L’intérêt du roman Ahnung und Gegenwart, paru en 1815, tient non seulement à sa position initiale dans l’oeuvre de Eichendorff, mais également à la présence de thèmes et de motifs qui vont constituer son univers poétique tout entier. Le récit des pérégrinations du jeune comte Friedrich, archétype de cet artiste vagabond que perpétueront Florio, héros de la nouvelle Das Marmorbild (1819)755, et le ’propre à rien’ (Aus dem Leben eines Taugenichts, 1826756), permet en effet d’introduire ces leitmotive dont se nourrissent les nouvelles et poèmes de Eichendorff : l’appel du lointain, rendu sensible par le son d’un cor de postillon757, par celui des cloches annonçant l’office matinal758, ou bien encore par le chant des rossignols759 ; le thème, emprunté à la légende du Tannhäuser, de l’errance aliénante de l’individu au sein d’une nature soudain menaçante, ainsi que celui de la perte, puis de la reconquête, au terme d’un parcours initiatique, d’une identité personnelle...
Ce premier roman de Eichendorff a souvent été l’objet de critiques sévères, en raison notamment de son manque de cohésion formelle760. Néanmoins, ce défaut d’unité, dû essentiellement à la simple juxtaposition de multiples épisodes, est corrigé par la division du roman en trois parties ou ’livres’ successifs. Au récit de l’errance du comte Friedrich dans le premier livre succèdent tout d’abord celui de son bref séjour dans la Résidence du prince héritier, puis, dans le troisième et dernier livre, celui de sa participation à une guerre de libération menée par des montagnards insurgés761. L’échec de cet engagement politique conduira finalement le comte Friedrich, privé de ses biens, à se retirer dans un monastère.
Ces trois épisodes, qui se succèdent comme autant d’étapes nécessaires à l’évolution du personnage, à la faveur d’expériences tour à tour personnelles, politiques et religieuses, confèrent au roman l’unité narrative qui semblait lui faire défaut. L’impression plutôt négative que l’on peut ressentir à la première lecture du roman s’atténue ainsi à mesure que se dessine plus clairement le parcours, jalonné d’épreuves, du personnage principal. Eichendorff semble reprendre ici une composition propre au ’roman de formation’ (Bildungsroman), dont le Wilhelm Meister de Goethe serait le paradigme, ainsi qu’au ’roman d’artiste’ romantique (Künstlerroman), tel que l’ont conçu notamment Tieck (Franz Sternbalds Wanderungen [...]) , Brentano (Godwi oder Das steinerne Bild der Mutter [...]) ou bien encore Novalis (Heinrich von Ofterdingen).
Toutefois, la fin du roman de Eichendorff démontre dans quelle mesure l’auteur s’est également écarté de ces modèles. En effet, contrairement aux traditionnels ’romans d’artiste’ romantiques, le récit se présente sous une forme achevée et non fragmentaire. En préférant en fin de compte la ’croix’ à ’l’épée’762, Friedrich met un terme à ses aventures et opte pour une retraite monastique :
‘Friedrich hatte nichts mehr davon bemerkt. Beruhigt und glückselig war er in den stillen Klostergarten hinausgetreten. Da sah er noch, wie von der einen Seite Faber zwischen Strömen, Weinbergen und blühenden Gärten in das blitzende, buntbewegte Leben hinauszog, von der andern Seite sah er Leontins Schiff mit seinem weißen Segel auf der fernsten Höhe des Meeres zwischen Himmel und Wasser verschwinden. Die Sonne ging eben prächtig auf. (Livre 3, chap. 24, p. 292)’Dans ce tableau final763, la position de Friedrich est clairement opposée à celle de ses camarades. Tandis que Faber, poète épicurien, se laisse emporter dans le tourbillon de la vie (’in das blitzende, buntbewegte Leben hinauszog’) et que Leontin, éternel aventurier, poursuit sa quête d’idéal au-delà des mers, Friedrich, poète contemplatif, se retire dans cet espace étroitement circonscrit qu’est le cloître.
De plus, la formule qui vient clore le récit (’Die Sonne ging eben prächtig auf’) est identique à celle qui ouvre le premier chapitre764. C’est essentiellement par cette structure circulaire, que nous retrouvons par ailleurs dans le poème ’Sehnsucht’765, que le roman d’Eichendorff se distingue du ’roman de formation’ traditionnel. Cette boucle que forme le récit, une image qu’emploie également le narrateur pour qualifier le parcours de Friedrich766, est tout à fait significative de la position dans laquelle se trouve le héros à l’issue de son voyage. Le désir de se défaire du ’manteau de pèlerin’ pour revêtir ’l’armure’ d’un ’combattant au service de Dieu’767 est en effet pressenti dès le début du roman768. Ainsi, la ’formation’ de Friedrich s’apparente plus à une prise de conscience progressive qu’à une véritable évolution, au terme de laquelle le personnage parviendrait à découvrir son identité. Les trois étapes distinguées précédemment contribuent essentiellement à affermir, et non à découvrir, une vocation qui ne demandait qu’à être éprouvée au contact du vaste monde.
Les différentes études dont nous disposons actuellement et qui traitent de la représentation du paysage chez Eichendorff soulignent fréquemment l’uniformité de ses descriptions, qui ne reposent que sur un nombre limité de formes et de motifs769. Or, il convient là encore de nuancer ce jugement, en signalant notamment que le roman Ahnung und Gegenwart , tout comme celui de W. Heinse, Ardinghello, que nous avons évoqué plus haut, présente plusieurs types de paysages, diversement enchâssés dans le récit. Des paysages ’réels’ alternent avec des représentations qui ne déterminent plus directement le théâtre de l’action et qui se présentent comme des paysages ’au second degré’, selon la formule que nous avons proposée plus haut. Nous reviendrons plus loin sur la longue description qui ouvre le roman et qui est représentative d’un type de paysage ’au premier degré’770. Quant à la seconde catégorie, il s’agit tout d’abord de paysages oniriques, qui sont souvent mis au service de la caractérisation des personnages. Par exemple, l’antagonisme entre les aspirations de Friedrich et celles de son frère ainé Rudolf se traduit, dans un rêve que faisait souvent Friedrich lorsqu’il était enfant, par une opposition très nette entre un massif aux formes inquiétantes et une plaine harmonieuse :
‘Um diese Zeit hatte ich mehrere Male sehr schwere und furchtbare Träume. Ich sah nämlich immer meinen Bruder Rudolf in einer Rüstung [...] durch ein Meer von durcheinander wogenden, ungeheuren Wolken schreiten, wobei er sich mit einem langen Schwerte rechts und links Bahn zu hauen schien. [...] Während ich mich nun mit den Augen so recht in den Wolkenzug vertiefte, bemerkte ich mit Verwunderung, daß es eigentlich keine Wolken waren, sondern sich alles nach und nach in ein langes, dunkles, seltsam geformtes Gebirge verwandelte, vor dem mir schauderte, und ich konnte gar nicht begreifen, wie sich Rudolf dort so allein nicht fürchtete. Seitwärts von dem Gebirge sah ich eine weite Landschaft, deren unbeschreibliche Schönheit und wunderbaren Farbenschimmer ich niemals vergessen habe. Ein großer Strom ging mitten hindurch bis eine unabsehbare, duftige Ferne, wo er sich mit Gesang zu verlieren schien. [...] Unterdes sah ich, daß das Gebirge anfing, sich wundersam zu regen; die Bäume streckten lange Arme aus, die sich wie Schlangen ineinander schlungen, die Felsen dehnten sich zu ungeheuren Drachengestalten aus, andere zogen Gesichter mit langen Nasen, die ganze wunderschöne Gegend überzog und verdeckte dabei ein qualmender Nebel. (Livre 1, chap. 5, p. 47)’Tandis que Rudolf, sorte de Don Quichotte moderne, se perd dans une ’mer de nuages’ qui se mue finalement en une montagne maléfique, Friedrich, ce ’chevalier’ qui saura frayer la voie du salut771, pressent la menace qui pèse sur un monde encore intact.
Aux paysages oniriques772 viennent également s’ajouter des représentations poétiques de la nature, offertes par les nombreux chants et poèmes qui viennent ponctuer le récit773, ainsi qu’une représentation théâtrale, sous la forme d’un tableau vivant ayant pour toile de fond un paysage crépusculaire774.
Nous ne pouvons toutefois nier que l’oeuvre de Eichendorff contienne certains stéréotypes. L’analyse que nous nous proposons de mener ici suffirait à le démontrer, tant la récurrence du motif de la fenêtre dans le roman Ahnung und Gegenwart est frappante775.
L’invitation de Leontin, compagnon de voyage de Friedrich, à ouvrir à la fois ’les fenêtres, le coeur et les yeux’776 témoigne à elle seule de la prégnance de ce motifdirectement associé dans cette formule à valeur absolue aux deux moteurs de la perception du paysage, la vue et le sentiment. Disons que la contemplation du paysage chez Eichendorff semble nécessiter un ’cadre’, une croisée, qui offre au regard du spectateur un morceau de nature précisément circonscrit. Ainsi, avant d’analyser la fonction de ce motif récurrent dans le roman, nous rappellerons dans un premier temps que la fenêtre est avant tout cet artifice qui, en littérature, permet de satisfaire à la première exigence du paysage tel que nous l’avons défini : la mise en perspective d’un fragment du monde sensible.
231 J. v. Eichendorff, Das Marmorbild, in : Werke, éd. sous la direction de J. Perfahl, Munich 1978, vol. 2, p. 526 sq.
232 J. v. Eichendorff, Aus dem Leben eines Taugenichts, in : ibid., p. 565 sq.
233 Nous songeons ici notamment au poème ’Sehnsucht’ (’Es schienen so golden die Sterne, / Am Fenster ich einsam stand / Und hörte aus weiter Ferne / Ein Posthorn im stillen Land. [...]’, in : J. v. Eichendorff, Werke, op. cit., vol. 1, p. 66), ainsi qu’à ce passage du roman Dichter und ihre Gesellen (1834) : ’ ‘Es geht doch nichts übers Reisen’, [...] ‘wenn ich so manchmal im Sommer recht früh erwache und höre unten aus den Dörfern die Hähne krähen, oder ein Posthorn von fern über den Garten herüber, da wünsch ich mir oft, ich wäre ein Mann und könnte auch so mit in die Welt hinaus.’ ’ (in J. v. Eichendorff, op. cit., vol. 2, p. 323).
234 Nous trouvons par exemple, au début de la nouvelle Viel Lärmen um nichts (publiée pour la première fois en 1832), la description suivante : ’Draußen aber ging der herrlichste Sommermorgen funkelnd an allen Fenstern des Palastes vorüber, alle Vögel sangen in der schönen Einsamkeit, während von fern aus den Tälern die Morgenglocken über den Garten heraufklangen. ’ (in : ibid., p. 663).
235 C’est le cas notamment dans ce passage de la nouvelle Das Marmorbild : ’Florio aber stand auf, sein Herz war zu voll und tief bewegt, er trat ans offene Fenster. Da rauschten die Baüme, hin und her schlug eine Nachtigall, in der Ferne blitzte es zuweilen. Über den stillen Garten weg zog immerfort der Gesang wie ein klarer kühler Strom, aus dem die alten Jugendträume herauftauchten.’ (in : op. cit., p. 556).
236 Cf. par exemple R. Huch (Ausbreitung und Verfall der Romantik, Leipzig 1902) et W. Killy (’Der Roman als romantisches Buch. Über Eichendorffs ‘Ahnung und Gegenwart’ ’, in : W. K., Wirklichkeit und Kunstcharakter. Neun Romane des 19. Jahrhunderts, Munich 1963, p. 36-58).
237 Eichendorff s’est ici inspiré d’un épisode de l’histoire du Tyrol, province qui, en 1809, sous la direction de Andreas Hofer, s’est insurgée contre la Bavière alliée à Napoléon.
238 ’Und in dieser Gesinnung bleibe ich in Deutschland und wähle mir das Kreuz zum Schwerte.’ (J. von Eichendorff, Ahnung und Gegenwart, in : Werke, op. cit., vol. 2, Livre 3, chap. 24, p. 286).
239 Nous reviendrons plus loin sur l’ordonnance symbolique de ce paysage. Cf. infra p. 252.
240 ’Die Sonne war eben prächtig aufgegangen, da fuhr ein Schiff zwischen den grünen Bergen und Wäldern auf der Donau herunter.’, in : J. v. Eichendorff, op. cit., Livre 1, chap. 1, p. 7.
241 J. v. Eichendorff, ’Sehnsucht’, in : Werke, op. cit., vol. 1, p. 66. La formule ’in der prächtigen Sommernacht’, présente à la fin de la première strophe, est en effet reprise par le dernier vers du poème. Cette composition circulaire permet ici de souligner le caractère infini de cette ’nostalgie’ qui, en fin de compte, n’a pas d’autre objet qu’elle-même. Il n’en va pas de même dans le roman Ahnung und Gegenwart, puisque le choix d’une existence monastique étouffe définitivement toute nostalgie des lointains.
242 ’Jetzt stand er an demselben Orte, wo er begonnen, wie nach einem mühsam beschriebenen Zirkel, frühzeitig an dem andern, ernstern und stillern Ende seiner Reise [...].’, in : op. cit., Livre 3, chap. 20, p. 216.
243 ’Er hatte endlich den phantastischen, tausendfarbigen Pilgermantel abgeworfen, und stand nun in blanker Rüstung als Kämpfer Gottes gleisam an der Grenze zweier Welten.’, in : ibid., Livre 3, chap. 24, p. 274.
244 Le premier paysage décrit dans le roman, dès le début du premier chapitre, est caractérisé par la présence d’une ’croix’ située sur un rocher. Nous reviendrons plus loin sur la fonction de cet élément dans ce passage.
245 Cf. notamment l’étude de R. Ibel (Weltschau deutscher Dichter, Hambourg 1948), W. Kohlschmidt (’Die symbolische Formelhaftigkeit von Eichendorffs Prosastil’, in : Form und Innerlichkeit, Bern 1955, p. 177-209), O. Seidlin (’Eichendorffs symbolische Landschaft’, in : Eichendorff heute. Stimmen der Forschung mit einer Bibliographie, éd. par Paul Stöcklein, Darmstadt 1966, p. 218-241) et R. Alewyn (’Eine Landschaft Eichendorffs’, in : ibid., p. 19-43). R. Ibel affirme par exemple : ’Die Elemente seiner Dichtung, der Spielraum der Bilder und Situationen sind sehr begrenzt. Wer eine Erzählung kennt, kennt sie fast alle.’ (p. 106). Le jugement de R. Alewyn, même s’il est plus tempéré, repose sur un constat identique : ’Je weiter man umschaut, desto mehr entdeckt man, daß Eichendorffs Landschaften nur aus wechselnden Kombinationen einer beschränkten Zahl von Elementen bestehen, kurz, daß sie nichts darstellen als die Abwandlung einer einzigen Urlandschaft, die den Hintergrund seiner Erzählung bildet und in ihnen ständig gegenwärtig ist wie eine leise Musik.’ (p. 22).
246 Cf. infra p. 253. Eichendorff a nourri cette description de ses propres souvenirs d’un voyage effectué sur le Danube en compagnie de son frère Wilhelm au printemps 1808. Il a exploité également ces éléments autobiographiques dans le roman Dichter und ihre Gesellen (op. cit.), où l’on retrouve, précisément au chapitre 22, une description analogue à celle que nous nous proposons d’analyser plus loin.
247 C’est ainsi que Rosa le voit en rêve : ’Wie wir so fortgingen, schien es mir, als würde Friedrich selbst nach und nach immer größer. Er war still und seine Mienen veränderten sich seltsam, so daß ich mich vor ihm fürchtete. Er hatte ein langes, blankes Schwert in der Hand, mit dem er vor uns her den Weg aushaute; so oft er es schwang, warf es einen weitblitzenden Schein über den Himmel und über die Gegend unten.’, in : op. cit., Livre 2, chap. 17, p. 189.
248 Cf. également le rêve prémonitoire de Friedrich (Livre 1, chap. 14, p. 158-159), qui contribue à l’intégration épique des évènements marquants de son existence. Nous reviendrons plus loin sur le caractère ’allégorique’ de ce paysage. Cf. infra p. 255.
249 Faute de pouvoir citer ici tous les poèmes concernés, nous signalerons simplement que ces représentations poétiques de la nature reprennent le plus souvent des éléments propres au locus amoenus traditionnel, comme par exemple dans ce passage d’un long poème composé par la comtesse Romana :
’[...]
Und wo ihre Augen gingen:
Quellen aus der Grüne sprangen,
Berg und Wald verzaubert standen,
Tausend Vögel schwirrend sangen.
Golden blitzt es überm Grunde,
Seltne Farben irrend schweifen,
Wie zu lang entbehrtem Feste
Will die Erde sich bereiten.
[...].’ (in : op. cit., Livre 2, chap. 12, p. 132-133).
250 Pour l’analyse de ce passage, cf. infra p. 256.
251 Nous avons en effet relevé plus de cinquante occurrences de ce motif dans le roman.
252 ’[...]
Ringsum viel Schlösser schimmernd stehn,
So silbern geht der Ströme Lauf,
Hoch, weit rings Lerchenlieder wehn,
Schließ Fenster, Herz und Äuglein auf!’ (in : op. cit., Livre 1, chap. 3., p. 25).
253 Cf. supra : 2. 2. 2., p. 82 sq.