- L’écriture sentimentale du paysage romantique

Le récit de la vie de l’avocat des pauvres Siebenkäs est marqué notamment par son départ du bourg d’Empire de Kuhschnappel, un monde à la fois borné et stérile, qui semble interdire tout épanouissement personnel. Le sentiment d’échec que ressent le héros dans la première partie du roman, à la suite de ses déconvenues artistiques et conjugales, s’estompe à mesure que progresse son voyage :

‘Durch das Gehen nahm das Schwindeln mehr ab als zu. In der Seele stieg eine überirdische Sonne mit der zweiten am Himmel. In jedem Tal, in jedem Wäldchen, auf jeder Höhe warf er einige pressende Ringe von der engen Puppe des winterlichen Lebens und Kummers ab und faltete die nassen Ober- und Unterflügel auf und ließ sich von den Mailüften mit vier ausgedehnten Schwingen in den Himmel unter tiefere Tagschmetterlinge und über höhere Blumen wehen548.’

Loin de susciter ce vertige des hauteurs qui, au début du XVIIIe siècle, contraignait encore le spectateur à fermer les yeux549, l’ascension de Siebenkäs, que la métaphore du ’soleil supraterrestre’ (’eine überirdische Sonne’) nous invite à saisir au sens religieux du terme, est vécue comme une véritable métamorphose. Telle une chrysalide, il se libère de l’emprise inhibitrice d’une existence citadine et petite-bourgeoise et se laisse transporter par la contemplation de la nature printanière dans un monde supérieur, comme délesté de toute pesanteur. La conception du paysage comme un Tout semble se traduire ici par une évolution du mode de narration, caractérisé par l’emprise progressive des métaphores interprétatives sur la description concrète du monde sensible.

Néanmoins, la vision d’une plaine infinie, ’regorgeant de forces neuves’550, procure à Siebenkäs (prénommé Firmian), vivifié par ce spectacle, une telle ivresse qu’il éprouve le besoin de se retirer dans une hutte de paysan afin de reprendre ses esprits :

‘Firmian ruhte in einer Bauerhütte von diesem zweistündigen Rausch des Herzens aus. Der brausende Geist dieses Freudenkelchs stieg einem Kranken wie ihm leichter in das Herz, wie andern Kranken in den Kopf551.’

Cette pause salutaire démontre qu’au début du XIXe siècle, en dépit du culte du sentiment instauré par l’Empfindsamkeit et de l’affirmation de la toute-puissance du moi par les Stürmer und Dränger dans les décennies précédentes, l’abandon au sentiment de la nature ne va toujours pas de soi. Qu’elles soient de nature religieuse, comme chez Pétrarque ou bien encore chez les poètes baroques, ou qu’elles soient dictées par la raison faisant valoir ses droits, ainsi que l’atteste la Naturlyrik du début du XVIIIe siècle, certaines réserves continuent à retenir le spectateur de s’abîmer librement dans la contemplation de la nature. Il suffit de ’deux heures d’ivresse du coeur’ (’diesem zweistündigen Rausch des Herzens’) pour que l’exaltation initialement ressentie revête, comme le note A. Montandon552 , un caractère pathologique.

Toutefois, chez Jean Paul, cette halte semble destinée non pas tant à préserver le spectateur d’un trop-plein d’émotions qu’à le préparer à franchir une ultime étape, celle de la fusion de l’âme dans la Nature. La mise en scène de cette expérience spirituelle est soulignée par le passage d’un lieu clos et sombre – la hutte de paysan – à un espace ouvert et lumineux :

‘Als er wieder ins Freie trat, lösete sich der Glanz in Helle auf, die Begeisterung in Heiterkeit. Jeder rote hängende Maikäfer und jedes rote Kirchendach und jeder schillernde Strom, der Funken und Sterne sprühte, warf fröhliche Lichter und hohe Farben in seine Seele553.’

Cette théâtralisation du paysage est associée à une sérénité (’Heiterkeit’) et à une clairvoyance nouvelles, que souligne la reprise anaphorique du pronom ’jede[r]’ (’jeder rote hängende Maikäfer’, ’jedes rote Kirchendach’, ’jeder schillernde Strom’), comme si le spectateur, privé pendant quelque temps du spectacle de la nature, découvrait tout à coup, d’un regard neuf, le monde qui l’entoure554. L’ivresse immodérée que suscite tout d’abord la perception des forces cosmiques555 fait ainsi place à un sentiment de communion avec la nature (’[...] warf fröhliche Lichter und hohe Farben in seine Seele’).

Dès lors que sont réunies toutes les conditions nécessaires à son orchestration, la ’symphonie sentimentale ’ de la nature peut débuter :

‘Wenn er in den laut atmenden und schnaubenden Waldungen das Schreien der Köhler und das Widerhallen der Peitschen und das Krachen fallender Bäume vernahm – wenn er dann hinaustrat und die weißen Schlösser anschauete und die weißen Straßen, die wie Sternbilder und Milchstraßen den tiefen Grund aus Grün durchschnitten, und die glänzenden Wolkenflocken im tiefen Blau – und wenn die Funkenblitze bald von Bäumen tropften, bald aus Bächen stäubten, bald über ferne Sägen glitten: - so konnte ja wohl kein dunstiger Winkel seiner Seele, keine umstellte Ecke mehr ohne Sonnenschein und Frühling bleiben, das nur im feuchten Schatten wachsende Moos der nagenden zehrenden Sorge fiel im Freien von seinen Brot- und Freiheitsbäumen ab, und seine Seele mußte ja in die tausend um ihn fliegenden und sumsenden Singstimmen einfallen und mitsingen: das Leben ist schön, und die Jugend ist noch schöner, und der Frühling ist am allerschönsten556.’

À première vue, cette ample description échappe à grand peine à ce danger que Jean Paul cherche précisément à conjurer dans ses réflexions théoriques : celui d’une énumération fastidieuse. En réalité, le narrateur pare à l’éventualité d’un ’déversement’ anarchique en déroulant une période qui rappelle, certes, celle de la lettre du 10 mai dans Werther, mais qui se distingue par son rythme ternaire. Cette cadence, annoncée tout d’abord, dans le passage cité précédemment, par la triple reprise du pronom ’jede[r]’, est suggérée non seulement par la répétition de la conjonction de subordination ’wenn’, puis par celle de l’adverbe ’bald’, mais également par la distribution ternaire des éléments composant le paysage, qu’ils soient purement auditifs (’das Schreien’, ’das Widerhallen’, ’das Krachen’) ou visuels (’von Bäumen’, ’aus Bächen’, ’über ferne Sägen’). C’est sur ce rythme, martelé une dernière fois par la surenchère finale (’schön’, ’noch schöner’, ’am allerschönsten’), que repose l’unité de la représentation, organisée en trois temps successifs. L’exaltation croissante du spectateur, traduite par le crescendo de la protase, aboutit, dans l’apodose, au concert de l’âme et de la nature (’seine Seele mußte ja in die [...] Singstimmen einfallen und mitsingen’). Cet unisson s’achève par un éloge hyperbolique dont le dernier terme, le ’printemps’, point d’orgue de la clausule, l’emporte en beauté sur la ’vie’ et la ’jeunesse’. L’apparente dispersion des éléments composant cette description est ainsi corrigée par une ordonnance tripartite, à laquelle correspondent trois mouvements  intérieurs : l’ivresse, la communion et le plaisir esthétique.

La réalisation de ce ’Tout poétique intérieur du sentiment’ dont Jean Paul vante la vertu synthétique dans son ouvrage Vorschule der Ästhetik s’accompagne également d’une déréalisation du paysage. En effet, la préférence accordée à ses composantes sonores, traitées comme des éléments en soi (comme l’indiquent les substantifs ’das Schreien’, ’das Widerhallen’, ’das Krachen’), souvent au détriment d’une caractérisation plus plastique (’in den laut atmenden und schnaubenden Waldungen’), ainsi que l’accumulation d’images insolites qui génèrent des visions tantôt cosmiques (le sillon blanc que tracent les châteaux et les routes évoque ainsi celui des constellations et des voies lactées), tantôt poétiques (’ wenn die Funkenblitze [...] bald über ferne Sägen glitten ’) confèrent à cette représentation un caractère irréel.

Cependant, nous ne pouvons conclure pour autant à un défaut de spatialité dans cette description, non seulement parce que, si tel était le cas, nous ne serions plus autorisés à employer ici le terme de paysage557, mais également parce que cela reviendrait à négliger le rôle des préfixes verbaux et des prépositions spatiales dans ce passage. Les premiers permettent en effet de préciser la direction empruntée par l’observateur (’hinaustrat’) et celle de son regard (’anschauete’), les secondes de suggérer un espace tridimensionnel, perçu à la fois dans sa hauteur (’wenn die Funkenblitze [...] von Bäumen tropften’), sa profondeur (’aus Bächen stäubten’) et sa largeur (’über ferne Sägen glitten’). Toutefois, ainsi que le relève très justement A. Koschorke en se référant à un passage du roman de Jean Paul Titan 558, l’effet de ’surimpression’ qu’obtient le narrateur en chargeant d’images sa représentation confère au paysage une dimension supplémentaire, non plus spatiale, mais métaphorique.

Enfin, la terminologie dont use le narrateur pour traduire l’apothéose du sentiment de la nature (’seine Seele mußte in die [...] Singstimmen einfallen und mitsingen’) démontre que ’l’unité sentimentale’ du paysage se réalise sur un mode musical. Plus que par la présence d’un vocabulaire spécifique, c’est avant tout par son écriture que ce paysage se rapproche d’une composition musicale. Sa cohésion est en effet due à un rythme ternaire, mis en évidence par une structure anaphorique ou simplement itérative. De plus, la déréalisation du paysage, jointe à la ’métaphorisation’ de l’espace, s’accorde avec l’immatérialité de l’art musical qui, comme ne cesseront de le souligner les romantiques559, peut s’affranchir de toute référence extérieure, qu’elle soit sémiotique ou mimétique, contrairement aux représentations poétiques et picturales, qui, elles, reposent sur l’utilisation, préalablement codifiée, de mots et d’images. Jean Paul oppose ainsi la notion ’moderne’ de ’paysage musical’560 à une conception plus plastique du paysage chez les Anciens :

‘Die Landschaften der Alten sind mehr plastisch; der Neuern mehr musikalisch [...]. Es gibt Gefühle der Menschenbrust, welche unaussprechlich bleiben, bis man die ganze körperliche Nachbarschaft der Natur, worin sie wie Düfte entstanden, als Wörter zu ihrer Beschreibung gebraucht [...]. Auch Heinse und Tieck, jener mehr plastisch, dieser mehr musikalisch, griffen so in die unzähligen Saiten der Welt hinein und rührten gerade diejenigen an, welche ihr Herz austönen561.’

L’impossibilité de traduire certains sentiments incite le poète à recourir à un nouveau mode d’expression qu’il calque sur celui de la musique, apte à susciter spontanément, sans médiation aucune, une émotion. À une représentation plastique et mimétique du monde sensible est ainsi préférée l’évocation de ’correspondances musicales’ entre la nature et l’âme de l’individu.

C’est en nous appuyant sur cette description paradigmatique que nous offre Jean Paul dans son roman Siebenkäs que nous allons tenter à présent de décliner les principales caractéristiques constitutives du paysage romantique. Cet exposé nous permettra non seulement de poser les jalons nécessaires à notre étude de textes de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle, mais également d’éclairer la notion de paysage ’intérieur’.

Notes
548.

24 Jean Paul, Blumen-, Frucht- und Dornenstücke oder Ehestand, Tod und Hochzeit des Armenadvokaten F. St. Siebenkäs, in : op. cit., vol. 2, p. 352-353.

549.

25 Nous songeons ici notamment au poème de Haller, ’Die Alpen’, analysé plus haut (cf. supra : 2. 2. 1., p. 75), et, plus particulièrement, aux vers suivants, que nous nous permettons de rappeler ici : ’[...] Ein sanfter Schwindel schließt die allzuschwachen Augen, / Die den zu breiten Kreis nicht durchzustrahlen taugen [...]’).

550.

26 ’Wie aus dem Meere, und noch naß, hatte ein allmächtiges Erdbeben eine unübersehliche, neugeschaffne, in Blüte stehende Ebene mit jungen Trieben und Kräften heraufgedrängt [...]’, in : Siebenkäs, op. cit., p. 353.

551.

27 Ibid.

552.

28 A. Montandon, Jean Paul romancier. L’étoile shandéenne, Clermont-Ferrand 1987. L’auteur compare par ailleurs cette halte de Siebenkäs à celle de Yorick, héros du roman de Laurence Sterne Voyage sentimental (1768) : ’Cette pause est peut-être un souvenir du fameux passage du Voyage sentimental, où Yorick s’arrête dans une maison de paysans et où il trouve le calme et la sérenité et peut-être même le sens de son voyage, puisqu’il pressent certaines vérités intangibles du coeur qui viennent apporter leurs cautions aux ivresses du voyageur.’ (p. 165). Dans les deux cas, la contemplation de la nature est nécessairement interrompue par un temps de repos, qui permet au spectateur de maîtriser à nouveau ses émotions.

553.

29 Jean Paul, Siebenkäs, op. cit., p. 353-354.

554.

30 Ce procédé de mise en scène du paysage contemplé apparaît fréquemment dans l’oeuvre de Jean Paul, comme par exemple dans le roman Die unsichtbare Loge, lorsque Gustav, après avoir passé la plus grande partie de son enfance dans une grotte souterraine, découvre un jour, ’ébloui, l’âme comblée’, l’immensité de la nature (nous reviendrons plus loin sur ce texte, cf. infra p. 191), ou bien encore dans le célèbre passage du roman Titan que présente et commente longuement A. Koschorke dans son ouvrage Die Geschichte des Horizonts (op. cit., p. 159 sq.) et dans lequel Albano se laisse conduire, les yeux bandés, jusqu’au sommet d’une montagne. Nous soulignerons ici le renversement qu’opère, chez Jean Paul, cette mise en scène des visions panoramiques : la ’cécité’ temporaire dont souffrait encore, au début du XVIIIe siècle, le spectateur, incapable de soutenir le spectacle de vastes étendues, devient ici un élément-clef de la jouissance esthétique.

555.

31 Il s’agit de la description de cette plaine infinie que perçoit Siebenkäs en premier lieu et que nous avons mentionnée plus haut. Ce passage étant très long, nous avons choisi de ne pas le citer ici et de nous appuyer uniquement sur la seconde description de paysage qu’offre le chapitre 12 du roman.

556.

32 Jean Paul, Siebenkäs, op. cit., p. 354.

557.

33 Rappelons brièvement que notre hypothèse de travail repose sur l’équilibre des composantes spatiales et symboliques du paysage.

34 ’Die semantische Überdetermination macht die Gegenstände vielgestaltig, sie supplementiert den Landschaftsraum durch zusätzliche metaphorische Räume.’ (in : A. Koschorke, op. cit., p. 160).

558.
559.

35 Nous reviendrons plus loin sur cette conception, spécifiquement romantique, de la musique, sur laquelle s’appuie notamment L. Tieck afin de démontrer l’existence d’une analogie, constitutive du ’paysage musical’, entre les couleurs et les sons (cf. infra p. 177 sq.).

560.

36 Dans son essai Über Matthissons Gedichte(1794), présenté plus haut (cf.1. 1. 3., p. 30 sq.), Schiller recommandait déjà au peintre et au poète paysagistes de traduire ’musicalement’ des sentiments qui, en soi, peuvent difficilement faire l’objet d’une représentation : ’[...] insofern also die Landschaftsmalerei oder Landschaftspoesie musikalisch wirkt, ist sie Darstellung des Empfindungsvermögens, mithin Nachahmung menschlicher Natur. In der Tat betrachten wir auch jede malerische und poetische Komposition als eine Art von musikalischem Werk und unterwerfen sie zum Teil denselben Gesetzen.’ (in : F. Schiller, op. cit., p. 998-999).

561.

37 Jean Paul, Vorschule der Ästhetik, op. cit., p. 290.