4. 1. 1. La conception jean-paulienne de la ’poésie paysagiste’

- Une ’unité intérieure’

C’est en se référant aux descriptions des récits de voyage que Jean Paul commence par condamner la technique de l’inventaire à laquelle recouraient, ainsi que nous avons pu le constater, les poètes du début du XVIIIe siècle. L’auteur affirme en effet que le ’déversement chaotique’ des différents éléments d’un même paysage ne peut que nuire à l’unité de l’ensemble :

‘Aus den Landschaften der Reisebeschreiber kann der Dichter lernen, was er in den seinigen auszulassen habe; wie wenig das Ausschütten von Bergen, Flüssen, Dörfern und die Vermessungen der einzelnen Beete und Gewächse, kurz, der dunkle Schutthaufe übereinander liegender Farben sich von selber in ein leichtes Gemälde ausbreite530.’

La tentation d’énumérer tour à tour les diverses composantes d’un paysage que le regard perçoit, au contraire, ’d’un seul coup’, comme l’avait souligné Haller dans son poème ’Die Alpen’, s’explique tout naturellement par la difficulté, propre au mode d’expression poétique, à représenter simultanément des objets coexistant dans l’espace.

Cependant, selon Jean Paul, le poète ne doit pas renoncer pour autant à conférer à sa représentation une ’unité picturale’, seul moyen de rivaliser encore avec le peintre de paysage :

‘Hier allein gilt Simonides’ Gleichsetzen der Poesie und Malerei; eine dichterische Landschaft muß ein malerisches Ganzes machen; die fremde Phantasie muß nicht erst mühsam, wie auf einer Bühne, Felsen und Baumwände aneinander zu schieben brauchen, um dann einige Schritte davon die Stellung anzuschauen : sondern ihr muß unwillkürlich die Landschaft, wie von einem Berge bei aufgehendem Morgenlicht, sich mit Höhen und Tiefen entwickeln531.’

Un ’paysage poétique’ ne doit pas devoir sa cohérence au seul travail de l’imagination du spectateur, qui assemblerait un à un, et à grand peine, les différents éléments du paysage comme autant de toiles d’un même décor. Toutefois, cette exigence d’un déploiement ’spontané’ (’unwillkürlich’) du paysage nous semble difficilement compatible avec le travail de construction visuelle que requiert, comme nous l’avons souligné au cours de notre analyse théorique, la perception d’un fragment de nature.

En fait, Jean Paul semble contourner cette difficulté en recommandant au poète non plus de chercher à représenter la nature dans son ’inépuisable abondance’, à la manière de Brockes notamment532, mais de donner à sa représentation une ’unité intérieure’ :

‘Dazu kommt : in der äußern Natur erhöht die Fortwirkung des ausgebreiteten lebendigen Ganzen jeden Lichtstreif, jeden Berg und jeden Vogelton, und jede Stimme wird von einem Chore begleitet; aber der poetischen Landschaft, welche nur Einzelnes nach Einzelnem aufbreitet, würde das steigende Ganze völlig mangeln und jede Einzelheit unbegleitet und nackt dastehen, wenn nicht ein inneres poetisches Ganzes der Empfindung das äußere erstattete und so jedem kleinen Zuge seine Mitgewalt anwiese und gäbe533.’

Seul le ’ Tout poétique intérieur du sentiment ’, substitué par défaut à celui du monde extérieur, permet de donner au ’tableau de paysage’ poétique sa cohérence interne. En d’autres termes, c’est par une représentation non plus mimétique, mais subjective que le poète parvient à évoquer, sans nécessairement le décomposer, le paysage comme un ’Tout’, concept central dans l’esthétique jean-paulienne.

Ainsi, de même que Lessing, en se référant notamment au poème de E. v. Kleist ’Der Frühling’, voyait dans l’expression de sentiments un moyen de pallier les insuffisances du mode de représentation poétique534, reposant nécessairement sur la successivité, Jean Paul recommande au poète d’unifier sa représentation par la force du sentiment. Il satisfait ainsi à l’exigence de cohésion de la représentation, obtenue en peinture grâce à la perspective centrale, en instaurant un point de vue subjectif unique, comme le souligne A. Koschorke :

‘Das poetische Äquivalent zur Bildeinheit der Zentralperspektive liegt weniger in der Betonung einer unverrückbaren Betrachterposition und Extrovertiertheit als in dem, was Jean Paul [...] ’ein inneres poetisches Ganzes der Empfindung’ genannt hat535.’

À la subordination de la représentation picturale à un point de vue fixe, situé à une distance finie du tableau, répond, chez Jean Paul, celle de la description littéraire au sentiment d’un personnage. Il affirme ainsi que nous ne percevons la nature ’dans son ensemble’ que par les yeux des acteurs du récit536.

Toutefois, cette nouvelle ’perspective sentimentale’ fait appel non plus à la vue, nécessairement limitée au champ de l’expérience sensible, mais à l’imagination, dotée d’une capacité synthétique infinie :

‘Die Phantasie macht alle Teile zu Ganzen – statt daß die übrigen Kräfte und die Erfahrung aus dem Naturbuche nur Blätter reißen – und alle Weltteile zu Welten, sie totalisiert alles, auch das unendliche All [...]537.’

En usant du pouvoir illimité de l’imagination, de sa ’magie naturelle’538, le spectateur parvient à saisir la nature non plus partiellement, mais dans sa globalité, c’est-à-dire non telle que la perçoivent ’réellement’ nos sens, mais telle que nous l’imaginons dans toute son infinité.

C’est sur cette capacité, propre à l’imagination, d’embrasser l’infini que repose le caractère ’sublime’ de la nature, ainsi que l’expose Jean Paul, en s’inspirant des réflexions de Kant sur le sentiment du sublime, dans son essai Über die natürliche Magie der Einbildungskraft :

‘Was nun unserem Sinne des Grenzenlosen [...] die scharfabgeteilten Felder der Natur verweigern, das vergönnen ihm die schwimmenden nebligen elysischen der Phantasie. Kant setzet schon das Erhabene der Dichtkunst und der Natur in ein angeschauetes Unendliche. Die Natur zwar selber als Sinnengegenstand ist nicht erhaben, d. h. unendlich, weil sie alle ihre Massen wenigstens mit optischen Grenzen scharf abschneidet, das unabsehliche Meer mit Nebel oder Morgenrot, den unergründlichen Himmel mit Blau, die Abgründe mit Schwarz. Gleichwohl sind das Meer, der Himmel, der Abgrund erhaben; aber nicht durch die Gabe der Sinne, sondern der Phantasie, die sich an die optischen Grenzen, an jene scheinbare Grenzenlosigkeit hinstellet, um in eine wahre hinüberzuschauen539.’

De même que Kant, dans son ouvrage Kritik der ästhetischen Urteilskraft, affirmait que le sublime ne pouvait être contenu dans une forme sensible, impropre à la représentation de l’illimité et à la pensée de sa totalité540, Jean Paul souligne l’incapacité de la nature, composée d’éléments clairement circonscrits par la vue, de faire naître un authentique sentiment de l’infini. Seule l’imagination confère au spectacle grandiose de la ’mer s’étendant à perte de vue’ ou du ’ciel insondable’ un caractère ’sublime’541. Nous relèverons ici l’opposition, qui rappelle l’ancienne dualité chrétienne du matériel et du spirituel, entre l’infini ’apparent’ (’scheinbare Grenzenlosigkeit’) du monde sensible et l’infini ’réel’ (wahre [Grenzenlosigkeit]’), qui est celui de l’imagination, de la construction intellectuelle.

Ainsi, l’expédient auquel propose de recourir Jean Paul afin de sauvegarder l’unité de la représentation poétique du paysage, procédé que nous avons tout d’abord comparé à celui de la perspective centrale en peinture, contribue finalement à rehausser non le ’réalisme’ de la représentation, mais sa poétisation et son ’ infinitisation ’, rendues possibles par le libre jeu de l’imagination.

Ce renversement du principe mimétique, que Jean Paul ne cesse de souligner, en particulier dans son essai sur l’imagination542, apparaît très nettement dans le petit texte inséré dans l’appendice du roman Der Komet(1820-1822) et intitulé Geistige Erhabenheit der Berge. L’auteur reconnaît tout d’abord la nécessité d’observer la nature à distance :

‘Ein Berg gewinnt erst durch die Ferne seine Erhabenheit; in der Nähe wäre ein hochsteiler bloß eine Aufeinanderbauung von Türmen, und ihm gingen zu seiner romantischen Größenmessung der waagrechte Maßstab und die Wolken unter seinem Gipfel ab543.’

La grandeur ’romantique’ des massifs ne peut être mesurée qu’avec un certain recul, non seulement physique (éloignement du spectateur), mais intellectuel (effort de re-présentation)544.

Néanmoins, cette mise à distance du spectacle contemplé n’est pas au service d’une évaluation ’réelle’ de sa grandeur. Au contraire, l’adoption d’un point de vue distant sert avant tout de tremplin à l’imagination du spectateur, soustrait à son ’cercle étroit’ par la contemplation de lointains infiniment reculés :

‘Romantisch erhaben ist eigentlich weniger der Berg als das Gebirg; nur dieses steht als die lange Gartenmauer vor fernen länderbreiten Paradiesen da, und wir steigen mit der Phantasie aus unserem beengten Bezirk hinauf auf die Scheidewand und schauen hinunter und hinein in das ausgelegte Länder-Eden545.’

Le rôle attribué à l’imagination, joint à la métaphore du ’long mur de jardin’ (’die lange Gartenmauer’) qu’elle permet de franchir, rappelle la technique utilisée, dans un autre contexte, par les dramaturges antiques et classiques pour rapporter une action qui, essentiellement pour des raisons éthiques, ne pouvait être représentée sur scène, la teichoscopie (Mauerschau). Usant du pouvoir de son imagination, le spectateur accède aux ’vastes paradis lointains’ que masque la chaîne de montagnes. Le paysage, que le spectateur ’pressent’ plus qu’il ne le perçoit réellement, revêt ainsi une dimension métaphysique, soulignée par la référence au paradis originel (’in das ausgelegte Länder-Eden’).

Ainsi, la recherche d’une unité du paysage poétique chez Jean Paul tend paradoxalement à effacer les contours du monde sensible, au profit d’une idéalisation considérée comme la valeur intrinsèque de toute véritable poésie, comme en témoigne ce passage extrait de l’essai Über die natürliche Magie der Einbildungskraft :

‘Das Idealische in der Poesie ist nichts anders als diese vorgespielte Unendlichkeit; ohne diese Unendlichkeit gibt die Poesie nur platte abgefärbte Schieferabdrücke, aber keine Blumenstücke der hohen Natur. Folglich muß alle Poesie idealisieren: die Teile müssen wirklich, aber das Ganze idealisch sein546.’

C’est sur cette idéalisation du paysage, qui revient à donner l’illusion de l’infini (’diese vorgespielte Unendlichkeit’), que repose l’unité du paysage poétique. Nous retrouverons ce même jeu du réel et de l’idéal (’[...] die Teile müssen wirklich, aber das Ganze idealisch sein’), appliqué non plus à une ’romantisation’ du monde, mais à l’expression de son essence symbolique, dans le récit de Goethe intitulé Novelle 547 et analysé plus loin.

Les réflexions de Jean Paul sur la nature de la poésie paysagiste, associées à celles qu’expose son traité sur la ’ magie naturelle de l’imagination ’, nous permettent de relever le changement qui s’opère, au tournant du XIXe siècle, dans la littérature allemande. Notre étude de textes parus à cette même époque démontrera la prégnance des options théoriques de Jean Paul, telles que l’abandon d’une représentation mimétique au profit d’un paysage plus ’intérieur’, subordonné au point de vue subjectif du spectateur, et l’adoption d’une nouvelle poétique des ’lointains invisibles’.

Toutefois, avant de présenter les nouvelles formes de la représentation du paysage dans la littérature romantique, nous nous proposons d’illustrer l’analyse théorique de Jean Paul par une description de paysage extraite de son roman Siebenkäs (1796-1797). Nous verrons ainsi, dans le contexte d’une situation narrative, par quels procédés spécifiques l’écrivain parvient à réaliser, en pratique, ce ’Tout poétique intérieur du sentiment’ qui constitue la clef de voûte de l’esthétique jean-paulienne.

Notes
530.

6 Ibid., p. 289.

531.

7 Ibid.

532.

8 ’Wird uns die Natur roh und reich ohne ein fremdes milderndes Auge nahe vor unseres geschoben, folglich mit der ganzen Zerstreuung durch ihre unabsehliche Fülle : so bekommen wir einen Brockes, Hirschfeld und zum Teil einen Thomson und Kleist ; jedes Laub-Blatt wird eine Welt, aber doch will der Fehl-Dichter uns durch eine Laubholzwaldung durchzerren.’, in : ibid.

533.

9 Ibid., p. 289-290 (termes soulignés par nous).

534.

10 Cf. supra : 2. 2. 4., p. 115.

535.

11 A. Koschorke, Die Geschichte des Horizonts [...], op. cit., p. 137.

536.

12 ’Wir sehen die ganze Natur nur mit den Augen der epischen Spieler.’, in : Jean Paul, op. cit., p. 289.

537.

13 Ibid., p. 47.

14 Nous nous référons ici à l’essai de Jean Paul intitulé Über die natürliche Magie der Einbildungskraft et inséré dans le roman Leben des Quintus Fixlein (1796), essai dans lequel l’auteur démontre la supériorité de l’imagination sur les sens dont dispose l’individu. Jean Paul affirme notamment : ’ Die fünf Sinne heben mir außerhalb, die Phantasie innerhalb meines Kopfes einen Blumengarten vor die Seele; jene gestalten und malen, diese tut es auch; jene drücken die Natur mit fünf verschiedenen Platten ab, diese als sensorium commune liefert sie alle mit einer. [...] Da der Spielraum der Sinne enger ist als der Phantasie: so entsteht die Täuschung, daß wir uns jene nur in den Ketten des Körpers und diese nur in den Zügeln des Willens denken, da wir doch ebensowohl in einem fort phantasieren als empfinden müssen. ’ (in : Jean Paul, Werke, op. cit., vol. 4, p. 195).

538.

15 Ibid., p. 200-201 (termes soulignés par nous).

539.

16 Nous renvoyons notamment à l’alinéa 26 de ’L’analytique du sublime’ et, plus précisément, au passage suivant : ’Das Unendliche aber ist schlechthin [...] groß. Mit diesem verglichen ist alles andere [...] klein. Aber, was das Vornehmste ist, es als ein Ganzes auch nur denken zu können, zeigt ein Vermögen des Gemüts an, welches allen Maßstab der Sinne übertrifft. [...] Erhaben ist also die Natur in derjenigen ihrer Erscheinungen, deren Anschauung die Idee ihrer Unendlichkeit bei sich führt. ’ (I. Kant, op. cit., in : Werke in sechs Bänden, op. cit., p. 341-342).

540.
541.

17 C’est sur ce point que l’analyse de Jean Paul diverge de celle de Kant, dans la mesure où, chez ce dernier, la puissance de l’imagination, révélée par la contemplation du sublime, reste subordonnée aux ’Idées de la raison’, ainsi que le rappelle Kant dans le passage suivant : ’Wer wollte auch ungestalte Gebirgsmassen, in wilder Unordung über einander getürmt, mit ihren Eispyramiden, oder die düstere tobende See, u.s.w. erhaben nennen? Aber das Gemüt fühlt sich in seiner eigenen Beurteilung gehoben, wenn, indem es sich in der Betrachtung derselben, ohne Rücksicht auf ihre Form, der Einbildungskraft, und einer, obschon ganz ohne bestimmten Zweck damit in Verbindung gesetzten, jene bloß erweiternden Vernunft, überläßt, die ganze Macht der Einbildungskraft dennoch ihren Ideen unangemessen findet. ’ (in : ibid., p. 343).

542.

18 ’ [...] die Nachahmung der Natur ist noch keine Dichtkunst, weil die Kopie nicht mehr enthalten kann als das Urbild. ’, in :  ’Über die natürliche Magie der Einbildungskraft’, op. cit., p. 202.

543.

19 Jean Paul, ’Geistige Erhabenheit der Berge’, in : Der Komet (Anhang der ernsten Ausschweife für Leserinnen), in : Werke, op. cit., vol. 6, p. 669.

544.

20 C’est précisément ce que recherchait Savary, ainsi que le relève Kant, lorsqu’il recommandait au spectateur des Pyramides d’Égypte de se placer à mi-distance, afin de ressentir toute ’l’émotion de leur grandeur’ : ’Daraus läßt sich erklären, was Savary in seinen Nachrichten von Ägypten anmerkt: daß man den Pyramiden nicht sehr nahe kommen, eben so wenig als zu weit davon entfernt sein müsse, um die ganze Rührung von ihrer Größe zu bekommen. ’, in : I. Kant, Kritik der ästhetischen Urteilskraft, op. cit., p. 338.

545.

21 Jean Paul, Geistige Erhabenheit der Berge, op. cit., p. 669.

546.

22 Jean Paul, op. cit., p. 202.

23 Cf. infra : 5. 1., p. 263 sq.

547.