- Vers un symbolisme plus ’objectif’ ?

Après avoir décidé de quitter l’univers corrompu de la Résidence, vouée au ’faste profane’814, et de rejoindre les ’vertes forteresses de la liberté’ (’kommen wir wieder zurück auf unsere grünen Freiheitsburgen!’815), Friedrich et Leontin parviennent, après plusieurs jours de voyage, au sommet de massifs élevés. Ils découvrent alors, à leur plus grand étonnement, un jardin agencé à l’anglaise, aux allées labyrinthiques :

‘Ein niedlicher Schlangenpfad, mit weißem Sande ausgestreut, führte sie dort bis an ein großes, dichtes Gebüsch von meist ausländischen Sträuchern, wo er sich plötzlich in zwei Arme teilte. Sie schlugen nun jeder für sich allein einen derselben ein, um desto eher zu einer erwünschten Entdeckung zu gelangen.Doch diese schmalen Pfade gingen seltsam genug in einem ewigen Kreise immerfort um sich selber herum, so daß die beiden Grafen, je emsiger sie zuschritten, zwar immer ganz nahe blieben, aber einander niemals erjagen oder zusammenkommen konnten. (Livre 3, chap. 21, p. 238, termes soulignés par nous)’

Déroutés par la configuration ’fantastique’816 de ce jardin, les deux compagnons préfèrent rebrousser chemin. Ils traversent ensuite une région de plus en plus amène et que Friedrich reconnaît, sans pour autant y avoir jamais vécu :

‘Friedrich hatte lange unverwandt in die Gegend vor sich hinausgesehen, dann hielt er plötzlich an und sagte: Ich weiß nicht, wie mir ist, diese Aussicht ist mir so altbekannt, und doch war ich, solange ich lebe, nicht hier. (ibid.)’

Cependant, dès lors qu’il s’approche du sommet de la montagne qui domine cette région étrange, Friedrich identifie soudainement cette dernière comme étant sa ’patrie’ :

‘Je weiter sie kamen, je erinnernder und sehnsüchtiger sprach jede Stelle zu ihm; oft verwandelte sich auf einmal alles wieder, ein Baum, ein Hügel legte sich fremd vor seine Aussicht wie eine uralte, wehmütige Zeit, doch konnte er sich durchaus nicht besinnen.
So hatten sie nach und nach den Gipfel des Berges erreicht. Freudig überrascht standen sie beide still, denn eine überschwengliche Aussicht über Städte, Ströme und Wälder, soweit die Blicke in das fröhlichbunte Reich hinauslangten, lag unermeßlich unter ihnen. Da erinnerte sich Friedrich auf einmal; das ist ja meine Heimat! rief er, mit ganzer Seele in die Aussicht versenkt. Was ich sehe, hier und in die Runde, alles gemahnt mich wie ein Zauberspiegel an den Ort, wo ich als Kind aufwuchs! Derselbe Wald, dieselben Gänge – nur das schöne, altertümliche Schloß finde ich nicht wieder auf dem Berge. (ibid., p. 240-241)’

Ce passage permet d’éclairer après coup l’errance des deux personnages dans ce ’dédale’ paysager. Le chemin du retour qu’emprunte Friedrich, escorté par Leontin, se révèle être également celui du souvenir, qui se double d’une introspection, clairement indiquée ici par l’étymologie du verbe allemand ’(sich) er-innern’. L’image du labyrinthe, jointe à la résurgence des souvenirs au fur et à mesure que chemine le héros, nous incite à rapprocher ce passage du texte de Tieck, Die Freunde. En effet, comme nous l’avons vu, l’errance du personnage principal de ce récit, L. Wandel, est associée de la même manière à la réminiscence d’un passé lointain. En outre, la progression rapide de ce dernier à travers une ’épaisse forêt’ s’accompagne d’une perte d’acuité visuelle817. Or, c’est précisément sur ce point que divergent le parcours de L. Wandel et celui de Friedrich, deux personnages opposés d’emblée par leur symbolique onomastique. En effet, le cheminement du second conduit non pas à la découverte d’un monde irréel, nourri de l’imagination et de l’inconscient, mais à celle d’un vaste panorama montagneux, dans la contemplation duquel s’abîme le spectateur :

‘Er fühlte schaudernd seinen eigenen Lebenslauf in den geheimnisvollen Kreis dieser Berge mit hineingezogen.
Er setzte sich voller Gedanken auf das steinerne Grabmal und sah in die Täler hinunter, wie die Welt da nur noch in einzelnen, großen Farbenmassen durcheinander arbeitete, in welche Türme und Dörfer langsam versanken, bis er dann still wurde wie über einem beruhigten Meere. Nur das Kreuz auf ihrem Berge oben funkelte noch lange golden fort.(Livre 3, chap. 21, p. 241-242)’

C’est par une représentation plastique, qui rappelle certains tableaux de C. D. Friedrich, tels que Morgen im Riesengebirge, où l’on retrouve le motif de la croix, et Wanderer über dem Nebelmeer 818, et non par une vision onirique, comme dans le récit Die Freunde, que le narrateur traduit le processus de maturation intérieure de son personnage. Ce dernier puise en quelque sorte dans le spectacle des forces cosmiques (’wie die Welt da nur noch in einzelnen, großen Farbenmassen durcheinander arbeitete’) une force nécessaire à son ’travail’ personnel. Tandis que, dans le texte de Tieck, les contours du paysage sont progressivement gommés par des visions intérieures qui reposent sur une perception non plus visuelle, mais auditive819, chez Eichendorff, c’est dans ce ’cercle mystérieux’ des massifs environnants que vient s’inscrire la destinée de Friedrich. Celle-ci est figurée une nouvelle fois par une croix, seul élément nettement perceptible dans un monde fondu dans l’uniformité (’in einzelnen, großen Farbenmassen’, ’in welche Türme und Dörfer langsam versanken’).

Ainsi, la corrélation symbolique que semble établir Eichendorff, à l’instar de Tieck, entre l’errance du personnage et son cheminement intérieur s’achève non par une disparition du réel, absorbé en quelque sorte par la résurgence des souvenirs, mais par une contemplation effective qui permet à l’individu de découvrir sa véritable voie. En d’autres termes, le traitement symbolique du paysage chez Eichendorff se traduit par une intériorisation moins excessive de la représentation, même si le panorama perçu par le spectateur placé en hauteur tend encore à ’se fondre’ dans la contemplation religieuse.

De plus, l’organisation spatiale du récit semble correspondre à un axe vertical, selon lequel le monde ’profane’, dont la Résidence est la représentation synecdotique820, s’oppose à la sphère religieuse, qui est circonscrite, à la fin du roman, par le ’jardin du cloître’821, situé en hauteur. Cette fragmentation symbolique de l’espace du récit s’accompagne d’un jugement de valeur qu’exprime très clairement Leontin dans le passage suivant :

‘Es gewitterte indes immer stärker und näher. Leontin bestieg schnell eine hohe Tanne, die am Abhange stand, um das Wetter zu beschauen. [...] Ich sehe in das Städchen, in alle Straßen hinab, rief Leontin von oben, wie die Leute eilig hin und her laufen [...]. Den Rhein seh ich kommen, zu dem alle Flüsse des Landes flüchten, langsam und dunkelgrün, Schiffe rudern eilig ans Ufer, eines seh ich mit Gott gerad aus fahren; fahre, herrlicher Strom! Wie Gottes Flügel rauschen, und die Wälder sich neigen, und die Welt still wird, wenn der Herr mit ihr spricht! Wo ist dein Witz, deine Pracht, deine Genialität? Warum wird unten auf den Flächen alles eins und unkenntlich wie ein Meer, und nur die Burgen stehen einzeln und unterschieden zwischen den wehenden Glockenklängen und schweidenden Blitzen? Du könntest mich wahnwitzig machen unten, erschreckliches Bild meiner Zeit, wo das zertrümmerte Alte in einsamer Höhe steht, wo das Einzelne gilt und sich, schroff und scharf im Sonnenlichte abgezeichnet, hervorhebt während das Ganze in farblosen Massen gestaltlos liegt, wie ein ungeheurer, grauer Vorhang, an dem unsere Gedanken, gleich Riesenschatten aus einer andern Welt, sich abarbeiten. (Livre 2, chap. 15, p. 174-175)’

Dans cette position dominante, qui évoque celle de l’aéronaute Gianozzo dans le récit de Jean Paul, Des Luftsschiffers Gianozzo Seebuch, Leontin juge à distance ’l’image effroyable’ de son époque. C’est au poème de Klopstock ’Die Frühlingsfeyer’ que l’on pense aussi spontanément à la lecture de ce passage, notamment lorsqu’apparaît la formule ’die Wälder neigen sich’822 et que Dieu est invoqué. Toutefois, le panthéisme dithyrambique de Klopstock fait ici place au constat amer de l’uniformité désolante du monde ici-bas (’eins und unkenntlich wie ein Meer’, ’in farblosen Massen gestaltlos’). La prise de position critique de Leontin, écoeuré par la faillite des valeurs morales traditionnelles, induit un clivage spatial : aux ’étendues’ indistinctes que Leontin perçoit tout ’en bas’ (’unten auf den Flächen’) et qu’il assimile à l’univers des philistins sont opposées les ’hauteurs’ solitaires (’in einsamer Höhe’), sur lesquelles se dressent les ’forteresses’ de l’authentique noblesse. Cette dépréciation du ’bas monde’ est particulièrement manifeste dans les propos que tient Leontin, lorsqu’il relate par exemple ses aventures, qui l’ont, temporairement, séparé de Friedrich :

‘Unter solchen moralischen Betrachtungen ritt ich über das Gebirge fort, und es tat mir recht ohne allen Hochmut leid, wie da alle die Städte und Dörfer gleich Ameisenhaufen und Maulwurfshügeln so tief unter mir lagen ; denn ich habe nie mehr Menschenliebe, als wenn ich weit von den Menschen bin. (Livre 3, chap. 20, p. 220-221)’

La philanthropie de Leontin se mesure à l’aune de son éloignement du monde philistin, désigné ici par des formules péjoratives telles que ’fourmilières’ (’gleich Ameisenhaufen’) et ’taupinières’ (’[gleich] Maulwurfshügeln’)823.

L’étude de l’organisation spatiale du roman Ahnung und Gegenwart permet donc de mettre en évidence un ’espace’ éthique, composé de deux univers distincts, l’un, uniforme et plat, l’autre, montagneux, qui désignent chacun, par une synecdocque généralisante, deux idéologies antinomiques. Le ’voyage de formation’ du comte Friedrich se solde par la retraite de ce dernier dans un monastère, substitut spirituel de ce ’beau château antique’824 que Friedrich ne retrouve plus dans le paysage originel de son enfance. Le roman s’achève par un ’tableau’ final, dont les plans successifs correspondent à des options existentielles différentes. Nous relèverons toutefois le caractère irréaliste de ce paysage ’allemand’, qui offre une vue à la fois sur l’océan, perceptible à l’horizon, et sur des fleuves et des vignobles qui occupent les seconds plans du ’tableau’825.

Ainsi, en dépit de leur plus grande dimension plastique, traduite notamment par une tentative, encore timide, de structuration spatiale, les représentations du paysage dans le roman de Eichendorff conservent un caractère allégorique, comme le confirment non seulement la première description que nous trouvons au début du récit, mais également les diverses représentations de paysages ’au second degré’ que nous avons répertoriées dans notre introduction à cette étude.

Notes
814.

290 Le jugement que porte Leontin sur la conduite de sa soeur Rosa, qui renonce à l’amour de Friedrich pour épouser le prince héritier, est tout à fait explicite : ’Denn Rosa zeigte sich eben an der Seite ihres Bräutigams am Fenster. Man konnte sie deutlich sehen. Ihre blendende Schönheit, mit einem reichen Diadem von Edelsteinen geschmückt, funkelte und blitzte bei den vielen Lichtern manches Herz zu Asche. – So hatte sie ihr höchstes Ziel, die weltliche Pracht und Herrlichkeit, erreicht. – Sie taugte niemals viel, Weltfutter, nichts als Weltfutter, schimpfte Leontin ärgerlich immerfort.’ (ibid., Livre 3, chap. 21, p. 237).

815.

291 In : ibid.

816.

292 ’[...] die unruhig phantastische Spielerei der Gartenanlage [...]’, in : ibid., p. 240.

817.

293 Dans le roman Ahnung und Gegenwart (chap. 21), le narrateur associe de la même manière l’image du labyrinthe à une confusion à la fois ’visuelle’ et ’spirituelle’ : ’Um desto willkommener war es ihnen, endlich einen Menschen zu finden, der ihnen aus diesem wunderbaren Labyrinthe heraushelfe, in dem ihre Augen sowie ihre Gedanken verwirrt und verloren waren.’ ( in : op. cit., Livre 3, chap. 21, p. 242, termes soulignés par nous).

818.

294 Cit. plus haut p. 219 et p. 140. Nous renvoyons ici à l’article de D. Iehl (’Über einige Aspekte der Landschaft bei Friedrich und Eichendorff’, in : Aurora, op. cit., 43, 1983, p. 124-133), qui procède notamment à une comparaison, à la fois structurelle et thématique, entre ce passage du roman Ahnung und Gegenwart et le tableau de Friedrich Morgen im Riesengebirge (p. 128 sq.).

819.

295 Cf. supra : 4. 2. 1., p. 200.

820.

296 Cf. supra p. 248, note 290.

821.

297 Nous songeons ici au ’tableau’ de paysage qui clôt le roman et que nous avons cité au début de cette étude (cf. supra p. 229)

822.

298 Cf. supra : 3. 1.,1., p. 120 sq. Le fleuve qui, dans l’ode de Klopstock, reste indéterminé (’der Strom’) devient chez Eichendorff le ’Rhin’ ( ’den Rhein seh ich kommen’), symbole dans le roman des ’temps passés’ et de ’l’enthousiame impérissable’ (’[...] den Strom vergangener Zeiten und unvergänglicher Begeisterung, den königlichen Rhein’, in : op. cit., Livre 2, chap. 15, p. 172).

823.

299 Dans un autre passage, Leontin juge également ’insupportable’ la ’racaille ici-bas’ (’[...] Das Pack da unten ist mir unerträglich [...]’, in : ibid., Livre 2, chap. 17, p. 193), une formule qui, à nouveau, nous rappelle la causticité des propos de l’aéronaute Gianozzo.

824.

300 Cf. cit. supra p. 249.

825.

301 Cet aspect irréaliste est également souligné par E. Schwarz : ’Man könnte naiv fragen, was das denn für Berge in Deutschland seien (mit einem Kloster auf dem Gipfel), von wo man auf der einen Seite den Ozean, auf der anderen Flüsse und Weingärten sehen kann? Von welchen Häfen liefen im neunzehnten Jahrhundert Schiffe mit einem einzigen Segel nach Amerika aus? Was man durch solch pedantische Insistenz allenfalls gewinnen würde, wäre erneute Bestätigung, daß dies keine ‘realistische’ Landschaft sein könne.’ (E. Schwarz, ’Joseph von Eichendorff : Ahnung und Gegenwart’, in : Interpretationen. Romane des 19. Jahrhunderts, Stuttgart 1992, p. 174-202).