Le récit s’ouvre par la description d’un paysage printanier, apparemment propice à ’l’envol’ de l’âme :
‘Es war ein schöner Frühlingsmorgen, als Ludwig Wandel ausging, um auf einem Dorfe, das einige Meilen entfernt war, einen kranken Freund zu besuchen. [...]L’usage systématique d’articles définis et de pluriels génériques dans ce passage (’der [...] Sonnenschein’, ’in den [...] Gebüschen’, ’die Vögel’, ’die [...] Lerchen’, ’über den [...] Wolken’, ’von den [...] Wiesen’, ’in den Gärten’) confère aux différents éléments composant ce paysage un aspect stéréotypé. L’absence de repères spatiaux, effacés par l’errance du regard (’Ludwigs trunkenes Auge schweifte auf allen Gegenständen umher’), contribue également à l’indétermination de la représentation. À la mise en perspective de ce fragment de nature par le regard de l’observateur est ainsi préférée une succession d’impressions visuelles (’hellgrünen’, ’glänzte’, ’weiß’), auditives (’zwitscherten’, ’sangen’) et olfactives (’Düfte kamen von den frischen Wiesen’). L’unité du paysage repose ici sur sa ’tonalité’ affective, suggérée tour à tour par des adjectifs synonymes tels que ’munter’, ’fröhlich’, ’frisch’, ’freundlich’...
Toutefois, le sentiment d’allégresse que suscite le spectacle de la nature dans toute sa plénitude est inhibé par le souvenir de l’ami malade :
‘[...] aber dann dachte er an seinen kranken Freund und ging wieder in stiller Betrübnis weiter; die Natur hatte sich umsonst so hell und glänzend geschmückt, er sah in seiner Phantasie nur das Krankenbett und seinen leidenden Bruder. (ibid.)’Au faste printanier est nettement opposée, comme le souligne la conjonction adversative ’aber’, l’affliction du héros, tenu aux devoirs de l’amitié. En fait, son incapacité à jouir de la beauté de la nature printanière est le premier indice d’une névrose qui se traduit, comme l’indique ensuite la découverte de l’envers du paysage iréel (un jardin non plus idyllique, mais apocalyptique664), par une perception duelle du monde.
C’est au moment où le héros pénètre plus profondément dans la forêt que ce décor initial se mue peu à peu en un paysage ’intérieur’. À ce cheminement correspond en effet un effacement progressif du réel, absorbé en quelque sorte par la rêverie du voyageur :
‘Er beschleunigte seine Schritte, und unwillkürlich kamen ihm alle Erinnerungen aus seinen frühesten Kinderjahren zurück; er folgte den lieblichen Gestalten, die ihm winkten, und war bald so in einem Labyrinthe verwickelt, daß er die Gegenstände nicht bemerkte, die ihn umgaben. Er hatte vergessen, daß es Frühling war, daß sein Freund krank sei; er horchte auf die wunderbaren Melodieen, die zu ihm wie von fernen Ufern herübertönten; das Seltsamste gesellte sich zum Gewöhnlichsten; seine ganze Seele wandte sich um. (p. 63)’La perception et la conscience du monde extérieur sont occultées par la résurgence ’involontaire’ des souvenirs d’enfance. Cet affaiblissement de l’acuité visuelle est néanmoins compensé par un affinement de l’ouïe, qui devient sensible à de lointaines ’mélodies merveilleuses’. Chez Tieck, la naissance de visions ou de sentiments étranges, signalée ici par la formule ’das Seltsamste gesellte sich zum Gewöhnlichsten’665, est très souvent associée à des éléments musicaux. Par exemple, dans le roman Franz Sternbalds Wanderungen (1798), le son d’un pipeau de berger provoque brutalement la réminiscence d’une ’image éclatante’, enfouie au plus profond de l’âme666. De même, l’effroi que ressent Bertha, un des personnages du conte Der blonde Eckbert, lorsqu’elle s’égare dans la montagne, est lié à une expérience originellement auditive, et non visuelle :
‘[...] ich hatte in der Ebene noch keine Berge gesehen, und das bloße Wort Gebirge, wenn ich davon hatte reden hören, war meinem kindischen Ohr ein fürchterlicher Ton gewesen667.’Plus tard, lorsque Bertha passe sa première nuit dans la chaumière de la vieille femme qui l’a recueillie, la perception du chant d’un rossignol dans le lointain, ’merveilleusement mêlé’ au murmure des bouleaux devant la fenêtre, engendre un flottement entre la veille et le sommeil, entre un état conscient et des rêves ’de plus en plus étranges’668.
Nous retrouvons également dans le roman Franz Sternbalds Wanderungen une corrélation étroite entre cheminement et réminiscence. Tandis qu’il traverse la forêt qui jouxte son village natal et qui, dans son enfance, lui servait de terrain de jeu, Sternbald, peu à peu envahi par les souvenirs du passé, finit par se perdre dans un ’labyrinthe d’étranges sensations’ :
‘Er ging mit schnellen Schritten weiter, und alle Bäume schienen ihm nachzurufen, aus jedem Busche traten Erscheinungen hervor und wollten ihn zurückhalten, er taumelte aus einer Erinnerung in die andere und verlor sich in ein Labyrinth von seltsamen Empfindungen669.’Le labyrinthe, image à laquelle est opposée, dans le récit Die Freunde, celle de cette ’route droite et si familière’670 que comptait emprunter L. Wandel, symbolise l’errance affective de l’individu, pris dans l’enchevêtrement des souvenirs. Sternbald avoue même à Lucas de Leyde, ce peintre appartenant à l’école réaliste hollandaise du seizième siècle et qu’il rencontre au début de son voyage, que la profusion de ses ’images intérieures’, déclenchées en quelque sorte par le spectacle de la nature, est une entrave à sa création artistique671. C’est précisément cette propension à intérioriser le monde extérieur et à le traduire en images symboliques, une disposition que Lucas de Leyde juge, par ailleurs, propre au poète, et non au peintre672, qui rapproche Sternbald de L. Wandel, de Christian dans le conte Der Runenberg, comme de tout héros romantique.
Cette absorption progressive du réel par la subjectivité du moi est particulièrement mise en valeur dans le récit Die Freunde. En effet, la superposition des images surgies ’du fond de la mémoire’ donne naissance à une vision intérieure, décrite en ces termes :
‘Aus dem Hintergrunde des Gedächtnisses, aus dem tiefen Abgrunde der Vergangenheit wurden alle die Gestalten hervorgetrieben, die ihn einst entzückt oder geänstigt hatten; aufgestört wurden alle die ungewissen Phantome, die ohne Gestalt herumflattern und oft mit wüstem Gesumse unser Haupt umgeben. Puppen, Kinderspiele und Gespenster tanzten vor ihm her und bedeckten ganz den grünen Rasen, daß er keine Blume zu seinen Füßen gewahr werden konnte. Die erste Liebe umgab ihn mit ihrem dämmernden Morgenschimmer und ließ funkelnde Regenbogen auf die Aue niederfallen; die ersten Schmerzen zogen vorbei und drohten ihm, am Ende des Lebens in eben der Gestalt wiederzukommen. (p. 63)’L’irréalité de cet univers est soulignée non seulement par un affaiblissement de la perception visuelle (’daß er keine Blume zu seinen Füßen gewahr werden konnte’), renforcé ensuite par une perte de repères spatiaux et temporels673, mais également par le caractère abstrait des éléments qui le composent, qu’il s’agisse de ’fantômes incertains’, dépourvus de forme (’ohne Gestalt’), ou bien encore de sentiments personnifiés.
Ainsi, l’errance de L. Wandel, proportionnelle au foisonnement de ses souvenirs, a pour corollaire une déréalisation du monde sensible, qui croît à mesure que se prolonge son rêve. Dans son essai intitulé Shakspeare’s Behandlung des Wunderbaren (1793), Tieck distingue deux moments constitutifs de l’état onirique. Le premier est celui où le dormeur est sur le point de ne plus donner crédit aux ’fantômes’ qui peuplent ses rêves et de se dégager de leur emprise illusoire674 . À ce premier état, proche du réveil, est opposé celui dans lequel sombre l’individu lorsqu’il ’continue de rêver’ et que se maintient l’illusion onirique, alimentée par la ’foule infinie de nouvelles formes magiques’ que ne cesse de produire l’imagination675. Plongé dans un ’univers enchanté’, le dormeur perd alors toute mesure de la réalité et finit par céder à la magie des images oniriques :
‘Wir sind nun in einer bezauberten Welt festgehalten: wohin wir uns wenden, tritt uns ein Wunder entgegen; alles, was wir anrühren, ist von einer fremdartigen Natur; jeder Ton, der uns antwortet, erschallt aus einem übernatürlichen Wesen. Wir verlieren in einer unaufhörlichen Verwirrung den Maßstab, nach dem wir sonst die Wahrheit zu messen pflegen; eben, weil nichts Wirkliches unsere Aufmerksamkeit auf sich heftet, verlieren wir, in der ununterbrochenen Beschäftigung unserer Phantasie, die Erinnerung an die Wirklichkeit; der Faden ist hinter uns abgerissen, der uns durch das räthselhafte Labyrinth leitete; und wir geben uns am Ende völlig den Unbegreiflichkeiten preis676.’L’image du ’labyrinthe mystérieux’, à laquelle est ici associé le sommeil paradoxal, nous renvoie au cheminement intérieur de L. Wandel, perdu dans les méandres oniriques du souvenir. En ’continuant de rêver’, ce dernier perd même le souvenir d’une réalité qui, à mesure que s’enchaînent ses visions intérieures, devient de plus en plus évanescente. C’est ainsi que s’opère, d’une manière tout à fait ’ordinaire et naturelle’677, la transformation ’merveilleuse’ du lieu inconnu que découvre subitement le héros en un paysage tant féerique que musical.
140 Nous renvoyons ici au passage cité plus haut (cf. supra p. 197).
141 À propos de la récurrence de cette formule ’magique’ chez Tieck, cf. supra p. 194.
142 ’Ihm war, als habe er sich hier auf etwas zu besinnen, das ihm so lieb, so unaussprechlich teuer gewesen sei; jede Blume im Grase nickte so freundlich, als wenn sie ihm auf seine Erinnerungen helfen wollte. ‘Es ist hier, gewißlich hier!’ sagte er zu sich selber und suchte emsig nach dem glänzenden Bilde, das wie von schwarzen Wolken in seiner innersten Seele zurückgehalten wurde. Mit einem Male brachen ihm die Tränen aus den Augen, er hörte vom Felde herüber eine einsame Schalmeie eines Schäfers, und nun wußte er alles.’, in : L. Tieck, op. cit., Livre 1, chap. 5, p. 44.
143 L. Tieck, op. cit., in : Werke, op. cit., vol. 2, p. 11-12.
144 ’Das machte mit den Birken, die vor dem Fenster rauschten, und mit dem Gesang einer entfernten Nachtigall ein so wunderbares Gemisch, daß es mir immer nicht war, als sei ich erwacht, sondern als fiele ich nur in einen andern, noch seltsamern Traum.’, in : ibid., p. 15.
145 L. Tieck, op. cit., 1ère partie, Livre 1, chap. 5, p. 44.
146 Cf. supra note 124.
147 ’ ‘Meine innerlichen Bilder vermehren sich bei jedem Schritte, den ich tue, jeder Baum, jede Landschaft, jeder Wandersmann, Aufgang der Sonne und Untergang, die Kirchen, die ich besuche, jeder Gesang, den ich höre, alles wirkt mit quälender und schöner Geschäftigkeit in meinem Busen, und bald möcht’ich Landschaften, bald heilige Geschichten, bald einzelne Gestalten darstellen, die Farben genügen mir nun nicht, die Abwechselung ist mir nicht mannigfaltig genug, ich fühle das Edle in den Werken andrer Meister, aber mein Gemüt ist nunmehr so verwirrt, daß ich mich durchaus nicht unterstehen darf, selber an die Arbeit zu gehen.’ ’, in : op. cit., 1ère partie, Livre 2, chap. 1, p. 99.
148’Nach dem, was Ihr mir gesagt habt, müßt Ihr viele Anlagen zu einem Poeten haben [...]’, in : ibid., p. 100.
149 ’Die Sonne ging unter und Ludwig verwunderte sich darüber, daß es schon Abend sein sollte; [...]. Er stand still und begriff es nicht, wie es komme, daß sich der purpurrote Abend schon über die Wolken ausstreckte; daß so große Schatten fielen und die Nachtigall aus dem dichten Gebüsche ihr klagendes Lied begann. Er sah sich um; die Ruinen lagen weit zurück, ganz mit rotem Glanze übergossen, und er war jetzt zwiefelhaft, ob er sich nicht von der geraden, ihm so wohlbekannten Straße entfernt habe.’, in : op. cit., p. 64.
150 ’Mitten im Traum ist die Seele sehr oft im Begriff, den Phantomen selbst nicht zu glauben, sich von der Täuschung loszureißen und alles nur für betrügerische Traumgestalten zu erklären. In solchen Augenblicken, wo der Geist gleichsam mit sich selber zankt, ist der Schlafende immer dem Erwachen nahe; denn die Phantasien verlieren an ihrer täuschenden Wirklichkeit, die Urtheilskraft sondert sich ab und der ganze Zauber ist im Begriff zu verschwinden.’ (L. Tieck, Shakspeare’s Behandlung des Wunderbaren, in : Kritische Schriften, Leipzig 1848, vol. 1, p. 44).
151 ’Träumt man aber weiter, so entsteht die Nichtunterbrechung der Illusion jedesmal von der unendlichen Menge neuer magischen Gestalten, die die Phantasie unerschöpflich hervorbringt.’, in : ibid.
152 Ibid.
153 ’Das Wunderbare wird uns jetzt gewöhnlich und natürlich: weil wir von der wirklichen Welt gänzlich abgeschnitten sind, so verliert sich unser Mißtrauen gegen die fremdartigen Wesen, und nur erst beim Erwachen werden wir überzeugt, daß sie Täuschung waren.’, in : ibid., p. 44-45.