4. 3. 1. La fenêtre comme équivalent sémantique du ’cadre’ pictural

Le recours au motif de la fenêtre n’est pas propre à la littérature du début du XIXe siècle. B. H. Brockes par exemple, soucieux de dominer le vertige causé par le spectacle d’étendues infinies, avait déjà exploité ce procédé, comme nous l’avons vu, dans des poèmes tels que ’Das Thürmchen zu Ritzebüttel’ ou ’Die Reise’777. Le découpage que permet d’opérer la fenêtre se prête en effet au mode de perception visuel qu’a préconisé Brockes dans son poème ’Bewährtes Mittel für die Augen’.

C’est à ce principe d’une ’vue-cadre’ (Rahmenschau), parant à toute dispersion du regard, que semblent encore obéir certaines descriptions de paysage dans le roman Ahnung und Gegenwart. Par exemple, lorsque Friedrich parvient au sommet d’une montagne escarpée, il se retire dans une ’maisonnette’ de plaisance afin de percevoir ’de tous côtés’, par les fenêtres ’grand ouvertes’, le paysage :

‘Noch angenehmer wurde er überrascht, als er endlich den Gipfel erreichte. Da war ein weiter, schöner und kühler Rasenplatz. [...] Friedrich ließ sich sein Mittagsmahl ganz allein in einem Sommerhäuschen bereiten, das am Abhange des Berges stand. Er machte alle Fenster weit auf, so daß die Luft überall durchstrich, und er von allen Seiten die Landschaft und den blauen Himmel sah. (Livre 1, chap. 2, p. 14)’

La contemplation simultanée des différentes parties du paysage, chacune étant sertie dans l’embrasure des fenêtres, rappelle celle qui, dans le roman de Goethe Die Wahlverwandtschaften (1809), s’offrait à Eduard dans la hutte de mousse aménagée par son épouse778. Parce qu’elle est ce ’cadre’ dans lequel vient s’inscrire un fragment de nature, la fenêtre contribue pour une large part à la mise en perspective du paysage littéraire, comme nous l’avons relevé au cours de notre analyse théorique initiale779.

En outre, la délimitation d’un ’cadre’ enchâssant le paysage contemplé contraint le spectateur non seulement à adopter un point de vue fixe, mais encore à contempler ce morceau de réel comme s’il s’agissait d’un tableau. En d’autres termes, la mise en perspective opérée par la fenêtre se double d’une esthétisation du paysage qui, une fois ’encadré’, se donne à voir comme un spectacle. La fenêtre rehausse ainsi, tel un écrin, les qualités plastiques du paysage, ainsi que le relève d’ailleurs l’ami du héros, Leontin, lorsqu’il découvre, de sa fenêtre, une ’vue mystérieuse’ :

‘Das Schlafzimmer der beiden Gäste war sehr nett und sauber zubereitet, die Fenster gingen auf den Garten hinaus. Eine geheimnisvolle Aussicht eröffnete sich dort über den Garten weg in ein weites Tal, das in stiller, nächtlicher Runde vor ihnen lag. In einiger Ferne schien ein Strom zu gehen, Nachtigallen schlugen überall aus den Tälern herauf. Das muß hier eine schöne Gegend sein, sagte Leontin, indem er sich zum Fenster hinauslehnte. (Livre 1, chap. 7, p. 69)’

Le geste du spectateur qui s’accoude à la fenêtre vient souligner ici l’appréciation esthétique.

Ainsi, la fenêtre se distingue des topoï introductifs traditionnels, tels que l’ouverture d’une porte, l’entrée d’un personnage dans un nouvel espace, ou l’ascension d’un lieu élevé, dans la mesure où elle redouble, par le ’cadre’ qu’elle instaure, l’effet  ’d’emboîtement’780 que génère toute description.

Par ailleurs, la récurrence de la formule ’er stellte sich ans Fenster’ et de ses variantes dans le roman de Eichendorff nous indique que l’utilisation ’hypertrophiée’ du motif de la fenêtre n’est pas l’apanage des adeptes du naturalisme, ainsi que l’affirme P. Hamon. En réalité, l’absence fréquente d’une démarcation ’clausurale’ (fermeture de la fenêtre) dans le roman Ahnung und Gegenwart, jointe à un élargissement du champ visuel du spectateur, nous inciterait plutôt à réduire la fonction de ce motif à celle d’un simple artifice rhétorique, qui ne serait pas même destiné à renforcer le caractère ’réaliste’ de la description. Reprenons par exemple ce passage du roman, dans lequel Friedrich aperçoit par les fenêtres d’un pavillon de campagne un paysage panoramique. L’indication rapide de la position du spectateur (’Er machte alle Fenster weit auf, so daß [...] er von allen Seiten die Landschaft [...] sah’) fait place à une brève description, ’embrayée’ par la formule ’Dann stellte er sich ans Fenster’ :

‘Dann stellte er sich ans Fenster. Man sah von dort weit in das Gebirge. Ein Strom ging in der Tiefe, an welchem eine hellglänzende Landstraße hinablief. Die heißen Sonnenstrahlen schillerten über dem Tale, die ganze Gegend lag unten in schwüler Ruhe. Draußen vor der offenen Tür spielte und sang der Harfenist immerfort. Friedrich sah den Wolken nach, die nach jenen Gegenden hinaussegelten, die er selber auch bald begrüßen sollte. O Leben und Reisen, wie bist du schön! rief er freudig, zog dann seinen Diamant vom Finger und zeichnete den Namen Rosa in die Fensterscheibe. (Livre 1, chap. 2, p. 14)’

Loin de donner lieu à une description précise des différents éléments composant ces vues encadrées, l’ouverture de la fenêtre permet au spectateur de découvrir un paysage étendu, aux contours estompés. L’indétermination de cette représentation est engendrée par la conjonction d’indéfinis (’man sah’, ’ein Strom’, ’eine [...] Landstraße’) et de pluriels génériques (’die heißen Sonnenstrahlen’, ’den Wolken’, ’jenen Gegenden’), rarement accompagnés d’adjectifs. La luminosité particulière du paysage (’hellglänzende Landstraße’, ’die heißen Sonnenstrahlen schillerten’) est ici privilégiée au détriment des formes et des couleurs.

De plus, la présence du cadre de la fenêtre, dont la fonction première est de circonscrire précisément un fragment de nature, n’exclut nullement une dilatation du regard, porté tout d’abord au loin (’man sah von dort weit in das Gebirge’), puis en hauteur (’Friedrich sah den Wolken nach’). En d’autres termes, le cadre ne semble être posé que pour être ensuite débordé par le regard du spectateur, ainsi que l’indique très clairement la formule ’die ganze Gegend’. La description s’achève ainsi non par une démarcation ’clausurale’ (indication d’un changement de posture par exemple), mais par l’exclamation du spectateur (’O Leben und Reisen, wie bist du schön!’), qui inscrit ’dans’ la vitre (’in die Fensterscheibe’) le nom de sa bien-aimée. Cette prise de possession sentimentale, particulièrement soulignée par la préposition ’in’, indique que la fenêtre cesse ici de jouer le rôle d’une ’grille optique’, selon l’expression employée par P. Hamon781, pour devenir le support d’un état d’âme.

Cette extension du champ visuel, au-delà des limites imposées par le cadre de la fenêtre, n’est pas un procédé isolé dans l’oeuvre de Eichendorff. Nous le retrouvons non seulement très fréquemment dans le roman Ahnung und Gegenwart, mais également dans ses nouvelles, comme, par exemple, dans ce passage du récit Das Marmorbild :

‘Er sprang von seinem Bett und öffnete das Fenster. Das Haus lag am Ausgange der Stadt, er übersah einen weiten stillen Kreis von Hügeln, Gärten und Tälern, vom Monde klar beschienen. Auch da draußen war es überall in den Bäumen und Strömen noch wie im Verhallen und Nachhallen der vergangenen Lust, als sänge die ganze Gegend leise, gleich den Sirenen, die er im Schlummer gehört782.’

Le signal qui permet d’introduire la description, l’ouverture de la fenêtre, est ici explicitement formulé. Néanmoins, nous pouvons constater, une nouvelle fois, que cette démarcation initiale est purement factice, puisqu’elle ne ménage aucunement, comme le confirme l’absence de tout repérage déictique, la mise en perspective du panorama contemplé. La dilatation du champ visuel est accentuée par l’effacement des plans intermédiaires. Le regard du spectateur semble ainsi directement happé par la chaîne de ’collines’, de ’jardins’ et de ’vallées’ qui vient ceindre l’horizon. L’effacement de la démarcation ’clausurale’ (fermeture de la fenêtre) invite à une rêverie infinie, véhiculée par les composantes musicales (le bruissement des ’arbres’ et des ’cours d’eau’) de ce paysage.

Ces premières réflexions sur la fonction du motif de la fenêtre chez Eichendorff mènent donc à un paradoxe apparent : la représentation du paysage semble en effet répondre au besoin de circonscrire et de sertir un fragment de nature à l’aide d’un ’cadre’ qui, pourtant, dès lors qu’il est posé, tend à être débordé par le regard du spectateur. Ainsi, avant de pousser plus loin notre analyse, nous devons tenter de résoudre ce paradoxe, en faisant appel à la conception romantique de l’oeuvre d’art, telle qu’elle apparaît notamment dans les écrits philosophiques et esthétiques de F. W. J. Schelling.

Notes
777.
778.

254 Cf. supra : 1. 1. 3., p. 29.

255 Nous renvoyons aux réflexions que nous avons développées dans la première partie de notre étude, notamment sur la mise en scène du paysage littéraire (cf. supra : 1. 2. 2., p. 38 sq.). Rappelons simplement qu’en littérature, l’utilisation du motif de la fenêtre (son ouverture, puis sa fermeture) permet également de ménager l’intégration narrative de la description, digression plus ou moins longue qui interrompt le cours du récit.

779.

256 Nous reprenons ici l’expression de P. Hamon (’[...] le fait que la description n’ait pas à première vue de statut générique et sémantique particulier [...], qu’elle provoque un effet d’emboîtement – texte dans le texte -, impliquera peut-être que la description, plus que toute autre unité discursive, ait à se désigner elle-même comme telle [...].’, in : Introduction à l’analyse du descriptif, op. cit., p. 169).

780.
781.

257 Ibid., p. 193. Ces ’grilles optiques’, ’centrées sur un observateur’, permettent de structurer la perception du paysage, qui, comme le rappelle P. Hamon, ’est non seulement décor, mais ‘cadastre’ ’  : ’Une porte ou une fenêtre, par exemple, sont non seulement des ‘cadres’, mais des ‘croisées’, la vision déclenche une division [...], le contemplateur découpe l’objet contemplé en un templum, selon une grille qui en ventilera les parties [...]’.

782.

258 J. v. Eichendorff, Das Marmorbild, in : op. cit., p. 535.