Le recours à un motif traditionnellement utilisé par les peintres, comme le rappelle J. A. Schmoll, comme une ’métaphore de l’oeil’836, permet non seulement d’opérer la mise en perspective du paysage contemplé, mais également de rehausser ses qualités plastiques.
Toutefois, cette esthétisation de la représentation, jointe, en littérature, à la fonction ’démarcative’ du motif de la fenêtre, n’est pas la seule particularité de l’oeuvre de Eichendorff. En effet, paradoxalement, le ’cadre’ de la fenêtre ne semble être posé que pour être ensuite débordé par le regard du spectateur, attiré par le spectacle d’étendues infinies.
Nous avons cherché tout d’abord à résoudre ce paradoxe apparent en nous référant aux réflexions de Schelling sur la nature de l’oeuvre d’art. Nous avons ainsi relevé l’idée d’une ’réflexivité’ propre à la conception romantique de l’art, telle que la conçoit notamment F. Schlegel837. L’impossibilité de donner une image exacte de l’immensité de la nature conduit l’artiste non à représenter les objets tels qu’ils sont, mais tels qu’ils ’apparaissent’, comme le rappelle A. W. Schlegel dans son essai dialogique Die Gemälde 838. L’essence de la peinture réside non pas en une imitation du réel, mais en une ’idéalisation’ de ’l’apparence’ :
‘[...] Sie [die Mahlerey] ist ja eigentlich die Kunst des Scheines, wie die Bildnerey die Kunst der Formen; [...] sie soll den Schein idealisieren. [...] Der Mahler giebt ihm einen Körper, eine selbständige Existenz außer unserm Organ : er macht uns das Medium alles Sichtbaren selbst zum Gegenstande839.’L’utilisation du motif de la fenêtre dans la peinture romantique illustre parfaitement cet ’art de l’apparence’. En dépouillant ses paysages perçus par une fenêtre de tout élément superflu, C. D. Friedrich fait de la fenêtre, souvent représentée à mi-distance du premier plan, comme par exemple dans le tableau Frau am Fenster 840, et par la médiation de laquelle s’opère la perception du réel (’das Medium alles Sichtbaren’), le véritable sujet de la représentation.
Le recours presque systématique au motif de la fenêtre chez Eichendorff, ainsi que l’indétermination frappante de ses paysages, qui reposent sur des formules stéréotypées récurrentes, ont pu nous inciter à considérer comme ’réflexives’, au sens où l’entendent les frères Schlegel, ces représentations ’encadrées’. Or, l’étude de la composition de certaines descriptions de paysages dans le roman Ahnung und Gegenwart a révélé également la présence d’un espace intermédiaire, au centre duquel naît un mouvement de va-et-vient, entre le proche et le lointain. En instaurant ce réseau de relations spatiales, Eichendorff semble vouloir éviter toute projection immodérée du spectateur dans l’infini du paysage.
C’est par la présence de cet espace substantiel, qu’a soulignée notamment, en des termes toutefois excessifs, R. Alewyn841, et par le maintien d’un seuil entre le spectateur, tenu de rester au premier plan, et le fragment de nature contemplé que les paysages de Eichendorff se distinguent des descriptions romantiques de la nature, ainsi que l’affirme par exemple E. Schwarz :
‘Anders als die Romantiker gebraucht Eichendorff seine Landschaften niemals als Spiegelungen oder Projektionen von Gefühlen, weder seiner eigenen noch derjenigen seiner Gestalten. Was diese Landschaften erzeugen, ist nämlich nicht Gefühl, sondern Raum, den eigentümlichen Raum der Eichendorffschen Welt, in der selbst die gewöhnlichsten Dinge und konventionellsten Geschehnisse sich ’poetisieren’842.’Il nous paraît toutefois indispensable de corriger ce jugement, selon lequel les paysages de Eichendorff seraient absolument réfractaires à toute projection affective, en rappelant la fonction symbolique de la fenêtre ouverte, au petit matin, sur un monde régénéré par le soleil levant.
Rappelons les deux ’voies’ que distingue Eichendorff dans ses réflexions théoriques sur le roman allemand du XVIIIe siècle, lorsqu’il s’agit de représenter, en dépit des contraintes inhérentes au mode d’expression poétique, ’l’infini’. L’impossibilité de reproduire, sous une forme fatalement limitée, l’immensité de la nature conduit le poète à opter soit pour une transcription allégorique des correspondances universelles et mystérieuses qui existent entre la nature et l’individu843, option qu’a choisie notamment Tieck, ainsi que nous l’avons constaté, soit pour une représentation ’symbolique’ tour à tour ’objective, plastique et épique’844. C’est à la faveur de ce type de représentation que des correspondances à la fois musicales (’die halbvernehmbaren Naturlaute’) et inconscientes (’was in der Menschenbrust gleichsam wie in Träumen zu uns spricht’) s’expriment librement, sans être codifiées au préalable, c’est-à-dire, selon les termes de Goethe, sans que ’l’image’ n’épuise totalement ’l’idée’. En développant des correspondances musicales entre la nature et l’âme du spectateur (le bruissement des forêts et des fleuves, l’écho magique du cor de postillon et des cloches matinales...), tout en introduisant, comme dans le roman Ahnung und Gegenwart par exemple, une dimension spatiale, Eichendorff cherche manifestement à emprunter cette seconde voie ’symbolique’ qu’il esquisse dans son essai théorique, sans renoncer pour autant, ainsi que nous l’avons constaté, à un mode de représentation allégorique, voire emblématique, du paysage.
De cette ambiguïté permanente naît la difficulté de cerner précisément la fonction de la représentation du paysage dans l’oeuvre de Eichendorff, caractérisée par sa position intermédiaire, dans l’histoire de la littérature allemande, entre romantisme et réalisme. L’étrange apostrophe personnelle qu’adresse subitement le narrateur omniscient à son ’curieux ami, complaisant et éprouvé’, sous les traits duquel se cache Kaplan Ciupke, compagnon par le coeur de Eichendorff, lorsqu’il était enfant, dans le dixième chapitre du roman Ahnung und Gegenwart, témoigne de cette dualité constitutive du poète, à la fois nostalgique et perspicace :
‘Und du seltsamer, guter, geprüfter Freund, ich brauche dich und mich nicht zu nennen; aber du wirst uns beide in tiefster Seele erkennen, wenn dir diese Blätter vielleicht einmal zufällig in die Hände kommen. Dein Leben ist mir immer vorgekommen, wie ein uraltes, dunkel verbautes Gemach mit vielen rauhen Ecken, das unbeschreiblich einsam und hoch steht über den gewöhnlichen Hantierungen der Menschen. Eine alte verstimmte Laute, die niemand mehr zu spielen versteht, liegt verstaubt auf dem Boden. Aus dem finstern Erker siehst du durch bunt und phantastisch gemalte Scheiben über das niedere, emsig wimmelnde Land unten weg in ein anderes, ruhiges, wunderbares, ewig freies Land. Alle die wenigen, die dich kennen und lieben, siehst du dort im Sonnenschein wandeln und das das Heimweh befällt auch dich. Aber dir fehlen Flügel und Segel, und du reißest in verzweifelter Lustigkeit an den Saiten der alten Laute, daß es mir oft das Herz zerreißen wollte. Die Leute gehen unten vorüber und verlachen dein wildes Geklimper, aber ich sage dir, es ist mehr als göttlicher Klang darin, als in ihrem ordentlichen, allgepriesenen Geleier. (Livre 1, chap. 10, p. 96-97, termes soulignés par nous)’L’incapacité de franchir le seuil que marque la fenêtre, désignée ici par synecdoque (’durch bunt und phantastisch gemalte Scheiben’), ne serait-ce que par ’l’envol’ de l’imagination (’aber dir fehlen Flügel und Segel’), médiation chère aux romantiques, est compensée ici par l’acuité de la perception visuelle, qui, si elle n’était pas altérée par le prisme ’fantastique’ de la fenêtre, pourrait être celle d’un observateur ’réaliste’. La position dominante du spectateur, ainsi que son détachement du monde philistin (’einsam und hoch [...] über den gewöhnlichen Hantierungen der Menschen’) rappelle l’attitude du cousin fantasque dans la nouvelle de Hoffmann, évoquée plus haut845, Des Vetters Eckfenster (1822). Toutefois, alors que dans ce texte de Hoffmann, la perception fragmentaire du monde, ayant pour objet non plus la nature, mais de petites scènes urbaines, sert, comme nous l’avons souligné, de tremplin à l’imagination, le recours au motif de la fenêtre chez Eichendorff traduit la volonté de se garder de toute fusion panthéiste de la nature, sans s’interdire pour autant de se réfugier dans le monde ’serein, merveilleux et éternellement libre’ (’in ein anderes, ruhiges, wunderbares, ewig freies Land’) de la création poétique.
Cet aparté spéculaire, enchâssé sans ménagement dans le récit, fait ainsi apparaître la signification symbolique du motif de la fenêtre dans l’oeuvre de Eichendorff, comme un ’seuil’ entre l’esthétique du premier romantisme et celle du réalisme846.
312 ’Hier klingt [...] das Fenster selbst als Symbol des Gesichtssinnes an, als ein Auge des Hauses, wie das Auge als Fenster im menschlichen Antlitz verstanden wird.’ (J. A. Schmoll, dit Eisenwerth, ’Fensterbilder. Motivketten in der europäischen Malerei’, in : L. Grote, Beiträge zur Motivkunde des 19. Jahrhunderts, Munich 1970, p. 13-165, cit. ici p. 20). L’auteur se réfère ici à un tableau de Van Loo (Famille du peintre avec camera obscura, 1764, Washington, National Gallery), dans lequel cet usage symbolique du motif de la fenêtre est renforcé par l’ajout d’un ’accessoire allégorique’, une camrera obscura, offerte au regard de l’enfant représenté au premier plan. Le ’mécanisme’ de la perception visuelle, doublement souligné (par la fenêtre et la camera obscura), devient ainsi le sujet de la représentation elle-même.
313 Nous renvoyons ici au fragment n°116 de l’Athenäum : ’[...] die romantische Poesie [kann] am meisten zwischen dem Dargestellten und dem Darstellenden frei von allem Interesse auf den Flügeln der poetischen Reflexion in der Mitte schweben, diese Reflexion immer wieder potenzieren und wie in einer endlosen Reihe von Spiegeln vervielfachen.’ (F. Schlegel, ’Athenäum-Fragment ’, in : Kritische Friedrich-Schlegel-Ausgabe, op. cit., vol. 2, p. 182-183.
314 ’Die Mahlerey unternimmt ja nicht die Gegenstände abzubilden wie sie sind, sondern wie sie erscheinen.’, in : ’Die Gemäld ’, op. cit., p. 55.
315 Ibid., p. 64.
316 Cf. reproduction n°8.
317 ’Sie [die Eichendorffschen Landschaften] haben [...] dieses gemeinsam: sie sind Schöpfungen aus Raum. Sie sind arm an gegenständlichem Inhalt und köperlicher Kontur, aber sie sind verschwenderisch ausgestattet mit räumlichen Relationen. Eichendorffs Landschaft ist reiner Raum, aus nichts gemacht als aus Bewegung, der konsequenteste Versuch, reinen Raum in der Dichtung darzustellen, den wir kennen.’, in : R. Alewyn, op. cit., p. 42.
318 E. Schwarz, op. cit., p. 195.
319 ’Die einen faßten alles Geheimnisvolle, das der Natur und dem Menschenleben einwohnt, in eine allgemeine Weltsymbolik zusammen, und suchten dann von oben herab das Bild dafür in der irdischen Erscheinung, als einer bloßen Allegorie jener Symbolik.’, in : J. v. Eichendorff, Der deutsche Roman des 18. Jahrhunderts in seinem Verhältnis zum Christentum, op. cit., p. 178-179.
320 ’Andere dagegen, mehr organisch von der Mannigfaltigkeit und dem einzelnen der bunten Weltanschauung ausgehend, suchten gerade umgekehrt für das gegebene Bild die höhere Bedeutung und strebten, die halbvernehmbaren Naturlaute und was in der Menschenbrust gleichsam wie in Träumen zu uns spricht, jeden verhüllten Keim des Ewigen, von unten hinauf zu der symbolischen Schönheit emporzuranken, nach der sich alle sehnen. Diese [...] Richtung ist ihrer Natur nach objektiv, plastisch, episch.’, in : ibid.
321 Cf. supra : 2. 2. 4., p. 112 sq.
322 La distance qui sépare Eichendorff de ces orientations esthétiques se mesure à celle qui existe, en peinture, entre les tableaux ’réflexifs’ de paysages vus par une fenêtre chez C. D. Friedrich, tel que Frau am Fenster par exemple, et celui, plus réaliste, que réalisera, en 1823, J. C. C. Dahl, Blick auf Schloß Pillnitz (Essen, Museum Folkwang, cf. reproduction n°11).