Le problème que soulève l’utilisation du motif de la fenêtre dans des textes descriptifs et qui tient à la difficulté de concilier la limitation imposée par un ’cadre’ et l’attraction visuelle émanant des lointains nous incite à exposer, ne serait-ce que rapidement, les réflexions de Schelling, proche de l’esthétique du premier romantisme, sur la nature de l’oeuvre d’art. Dans la seconde partie de son ouvrage System des transzendentalen Idealismus (1800), Schelling se propose de définir l’essence du ’produit’ artistique783. Ce dernier se distingue tout d’abord par sa capacité de refléter ’l’identité’ du conscient et de l’inconscient784. C’est sur cette faculté synthétique, permettant d’allier la ’nature’ à la ’liberté’, que repose le véritable caractère de l’oeuvre d’art, définie comme une ’infinitude inconsciente’ :
‘Der Grundcharakter des Kunstwerks ist also eine bewußtlose Unendlichkeit [Synthesis von Natur und Freiheit]. Der Künstler scheint in seinem Werk außer dem, was er mit offenbarer Absicht darein gelegt hat, instinktmäßig gleichsam eine Unendlichkeit dargestellt zu haben, welche ganz zu entwickeln kein endlicher Verstand fähig ist785.’En des termes qui rappellent ceux qu’emploie Schiller dans ses écrits esthétiques, notamment dans son essai Über Matthissons Gedichte (1794)786, Schelling conçoit la création artistique comme un jeu entre l’infinie liberté de l’artiste et la nécessité inhérente à toute reproduction objective de la nature. Ainsi, la beauté d’une oeuvre d’art se mesure à sa capacité de représenter, sous une forme ’finie’, un ’infini’ :
‘Jede ästhetische Produktion geht aus von einer an sich unendlichen Trennung der beiden Thätigkeiten [der bewußten und der bewußtlosen], welche in jedem freien Produciren getrennt sind. Da nun aber diese beiden Thätigkeiten im Produkt als vereinigt dargestellt werden sollen, so wird durch dasselbe ein Unendliches endlich dargestellt. Aber das Unendliche endlich dargestellt ist Schönheit787.’Ce que la philosophie n’est pas à même de représenter ’extérieurement’, à savoir cette ’identité’ du conscient et de l’inconscient, l’oeuvre d’art l’objective, en inscrivant en quelque sorte cet ’infini’ dans une représentation nécessairement limitée788.
Par conséquent, l’essence même de l’art réside selon Schelling en une médiation possible entre le fini et l’infini, entre le réel et l’idéal. L’oeuvre d’art est cette ’ouverture’ qui donne accès à ce ’monde de l’imagination’ (’Phantasiewelt’) idéal, et qui ne trouve dans le monde ’réel’ qu’un reflet imparfait :
‘Jedes herrliche Gemälde entsteht dadurch gleichsam, daß die unsichtbare Scheidewand aufgehoben wird, welche die wirkliche und idealische Welt trennt, und ist nur die Oeffnung, durch welche jene Gestalten und Gegenden der Phantasiewelt, welche durch die wirkliche nur unvollkommen hindurchschimmert, völlig hervortreten. Die Natur ist dem Künstler nicht mehr, als sie dem Philosophen ist, nämlich nur die unter beständigen Einschränkungen erscheinende idealische Welt, oder nur der unvollkommene Widerschein einer Welt, die nicht außer ihm, sondern in ihm existiert789.’L’art est cet ’organon’, pour reprendre le terme de Schelling, qui permet au ’monde des idées’ de se révéler sous une forme extérieure.
Nous retiendrons dans un premier temps cette idée selon laquelle l’oeuvre d’art est une ’ouverture’ (’Oeffnung’) sur l’imaginaire, car c’est précisément sur ce point que les réflexions esthétiques de Schelling rejoignent celles que nous inspire, dans un premier temps, l’utilisation du motif de la fenêtre chez Eichendorff. En effet, de même que Schelling affirme que, ’sans limitation, l’infini ne saurait apparaître’790, Eichendorff semble subordonner la représentation du lointain à la présence d’un ’cadre’ qui autorise un double enchâssement, celui de la description dans le récit et celui du paysage dans un écrin.
Nous soulignerons ensuite l’étroite correspondance qu’établit ici Schelling, conformément aux idées qu’il développe par ailleurs dans ses écrits philosophiques791, entre la nature, dotée d’une ’force originelle sacrée et éternellement créatrice’792, et le moi. Toute représentation de la nature, qu’elle soit picturale ou littéraire, est en quelque sorte réflexive, puisqu’elle renvoit à l’individu, ne serait-ce qu’imparfaitement, son propre reflet. La conception de la nature que développe Eichendorff dans ses romans et nouvelles témoigne également de cette même réflexivité. Ainsi, au jugement quelque peu ironique que porte Leontin sur le choix d’une existence ’poétique’, uniquement consacrée au voyage et aux Muses, Friedrich oppose la vertu magique du sentiment, propre à transfigurer le monde :
‘Du solltest nicht so reden, entgegnete Friedrich. Wenn wir von einer innern Freudigkeit erfüllt sind, welche, wie die Morgensonne, die Welt überscheint und alle Begebenheiten, Verhältnisse und Kreaturen zur eigentümlichen Bedeutung erhebt, so ist dieses freudige Licht vielmehr die wahre göttliche Gnade, in der allein alle Tugenden und großen Gedanken gedeihen, und die Welt ist wirklich so bedeutsam, jung und schön, wie sie unser Gemüt in sich selber anschaut. (Livre 1, chap. 5, p. 38)’C’est grâce à cette ’flamme’ intérieure que le monde s’anime et prend son sens, pour finalement devenir le ’miroir sympathétique’793 de notre état d’âme.
Plus précisément, les quelques exemples que nous avons cités afin de mettre en évidence la fonction narrative du motif de la fenêtre chez Eichendorff ont montré que, faute d’une démarcation ’clausurale’, les descriptions de paysage s’ouvrent fréquemment sur un monde plus ’intérieur’, nourri de la nostalgie et de l’imagination du spectateur. Parfois même, comme dans ce passage du roman Ahnung und Gegenwart, la contemplation d’un paysage par la fenêtre se solde presque immédiatement, sans qu’aucun élément constitutif de ce morceau de nature ne soit réellement désigné, par une introspection :
‘Er lehnte sich zum Fenster hinaus und übersah die schöne, noch gar wohl bekannte Gegend, und sein ganzer damaliger Zustand wurde ihm dabei so deutlich, wie wenn man ein lange vergessenes, frühes Gedicht nach vielen Jahren wieder liest, wo alles vergangen ist, was einen zu dem Liede verführt. Wie anders war seitdem alles in ihm geworden! (Livre 3, chap. 20, p. 216)’L’interruption de l’action par cette brève pause contemplative, amorcée par l’expression ’er lehnte sich zum Fenster hinaus’, semble engendrer presque mécaniquement la résurgence du passé, sous la forme ’d’un regard en arrière’ qui, comme nous le verrons par la suite794, se révélera salutaire.
Toutefois, les réflexions de Schelling sur la nature de l’oeuvre d’art ne nous permettent de résoudre que partiellement le paradoxe relevé au début de notre étude. Car si la fenêtre est effectivement une ’ouverture’ qui permet de faire naître, dans un espace étroitement circonscrit, une rêverie infinie, elle marque également un seuil que le spectateur, figé dans une attitude hiératique, n’est pas autorisé à franchir. Le désir de s’abandonner à l’appel du lointain est délibérément contenu par cette mise à distance du paysage qu’opère la fenêtre.
C’est à l’analyse de cette ambivalence inhérente au ’mécanisme’ même de la fenêtre que nous allons nous consacrer à présent. La frontière matérialisée par le ’cadre’ n’est-elle qu’un ’démarcatif’ descriptif, ainsi que l’affirme P. Hamon, et, par conséquent, qu’un obstacle factice à l’ouverture du regard ? À l’inverse, la récurrence de ce motif, que l’on aurait sitôt tendance à taxer de stéréotype, ne masquerait-elle pas chez Eichendorff une certaine réserve idéologique à l’égard d’une nature qui, jusqu’alors, était plutôt le lieu d’une fusion mystique ? C’est à ces questions que nous allons tenter maintenant d’apporter une réponse, en analysant plus précisément l’ordonnance des paysages perçus par la fenêtre dans le roman de Eichendorff.
259 F. W. J. Schelling, System des transzendentalen Idealismus, in : Schellings Werke, éd. par M. Schröter, Munich 1927, vol. 2 (Schriften zur Naturphilosophie 1799-1801). Cf. § 2, p. 619 sq.
260 ’Das Kunstwerk reflektirt uns die Identität der bewußten und der bewußtlosen Thätigkeit.’, in : ibid., p. 619.
261 Ibid.
262 Cf. supra : 1. 1. 3., p. 30 sq.
263 F. W. J. Schelling, op. cit., p. 620.
264 ’Wenn die ästhetische Anschauung nur die objektiv gewordene transzendentale [intellektuelle] ist, so versteht sich von selbst, daß die Kunst das einzige wahre und ewige Organon zugleich und Document der Philosophie sey, welches immer und fortwährend aufs neue beurkundet, was die Philosophie äußerlich nicht darstellen kann, nämlich das Bewußtlose im Handeln und Produciren und seine ursprüngliche Identität mit dem Bewußten.’, in : ibid., p. 627-628. Schelling reprend cette même idée dans ses Aphorismes : ’Das Endliche nur aufgelöst im Unendlichen zu sehen, ist der Geist der Wissenschaft: das Unendliche in der ganzen Begreiflichkeit des Endlichen in diesem zu schauen, ist der Geist der Kunst.’ (in : F. W. J. Schelling, Aphorismen zur Einleitung in die Naturphilosophie (1805-1806), in : Schellings Werke, op. cit., vol. 4, p. 76).
265 Ibid. (terme souligné par nous).
266 ’[...] denn ohne Begrenzung könnte das Grenzenlose nicht erscheinen [...]’ (F. W. J. Schelling, Über das Verhältnis der bildenden Künste zur Natur (Rede zum Namensfest des Königs) (1807), in : Schellings Werke, op. cit., vol. 3 (Zur Philosophie der Kunst 1803-1817), p. 410.
267 Cf. notamment : Philosophie der Kunst. Besonderer Teil et Über das Verhältnis der bildenden Künste zur Natur, in : Schellings Werke, op. cit., vol. 3, p. 134 sq. et 388 sq.
268 ’Ist [die Natur] doch dem einen nichts mehr als das todte Aggregat einer unbestimmbaren Menge von Gegenständen, oder der Raum, in den er sich die Dinge wie ein Behältnis gestellt denkt; [...] dem begeisterten Forscher allein die heilige, ewig schaffende Urkraft der Welt, die alle Dinge aus sich selbst erzeugt und werkthätig hervorbringt.’, in : Über das Verhältnis der bildenden Künste zur Natur, op. cit., p. 393.
269 Nous empruntons cette expression à G. Hoffmeister, éditeur du roman de Eichendorff, Ahnung und Gegenwart, dans l’édition Reclam (Stuttgart 1984). Cf. postface p. 397.
270 Nous reviendrons plus loin sur cette introspection du personnage, et qui intervient à un moment crucial de son évolution. Cf. infra p. 249.