- Le paysage ’intérieur’ : un ensemble de signes affectifs ?

Cette hypothèse nous semble confirmée dans un premier temps par les associations presque mécaniques que Tieck, dans son roman Franz Sternbalds Wanderungen, établit entre certains phénomènes naturels (l’apparition du crépuscule par exemple) et certains mouvements de l’âme (comme un sentiment de nostalgie)722.

En outre, l’intériorisation du paysage, telle qu’elle apparaît dans le récit Die Freunde ou, plus nettement encore, dans les contes fantastiques, s’accompagne, chez Tieck, d’une certaine propension à l’allégorie, c’est-à-dire à une forme de représentation dans laquelle, selon les termes de Goethe, le ’particulier vaut uniquement comme exemple du général’723. En d’autres termes, dans une représentation allégorique, l’image reste entièrement déterminée par l’idée, généralement abstraite, qui lui est associée. Parce qu’elle fait d’abord appel à l’intellect, et non directement à la perception, l’allégorie se distingue par son caractère essentiellement discursif.

Or, c’est justement ce type de représentation que Tieck, dans son essai sur le traitement du merveilleux chez Shakespeare, rejette catégoriquement, tant elle lui paraît impropre à créer ’l’illusion’ du surnaturel :

‘Daß die Allegorie diese täuschende Kraft nicht habe, bedarf wol kaum einer Bemerkung. Man sieht den Directeur gleichsam mit der Hand unter seine nachahmenden Marionetten greifen; man sieht den dargestellten, moralischen oder philosophischen Satz für sich da stehen: und eben dadurch, daß nur allein dem Scharfsinn Beschäftigung gegeben wird, verliert sich das Spiel der Phantasie; und in eben dem Augenblicke spricht der Verstand auch über die ganze übrige Composition ein Verdammungsurtheil aus; denn der Dichter lehrt ihn selbst zuerst, wie inconsistent seine Erdichtungen sind724.’

La présence d’une idée ’morale’ ou ’philosophique’, représentée ’en soi’ (’für sich’) par l’allégorie, ruine le jeu naturel de l’imagination, qui, précisément, doit donner naissance au sentiment du merveilleux.

Toutefois, ce jugement est nuancé un peu plus loin par la distinction d’une forme d’allégorie, relevée chez Shakespeare, qui, tout en ’personnifiant’ des ’affects’ et des ’idées’, ménage une large part à l’imagination :

‘[...] diese Allegorie ist aber von der oben getadelten ganz verschieden. Er [Shakespeare] personificirt allerdings Affekte und Ideen, aber er läßt sie unter einem Gewande auftreten, unter welchem man sie nur nach langer Prüfung entdeckt: der Leser muß sie erst suchen, sie verbergen sich lange vor ihm725.’

En ne donnant pas ’directement’ à voir le sentiment ou l’idée qu’elle contient, ce type d’allégorie, moins discursif, permet au signifiant de conserver une certaine opacité (’sie verbergen sich lange’), qui ne s’efface qu’au terme d’un ’long examen’ (’nur nach langer Prüfung’). En soulignant la nécessité d’une ouverture polysémique de l’allégorie, Tieck s’oppose à un processus de codification ’automatique’ de la représentation, tel que l’appliquaient encore, comme nous l’avons vu, les poètes baroques, fidèles à la tradition de l’emblématique.

Ainsi, le type de représentation que Tieck juge le plus approprié au traitement poétique du merveilleux apparaît finalement comme une sorte de moyen terme entre l’allégorie, qui se traduit par l’absorption du signifiant dans le signifié, et le symbole, qui, toujours selon la terminologie goethéenne, se distingue par la nature ’indicible’ de l’idée à laquelle il est intuitivement associé.

Nous sommes alors surpris, à la lecture du roman Franz Sternbalds Wanderungen, paru ultérieurement, d’entendre le vieil ermite rencontré par Sternbald déclarer de manière péremptoire que ’tout art’ est ’allégorique’ :

‘’Alle Kunst ist allegorisch’, sagte der Maler, ’wie Ihr es nehmt. Was kann der Mensch darstellen, einzig und für sich bestehend, abgesondert und ewig geschieden von der übrigen Welt, wie wir die Gegenstände vor uns sehn? Die Kunst soll es auch nicht: wir fügen zusammen, wir suchen dem einzelnen einen allgemeinen Sinn aufzuheften, und so entsteht die Allegorie. Das Wort bezeichnet nichts anders als die wahrhafte Poesie, die das Hohe und Edle sucht und es nur auf diesem Wege finden kann.’726

L’impossibilité de représenter ’directement’, sans que leur essence ne soit altérée, les différents objets que la nature offre à notre regard contraint l’artiste à ’composer’ une image du monde sensible et à ’rattacher’ le particulier à une ’signification générale’. C’est de cette subordination, présentée comme nécessaire, de l’image individuelle à une idée plus globale que naît l’allégorie, source de ’grandeur’ et de ’noblesse’ poétiques.

La définition que propose le vieil ermite, en des termes apparemment voisins de ceux qu’emploie Goethe lui-même, s’écarte pourtant, tout comme celle que nous avons relevée dans le petit traité théorique de Tieck, d’une conception traditionnelle de l’allégorie. En effet, l’analyse que développe le peintre à l’appui d’une de ses reproductions, un paysage nocturne qui rappelle étrangement le tableau de C. G. Carus intitulé Pilger im Felsental 727, semble osciller à nouveau de l’allégorique au symbolique :

‘ ’Seht’, rief der Alte, ’hier habe ich das zeitliche Leben und die überirdische, himmlische Hoffnung malen wollen: seht den Fingerzeig, der uns aus dem finstern Tal herauf zur mondigen Anhöhe ruft. Sind wir etwas weiter als wandernde, verirrte Pilgrime? Kann etwas unsern Weg erhellen als das Licht von oben? [...] Seht, hier habe ich gesucht, die Natur wieder zu verwandeln und das auf meine menschliche künstlerische Weise zu sagen, was die Natur selber zu uns redet; ich habe hier ein sanftes Rätsel niedergelegt, das sich nicht jedem entfesselt, das aber doch leichter zu erraten steht als jenes erhabene, das die Natur als Bedeckung um sich schlägt.’728

Tandis que l’ajout de ce signe explicite qu’est le crucifix, un motif que l’on retrouve fréquemment dans les compositions métaphysiques du peintre C. D. Friedrich729, implicitement condamnées, en raison notamment de leur trop grande abstraction, par Goethe dans son essai Ruysdael als Dichter (1816)730, confère à cette représentation une dimension allégorique, la présence d’une ’douce énigme’ (’ein sanftes Rätsel’), qui ne se dévoile pas forcément à tous (’das sich nicht jedem entfesselt’), contribue à maintenir une certaine opacité ’symbolique’.

Cette ambiguïté sémiotique tient notamment à l’absence d’une distinction très précise entre les concepts d’allégorie et de symbole à l’époque romantique. Nous rappellerons que, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, le terme d’allégorie est généralement préféré à celui de symbole, auquel est souvent attribué un sens péjoratif, lorsqu’il s’agit de désigner une ’expression imagée’731. C’est avec Kant, qui fut le premier à opposer la nature ’discursive’ de l’allégorie à celle, plus ’irrationnelle’, plus ’intuitive’, du symbole, que ce terme acquiert enfin ses lettres de noblesse. Néanmoins, l’usage du concept d’allégorie chez les romantiques témoigne encore d’une certaine confusion, liée, d’une part, à l’assimilation, relevée plus haut732, de la nature à un ’logos’ et, d’autre part, à l’association, attestée dès la Renaissance selon B. A. Sørensen733, du terme de symbole à celui de hiéroglyphe, un des concepts-clés du premier romantisme, lui-même employé comme synonyme du mot ’emblème’.

Paradoxalement, l’élargissement du concept d’allégorie, favorisé par ce flottement terminologique, n’exclut pas le maintien de structures allégoriques, voire emblématiques, dans la littérature romantique. La nécessité qu’éprouve encore le peintre rencontré par Sternbald d’expliciter longuement la signification de sa représentation témoigne d’une tendance sous-jacente à l’allégorie. À la description de la pictura succède son commentaire exégétique, qui permet de décrypter, à la manière d’une subscriptio, ’l’énigme’ contenue dans le tableau. De fait, nous retrouvons dans ce passage une structure duelle propre aux représentations emblématiques traditionnelles734.

La propension romantique à réduire le paysage à un ensemble de ’chiffres’, parfois si subjectifs qu’un décodage discursif s’impose, s’explique essentiellement, ainsi que nous l’avons suggéré plus haut, par l’intériorisation excessive de leurs représentations. La réaction de Sternbald aux propos du vieil ermite est, à cet égard, très significative :

‘’Ich glaube es einzusehn, wie Ihr über die Landschaften denkt, und mich dünkt, Ihr habt recht. Denn was soll ich mit allen Zweigen und Blättern? Mit dieser genauen Kopie der Gräser und Blumen? Nicht diese Pflanzen, nicht die Berge will ich abschreiben, sondern mein Gemüt, meine Stimmung, die mich gerade in diesem Moment regiert, diese will ich mir selber festhalten und den übrigen Verständigen mitteilen.’735 ’

Dans ce texte programmatique, l’adoption d’une conception ’allégorique’ du paysage, au sens romantique du terme, est confirmée par le rejet d’une représentation mimétique, au profit de l’expression d’une correspondance affective entre la nature et le moi.

À cette abstraction vers laquelle semble tendre la peinture romantique du paysage, idéalement comparée, dans le roman de Tieck, à une ’image aérienne’ (’Lufbild’)736, correspond, en littérature, une déréalisation progressive de l’espace narratif, particulièrement manifeste dans le récit Die Freunde. En effet, les ’peintures intérieures’ que fait naître le cheminement onirique du héros ne sont en effet que le ’reflet’ des ’objets extérieurs’737. Ainsi, leurs différentes composantes sensibles  (la forêt, la plaine infinie, le jardin découvert dans le palais labyrinthique ...) deviennent, à mesure qu’est abolie toute référence mimétique, des ’chiffres’ rigoureusement codifiés par la sensibilité du spectateur.

Notes
722.

198 Nous citons plus haut le passage dans lequel sont développées ces correspondances affectives, cf. supra : 4. 1. 2., p. 176.

723.

199 Pour la distinction goethéenne entre le symbolique et l’allégorique, cf. supra : 3. 1. 2., p. 130, note 42. Goethe ajoute également : ’Es ist ein großer Unterschied, ob der Dichter zum Allgemeinen das Besondere sucht oder im Besonderen das Allgemeine schaut. Aus jener Art entsteht Allegorie, wo das Besondere nur als Beispiel, als Exempel des Allgemeinen gilt [...].’ (J. W. v. Goethe, Maximen und Reflexionen, in : Werke, op. cit., vol. 12, p. 471).

724.

200 L. Tieck, Shakspeare’s Behandlung des Wunderaren, op. cit., p. 42-43.

725.

201 Ibid., p. 71 (termes soulignés par nous).

726.

202 L. Tieck, op. cit., 2ème partie, Livre 1, chap. 5, p. 257-258.

727.

203 C. G. Carus, Pilger im Felsental, vers 1820, Berlin, Nationalgalerie (Schloß Charlottenburg). Cf. reproduction n°5. La représentation d’un pèlerin, reconnaissable à son bourdon et aux coquilles de son chapeau, tout comme celle d’un chemin creux, faiblement éclairé par les rayons de la lune, autorisent en effet un rapprochement thématique entre ce tableau de Carus et la composition du vieil ermite, dépeinte en ces termes : ’Es war eine Nachtszene, Wald, Berg und Tal lag in unkenntlichen Massen durcheinander, schwarze Wolken tief vom Himmel hinunter. Ein Pilgram ging durch die Nacht, an seinem Stabe, an seinen Muscheln am Hute erkennbar: um ihn zog sich das dichteste Dunkel, er selber nur von verstohlenen Mondstrahlen erschimmert; ein finsterer Hohlweg deutete sich an, oben auf einem Hügel von fern her glänzte ein Kruzifix, um das sich die Wolken teilten; ein Strahlenregen vom Monde ergoß sich und spielte um das heilige Zeichen.’ (in : ibid., p. 257). Seul un crucifix fiché au sommet d’une colline lointaine permet de distinguer cette description picturale du tableau de Carus. Nous reviendrons plus loin sur la présence spécifique de ce motif dans le texte de Tieck.

728.

204 L. Tieck, Franz Sternbalds Wanderungen, p. 257.

729.

205 Nous songeons par exemple à des tableaux tels que Das Kreuz im Gebirge (Tetschener Altar) (1808-1809, Dresde, Gemäldegalerie Neue Meister et Morgen im Riesengebirge (1810-1811, Berlin, Nationalgalerie der Romantik). Nous trouvons une reproduction de ces tableaux notamment dans l’ouvrage de G. Unverfehrt, op. cit., p. 43 et 44-45.

730.

206 En louant l’oeuvre de ce paysagiste hollandais du XVIIIe siècle, Goethe s’oppose délibérément à la peinture de paysage romantique, dont C. D. Friedrich est un des grands représentants : ’Der Künstler hat bewunderungswürdig geistreich den Punkt gefaßt, wo die Produktionskraft mit dem reinen Verstande zusammentrifft, und dem Beschauer ein Kunstwerk überliefert, welches, dem Auge an und für sich erfreulich, den innern Sinn aufruft, das Andenken anregt und zuletzt ein Begriff ausspricht, ohne sich darin aufzulösen oder zu verkühlen ’ (J. W. v. Goethe, op. cit., in : Werke, op. cit., vol. 12, p. 138). C’est sur cette association ’idéale’ entre intellection et perception visuelle que repose la ’vraie symbolique’ de la peinture de Ruysdael (’Wir werden in der Folge noch mehr Beispiele aufsuchen, wo der reinfühlende, klardenkende Künstler, sich als Dichter erweisend, eine vollkommene Symbolik erreicht [...].’, in : ibid., p. 142). Nous renvoyons ici à l’analyse de É. Décultot (Le discours sur la peinture de paysage dans le romantisme allemand [...], op. cit., p. 120 sq. In : Peindre le paysage [...], p. 98 sq.).

731.

207 Nous nous référons ici aux précisions terminologiques qu’apporte B. A. Sørensen au début de son étude (B. A. Sørensen, Symbol und Symbolismus in den ästhetischen Theorien des 18. Jahrhunderts und der deutschen Romantik, Copenhague 1963, p. 15 sq.). L’auteur souligne notamment l’absence du terme de symbole dans le dictionnaire de Adelung, édité pour la deuxième fois en 1793, et où seule figure une définition très générale du mot ’allégorie’ (’bildlich, figürlich überhaup ’). Il est significatif qu’il en soit de même dans la seconde édition de l’ouvrage de Sulzer, Allgemeine Theorie der Schönen Künste (1792).

732.

208 Cf. supra p. 211-212.

733.

209 ’[...] Seit dem Humanismus und seit der Renaissance wird ‘Symbol’ sehr häufig als gleichbedeutend mit ‘Hieroglyphe’ gebraucht, die ihrerseits oft für ‘Emblem’ steht, weil die Kunst der Emblematik im 16. Und 17. Jahrhundert als eine Fortsetzung der ägyptischen Hieroglyphik aufgefaßt wurde.’, in : B. A. Sørensen, op. cit., p. 17.

210 Nous renvoyons ici à notre analyse structurelle des représentations emblématiques dans la poésie baroque, cf. supra : 2. 1. 2., p. 61 sq.

734.

211 L. Tieck, Franz Sternbalds Wanderungen, op. cit., p. 258. Nous pourrions rapprocher ce passage du roman de Tieck du célèbre aphorisme de C. D. Friedrich, selon lequel le peintre ne doit pas seulement représenter ce qu’il perçoit ’devant lui’, mais également ce qu’il voit ’en lui-même’ (’Der Maler soll nicht bloß malen, was er vor sich sieht, sondern auch, was er in sich sieht. Sieht er aber nichts in sich, so unterlasse er auch zu malen, was er vor sich sieht.’, in : Caspar David Friedrich in Briefen und Bekenntnissen, éd. par S. Hinz, Berlin, Munich 1968 sq., p. 125).

735.
736.

212 Cf. supra : 4. 1. 2., p. 179.

737.

213 ’[...] denn oft sind die Gemälde in uns nur Widerscheine von den äußeren Gegenständen.’, in : L. Tieck, Die Freunde, op. cit., p. 63.