3. 4. Bilan

Dans les premières décennies du XVIIIe siècle a débuté une conquête sans laquelle le paysage, caractérisé, comme nous l’avons vu, par la relation instaurée entre un morceau de nature et la conscience du spectateur, ne pourrait voir le jour : la conquête progressive de la nature par l’âme de l’individu. Sous l’influence du piétisme en particulier522, les poètes du début du XVIIIe siècle ont découvert un sentiment de la nature auquel, au nom d’une réserve à la fois éthique et théologique, ils n’osaient encore s’abandonner totalement. Leurs représentations restaient ainsi soumises à un discours dont ils se servaient comme d’un rempart contre toute ’invasion’ du sentiment.

Les poètes de l’Empfindsamkeit substituent peu à peu à l’éloge du Créateur celui du ’coeur’. C’est dans sa relation avec une âme soeur, et non plus directement avec Dieu, que l’individu découvre les vertus du sentiment. Les odes que Klopstock consacre au thème de l’amitié (’Freundschaftsoden’), au rang desquelles figure notamment ’Der Zürchersee’, témoignent de cette sécularisation progressive.

L’étape suivante est franchie lorsque l’exaltation de l’omnipotence divine et celle du ’langage du coeur’ (chez Klopstock par exemple) n’est plus la finalité première de la représentation poétique. À la communion de l’âme tout d’abord avec Dieu, puis avec une âme soeur se substitue peu à peu celle de l’individu avec la nature. Ainsi, comme le souligne très justement A. Langen, la nature, conquise ’par et pour l’âme’523, devient la ’voix et l’écho’ du coeur humain :

‘Die Landschaft wird subjektiv, wird durchseelt, Stimme und Echo des Menschenherzens. Wie einst die Seele und der Gott, so stehen sich nun Mensch und Landschaft einander gegenüber wie geöffnete Spiegel, wie einander rufende und antwortende Abgründe, ja, in einer neuen, weltlichen Unio mystica verschmelzen Mensch und Natur ineinander524.’

La réalisation de cette fusion mystique entre l’homme et la nature dans le roman de Goethe Die Leiden des jungen Werther, telle que l’expose, en particulier, la lettre du 10 mai, se solde néanmoins, comme nous l’avons souligné plus haut, par un affaiblissement de l’acuité visuelle. En d’autres termes, la traduction d’un sentiment extatique du paysage semble s’opérer, dans un premier temps, au détriment de l’organisation structurelle de la représentation. Ce processus préromantique d’intériorisation excessive donne naissance à un ’paysage du moi’ (Ichlandschaft), comme le nomme R. Beitl, soit à une forme de représentation qui se distingue avant tout par son substrat symbolique.

L’attention portée à la structuration spatiale du paysage dans le roman de W. Heinse Ardinghello permet d’effectuer un premier ’rééquilibrage’ de la représentation, fondée, en partie, sur les récits de voyage qu’effectua l’auteur. Toutefois, le choix d’une perspective non plus picturale, mais ’sentimentale’, telle que la définira Jean Paul, détermine l’avènement d’un paysage ’intérieur’, garant de l’unité de la représentation.

Notes
522.

125 Comme nous l’avons indiqué plus haut, la littérature anglaise a également contribué au développement du sentiment de la nature à cette époque. Rappelons que le terme de Empfindsamkeit provient de la traduction que proposa Lessing en 1768 pour le titre du roman de L. Sterne Sentimental Journey , paru la même année : Empfindsame Reise.

523.

126 ’[...] die Natur wird durch die Seele, für die Seele erobert.’, in : A. Langen, op. cit., p. 118.

127 Ibid., p. 118-119.

524.