch noch die sonderbare Meinung des Xenophanes und seiner Schüler Parmenides und Melissos erklären, daß Eins Alles und Alles Eins sei. Nämlich, aller Grundstoff ist sich gleich, nur die Form seines unendlichen Wesens verschieden.’, in : ibid., vol. 2, IV, p. 303. La philosophie de la nature qu’ont développé notamment Xénophane (v. 577-v. 485 av. J.-C.), fondateur de l’école d’Êlée, et Parménide (v. 504-v. 450 av. J.-C.) repose sur l’idée de ’l’unité’ de l’univers. Nous renvoyons ici à l’analyse détaillée de M. L. Baeumer (op. cit., p. 49- 91).
109 C’est cette même formule que reprendra Hölderlin dans son roman Hyperion : ’Eines zu sein mit Allem, das ist Leben der Gottheit, das ist der Himmel des Menschen.
Eines zu sein mit Allem, was lebt, in seliger Selbstvergessenheit wiederzukehren ins All der Natur, das ist der Gipfel der Gedanken und Freuden, das ist die heilige Bergeshöhe, der Ort der ewigen Ruhe, wo der Mittag seine Schwüle und der Donner seine Stimme verliert und das kochende Meer der Woge des Kornfelds gleicht’ (in : Sämtliche Werke, éd. par Friedrich Beissner, Stuttgart 1965, vol. 3, p. 9). Cf. ici Max L. Bauemer, op. cit., p. 76 sq.
110 Ainsi que l’expose Demetri, l’univers est sans cesse animé par le jeu des forces élémentaires qui le constituent : ’Durch Wirken und Gegenwirken ist das All in schönem Leben. Das Wesen äußert immer seine Kraft, so wie immer die Sterne leuchten und umeinander durch die Himmel schweben. Auch wann wir schlafen, bewegen wir unsern Erdball um seine Sonne. Wie vieles andre mag das Wesen in uns tun, ohne daß wir uns dessen bewußt sind und wofür die Sinnen keine Sprache haben! Unsre innige Vereinigung mit dem Ganzen herrscht immerfort, und wir sind nur zum Schein ein Teil davon; jedes besondre Ding ein Spiel, ein Mutwille des Wesens, und kann keinen Augenblick ohne das Ganze bestehen.’ (in : W. Heinse, op. cit., vol. 2, IV, p. 308).
111 Ce nouveau ’plaisir visuel’ (’Augenlust’) est souligné par Ardinghello dès le début de son voyage : ’Unsre Reise war eine immerwährende Augenlust. Wir haben den Weg über Monte Cassino genommen. Hier fühlt man recht die Schönheit von Italien und hat sinnlich vor sich, wie sich der Apennin in seiner ganzen Majestät durch dessen Mitte lagert, zur Erfrischung mit seinen luftigen und waldichten Gipfeln für den Sommer und reizenden Tälern und Ebnen an beiden Meeren für den Winter.’ (in : ibid., vol. 2, V, p. 348-349).
112 ’Sieh die Inseln der Glückseligkeit vor Dir, mit vor Verlangen kochendem Herzen nach ihrer Lust, von üppigem Mut alle Nerven geschwellt: und widerstehe mit kalter Überlegung der Gefahren, die vielleicht auf Dich warten, indes der günstigste Wind über Dir in den Wipfeln hinsäuselt!’, in : W. Heinse, ibid., vol. 2, IV, p. 203.