3. 3. 3. Une esthétique du mouvement

Nous rappellerons tout d’abord que la première description de paysage dans le roman, celle du lac de Garde, présentée plus haut510, présente déjà l’image d’une nature en mouvement : le soleil ’monte’ au-dessus de l’horizon (’Die Sonne kam herauf [...]’) et ’franchit’ la montagne (’[...] schritt kühn übers Gebirg [...]’) ; un souffle léger ’ride’ la surface de l’eau (’ein leises Wehen kräuselte die Wellen’) ; les vagues bercent l’esquif où se trouvent le narrateur et son compagnon, tandis que les jeux de lumière créent sans cesse de nouvelles ’scènes’. C’est à ces changements constants, à cet ondoiement continu que le lac doit sa beauté (’ein leises Wehen [...] weckte seine Schönheit auf und machte sie lebendig’), définie un peu plus loin comme ’l’harmonie la plus parfaite du mouvement’511.

Les représentations de paysage que l’on trouve, en plus grand nombre, dans la seconde partie du roman, se plient également à cette ’esthétique du mouvement’ que prône Ardinghello512. La description de la cascade du Velino, près de Terni, offre un bel exemple de cette mise en mouvement’ de la nature toute entière :

‘Der Wasserfall ist nun eine entzückende Vollkommenheit in seiner Art, und es mangelt nichts, ihn höchst reizend zu machen. Ein starker Strom [...] muß sich, gebändigt durch einen tiefen Kanal stürmend, in wilden Wogen wälzen, mit allerlei süßem lieblichen Gesträuch umpflanzt, als hohen grünen Eichen, Ahornen, Pappeln, Zypressen, Buchen, Eschen, Ulmen, Seekirschen, und in die greuliche Tiefe senkelrecht an die zweihundert Fuß hinabstürzen, daß der Wasserstaub davon noch höher von unten heraufschlägt. Alsdenn tobt er schäumend über Felsen fort, breitet sich aus, rauscht zürnend um grüne Bauminseln, und hastig schießt er in den Grund von dannen, zwischen zauberischen Gärten von selbstgewachsnen Pomeranzen, Zitronen und andern Frucht- und Ölbäumen.
Sein Fall dauert sieben bis acht Sekunden oder neun meiner gewöhnlichen Pulsschläge von der Höhe zur Tiefe. Das Aufschlagen in den zurückspringenden Wasserstaub macht einen heroisch süßen Ton und erquickt mit nie gehörter donnernder Musik und Verändrung von Klang und Bewegung die Ohren, und das Auge kann sich nicht müde sehen. (vol. 2, V, p. 345)’

La course précipitée du fleuve est traduite non seulement par des verbes de mouvement (’wälzen’, ’hinabstürzen’, ’heraufschlägt’, ’tobt [...] fort’, ’breitet sich aus’, ’schießt’), un artifice dont ont déjà usé Brockes et Klopstock513 et qui se double ici de participes présents employés comme adverbes (’stürmend’, ’schäumend’, ’zürnend’), mais également par une accumulation asyndétique de substantifs (’Eichen, Ahornen, Pappeln, Zypressen, Buchen, Eschen, Ulmen, Seekirschen’), ce qui permet de créer un effet d’accélération. Dans son journal rédigé lors de son voyage en Italie (1780-1785), Heinse recourt à ce même procédé lorsqu’il décrit la chute du Rhin à Schaffhouse :

‘Auch das bestgemahlte Bild von ihm [dem Rhein] wird immer todt bleiben. Die Heftigkeit der Bewegung giebt ihm das Leben, welches warm und kalt ans Herz greift, daß einem vor Entzücken und Furcht der Odem aussenbleibt. Man müßte ihn denn von oben herab mahlen, daß man sähe, was er wolle. Er will in die Tiefen der Mutter Erde, um sich mit ihr im Innern zu vereinigen. Ihr Fleisch und Gebein von außen hemmt ihn. Nun trift er Grund an, und will hinein; Felsen halten ihn auf; er stürmt, und führt mit Allgewalt seine Wogen an; schießt hernieder, und schäumt und sprudelt, und löst sich auf im Feuer der Liebe, daß sein Geist in den Lüften herum dampft. [...]’ ‘Der Perlenstaub [...] bildet ein so fürchterliches Ganzes mit dem Flug und Schuß und Drang, und An- und Abprallen, und Wirbeln und Sieben und Schäumen in der Tiefe, und dem Brausen und dem majestätischen Erdbebenartigen Krachen dazwischen, daß alle Tiziane, Rubense und Vernets vor der Natur müssen zu kleinen Kindern und lächerlichen Affen werden514.’

L’impuissance du peintre, aussi habile soit-il, à représenter un élément en mouvement est également relevée par Ardinghello, lorsqu’il compare une copie d’un tableau reproduisant la cascade du Velino à l’impression produite ’sur le vif’ par cette dernière :

‘Man hat ihn [den Wasserfall] schon abgemalt und zeigte mir gestern bei unsrer Ankunft die Kopie von dem Original. Aber gemalt bleibt er immer ein armseliges Fragment ohn alles Leben, weil kein Anschauer des Gemäldes, der die Natur nicht sah, sich auch mit der blühendsten Phantasie das hinzuzudenken vermag, was man nicht andeuten kann. Und überhaupt ist es Frechheit von einem Künstler, das vorstellen zu wollen, dessen Wesentliches bloß in Bewegung besteht. Tizian zeigt klüglich allen Wasserfall nur in Fernen an, wo die Bewegung sich verliert und stillezustehen scheint. (vol. 2, V, p. 346)’

Ainsi que l’a rappelé Lessing dans son Laokoon, la peinture, ayant pour objet des corps coexistant dans l’espace, est impropre à la représentation du mouvement, contrairement à la poésie qui, elle, obéit au principe de la succession temporelle515.

Toutefois, Lessing a souligné également les faiblesses d’une reproduction poétique, qui, lorsqu’elle s’applique à un objet, est contrainte de le représenter successivement, dans ses différentes parties. Une telle décomposition nuit à l’unité de la représentation, comme nous avons pu le constater chez Brockes516. Heinse, quant à lui, pare à ce défaut caractéristique de la Naturlyrik du début du XVIIIe siècle non pas en enchaînant différentes vues précises de la cascade du Velino, mais en essayant de traduire, grâce aux procédés stylistiques que nous avons relevés plus haut, le mouvement inhérent à cet élément. Ardinghello choisit d’adopter à cet effet un point de vue situé en hauteur :

‘Gestern abend kamen wir durch den rauhen Wald und das wilde Gbirg von Spoleto hier an, und diesen Morgen sind wir gleich nach dem neuen Sturz des Velino in aller Frühe ausgezogen. Wir wollten ihn zuerst von oben betrachten. (ibid., p. 344-345)’

Cette position permet de suivre du regard la course du fleuve, ce que Heinse, dans son journal, recommande au peintre (’man müßte ihn denn von oben herab mahlen, daß man sähe, was er wolle’), et de saisir ’d’un coup’, sans aucune ’dispersion’, l’ensemble des éléments constituant le panorama :

‘Gewiß aber läßt es sich mit keinem andern vergleichen und ist einzig in seiner Art; die große Natur der herrlichen Gebirge herum, der frische Reiz und die liebliche Zierde der den Sturz vor dem Fall umfassenden Bäume, das einfache Ganze, was das Auge so entzückt, auf einmal ohne alle Zerstreuung, so wollüstig verziert und doch so völlig wie kunstlos, nährt des Menschen Geist wie lauter kräftiger Kern. (ibid., p. 346)’

La volonté d’éviter toute dispersion du regard nous rappelle le poème didactique de Brockes ’Bewährtes Mittel für die Augen’, où nous avons d’ailleurs relevé le terme ’zerstreuen’517. Néanmoins, au lieu de recourir, comme Brockes, à la technique de la ’vue-cadre’ (Rahmenschau) afin de remédier à cette dispersion, Heinse s’attache essentiellement à rendre l’impression saisissante que produit la rapidité du fleuve. Car, ainsi qu’il le note dans son journal à propos de la chute du Rhin, c’est avant tout au ’sentiment’ du spectateur, et non à sa perception visuelle, que s’adresse un tel spectacle :

‘Es ist der Rheinstrom, und man steht davor wie vor dem Innbegriff aller Quellen, so aufgelöst ist er; und doch sind die Massen so stark, daß sie das Gefühl statt des Auges ergreiffen, und die Bewegung so trümmernd heftig, daß dieser Sinn ihr nicht nach kann, und die Empfindung immer neu bleibt, und ewig schauervoll und entzückend.
Man hört und fühlt sich selbst nicht mehr, das Auge sieht nicht mehr, und läßt nur Eindruck auf sich machen; so wird man ergriffen, und von nie empfundnen Regungen durchdrungen518.’

À l’enchaînement de différents ’tableaux’ rigoureusement structurés, un mode de représentation inauguré par Brockes, est préférée ici une succession ’d’impressions’, de ’sentiments’, conformément à ce que Lessing attendait du poème de E. v. Kleist ’Der Frühling’519.

Cette analyse nous a permis, dans un premier temps, de mettre en évidence différents mode de perception d’un fragment du monde sensible, saisi à travers le prisme de l’art, de la littérature, ou bien encore de la culture. Cette médiation témoigne de la permanence d’une subordination de l’image comme pictura à un discours auquel elle n’est, certes, plus explicitement rattachée, comme c’était le cas dans la poésie baroque et même encore dans la littérature du début du XVIIIe siècle, mais auquel elle reste implicitement associée520.

Nous avons constaté ensuite que l’expression d’un sentiment extatique de la nature, étroitement liée à la découverte d’un spectacle ’sublime’, non plus celui des Alpes comme chez Haller par exemple, mais celui de la mer infinie, tendait néanmoins à reléguer progressivement au second plan les considérations philosophiques et esthétiques qui abondent dans la première partie du roman.

C’est également dans ce texte que nous avons trouvé, pour la première fois, une description de paysage (celle du lac de Garde) qui, par l’équilibre de ses composantes spatiales et symboliques, répond aux critères distinctifs que nous avons proposés au début de notre étude. Plus encore, la mise en oeuvre d’une esthétique du mouvement, sous-tendue par une conception à la fois panthéiste et dynamique de la nature (’Eins zu sein und Alles zu werden, was uns in der Natur entzückt’), semble résoudre le problème qu’a pointé Lessing, avec la résonance que l’on sait, dans son Laokoon. Le problème, lié au mode nécessairement consécutif du discours poétique, de l’unité du paysage est en effet contourné chez Heinse par l’adoption d’une représentation non plus seulement mimétique, mais essentiellement subjective, consacrée à l’expression de ’sentiments’. Car, comme le rappelle Ardinghello, la nature, faute de pouvoir être reproduite précisément, doit être ’ressentie’ :

‘Man kann die Natur nicht abschreiben; sie muß empfunden werden, in den Verstand übergehen und von dem ganzen Menschen wieder neu geboren werden. Alsdenn kommen allein die bedeutenden Teile und lebendigen Formen und Gestalten heraus, die das Herz ergreifen und die Sinnen entzücken [...]. (vol. 1, III, p. 193)’

L’analogie frappante de ces propos avec ceux que tiendra Sternbald, personnage central du roman de L. Tieck Franz Sternbalds Wanderungen (1798)521, lorsqu’il défendra une conception plus personnelle de la peinture de paysage, démontre l’influence du roman de Heinse sur l’élaboration d’une nouvelle esthétique du paysage dans la littérature romantique allemande. En optant pour une perspective ’intérieure’, Heinse anticipe en effet sur la réflexion que mènera Jean Paul, dans son essai Vorschule der Ästhetik (1804), sur l’essence de la ’poésie paysagiste’ (poetische Landschaftsmalerei). Ainsi que nous le constaterons dans le chapitre suivant, Jean Paul recommandera en effet au poète d’unifier sa représentation du paysage par la force du sentiment.

Notes
510.

113 Cf. supra p. 147.

511.

114 ’Schönheit ist die vollkommenste Harmonie der Bewegung, und die Seele erkennt darin ihren reinsten Zustand.’, in : op. cit., Livre 1, III, p. 179.

512.

115 Nous renvoyons ici au long débat esthétique qui clôt la première partie du roman (cf. p. 164 sq.).

513.

116 Cf. supra : 2. 2. 3., p. 92 sq.

514.

117 W. Heinse, Tagebücher von 1780 bis 1800, in : Sämmtliche Werke, op. cit., vol. 7, p. 23-24.

515.

118 L’analyse de Lessing est d’ailleurs littéralement reprise, dans ses grandes lignes, dans la lettre de Ardinghello (adressée de Rome) qui clôt le premier volume du roman (cf. vol. 1, III, p. 171 sq.).

516.

119 Cf. supra p. 86 sq.

517.

120 Cf. supra p. 79 (’Es scheint, als ob sich die Gedanken, so wie der Augen Strahl, zerstreuen [...]’).

518.

121 W. Heinse, Tagebücher von 1780 bis 1800, op. cit., p. 25.

519.

122 Cf. supra p. 115.

520.

123 Parfois même, la finalité discursive de la contemplation de la nature est encore expressément formulée, comme dans ce passage, situé au début du roman : ’Wir machten noch vor Schlafengehen aus, den andern Morgen auf dem See ins Gebirg hinein zu schiffen und zum Mittagsmahl das Gehörige mitzunehmen; ich brannte vor Verlangen, mehr und alles von ihm [Ardinghello] zu erfahren.’ (in : op. cit., vol. 1, I, p. 51). La mise en scène du paysage reste ainsi justifiée ici par le récit de Ardinghello (p. 53 sq.) qui, au sein de ce ’théâtre superbe’ qu’offre la montagne (une métaphore qui, là encore, est l’indice d’une forme de médiation esthétique de la perception de la réalité), consent à révéler au narrateur ses origines. Il y a ainsi une équivalence entre la mise en scène du paysage et celle du personnage lui-même.

124 Nous reveindrons plus loin, au cours de notre analyse du récit de Tieck Die Freunde, sur ce texte programmatique. Cf. infra : 4. 2. 3., p. 220.

521.