5. 1. La représentation du paysage dans le récit de J. W. v. Goethe Novelle (1828) : le jeu du réel et de l’idéal

Rappelons tout d’abord que le récit Novelle avait été conçu, à l’origine, comme un ’poème épique’, comme l’atteste le journal de Goethe, à la date du 23 mars 1797847. Dans une lettre adressée, en avril 1797, à son épouse, W. v. Humboldt, informé de ce projet initial par Goethe lui-même, avait résumé en quelques phrases le sujet du poème :

‘Er [Goethe] läßt einen deutschen Erbprinzen, der mit im Kriege gewesen ist, im Winter zu seiner Familie zurückkommen. Der erste Gesang fängt mit einem Frühstück an, das nach einer geendigten Schweinsjagd genommen wird. [...] Plötzlich kommt die Nachricht, daß in einem benachbarten kleinen Städtchen beim Jahrmarkt Feuer ausgekommen sei und bei der Verwirrung, die dadurch entsteht, wilde Tiere losgekommen wären, die man sehen ließ. Nun macht sich der Prinz und sein Gefolge auf, und die heroische Handlung dieses epischen Gedichts ist nun eigentlich die Bekämpfung dieser Tiere848.’

Nous retrouvons dans cette première mouture, que Goethe, occupé par ailleurs à la reprise du Faust, avait rapidement abandonnée, les thèmes constitutifs de la version définitive, rédigée en octobre 1826. Il s’agit notamment de la chasse entreprise par le prince héritier, de l’incendie qui se déclenche subitement dans la ville voisine, de la fuite des animaux sauvages exposés sur le marché, ainsi que de la battue finale, ’action héroïque’ du poème.

Dans le récit Novelle, comme souvent chez Goethe, l’organisation de l’espace prend une valeur centrale. Elle se caractérise par la mise en relation de deux ensembles fortement structurés, la montagne, lieu dans lequel doit s’effectuer la chasse849, et la plaine, composée de ’vergers et de jardins de plaisance’850 soigneusement cultivés. À cette organisation binaire de l’espace correspond celle du déroulement narratif dans la première partie du récit. En effet, deux actions sont simultanément développées : d’une part le départ du prince et sa suite pour la chasse, de l’autre l’excursion qu’organise sa jeune épouse, désireuse de découvrir ’en réalité’ l’ancienne forteresse de famille, connue simplement par le biais des dessins que lui a exposés l’oncle du prince851. Toutes deux sont interrompues par l’intervention d’un ’événement inouï’, selon la formule employée par Goethe pour justifier le choix du titre générique de Novelle pour son récit (’eine sich ereignete unerhörte Begebenheit’)852, l’épisode de l’incendie, lié à celui de la chasse au tigre qui s’est échappé, à cette occasion, de la ménagerie foraine853.

Ce tournant narratif est marqué par la conjonction des deux actions initiales. À la vue de la fumée de l’incendie, les chasseurs décident de rejoindre le lieu du sinistre et croisent sur leur chemin le groupe que forment la princesse, accompagnée de l’oncle Friedrich et de l’écuyer Honorio, et la famille de forains, propriétaire de l’animal abattu :

‘Über die steinige Blöße einhersprengend stutzten und starrten sie, nun die unerwartete Gruppe gewahr werdend, die sich auf der leeren Fläche merkwürdig auszeichnete. (p. 505)’

Le théâtre de l’action dramatique (la chasse au tigre) est constitué par un lieu ’nu et caillouteux’ (’die steinige Blöße’), sur lequel se détache ’curieusement’ (’merkwürdig’) le petit groupe des promeneurs et des forains. Au resserrement de l’action correspond ainsi celui de l’espace, non plus scindé en deux vastes ensembles (la montagne et la plaine), mais réduit à une surface neutre, située à mi-chemin entre l’ancienne forteresse de famille et le château princier.

Toutefois, loin de reprendre le double récit de la chasse menée par le prince et de l’excursion effectuée par son épouse (ni l’une ni l’autre de ces actions ne connaîtront d’issue), le narrateur introduit un nouvel événement ’inattendu’, directement lié à l’épisode de l’incendie. Il s’agit de la fuite d’un second animal libéré par les flammes, un lion qui appartient également au couple de forains et qui s’est dirigé vers la montagne. Le développement de cette troisième trame narrative s’accompagne d’un nouveau changement de lieu, encore plus restrictif que le précédent, puisqu’il s’agit de la cour intérieure de la vieille forteresse de famille, enceinte où le lion a trouvé refuge.

La seconde partie du récit se caractérise non seulement par la transposition de l’action dans un lieu où, ’de mémoire d’homme’, personne n’avait jamais pénétré, et auquel seul un ’chemin secret’ donne accès854, mais également par l’effacement des premiers protagonistes (les membres de la cour), remplacés, à l’exception de Honorio, par la famille de forains (un couple et leur enfant), d’origine apparemment étrangère855. Ce glissement du nouveau à l’ancien château, de la culture de l’Occident à celle de l’Orient signale l’élévation progressive de l’action à un autre niveau. Le récit de la capture du lion, entrecoupé de passages lyriques (les chants de l’enfant, qui parvient, tout en jouant de la flûte, à dompter l’animal), est en effet nourri de nombreuses références : légendaires (le Charmeur de rats de Hameln, un thème traité également par Goethe dans la ballade intitulée ’Der Rattenfänger’856), intertextuelles (le livret composé par Schikadener pour l’opéra de Mozart Die Zauberflöte, et pour lequel Goethe avait proposé une suite, restée à l’état de fragment, ainsi que le roman de J. F. Cooper The Pioneers; or, The sources of the Susquehanna 857), bibliques (Daniel dans la fosse aux lions, la légende de Saint-Jérôme...) et enfin mythiques (notamment le mythe d’Orphée)858.

Ainsi, le récit que nous nous proposons d’analyser se caractérise par la juxtaposition de deux parties distinctes tant par leur structure spatiale et narrative que par leur contenu sémantique. La cohésion de cette oeuvre en apparence composite est néanmoins assurée non seulement par l’introduction d’un ’événement inouï’ (l’épisode ’inattendu’ de l’incendie), point de jonction entre ses deux grandes parties, mais également par l’organisation rigoureuse de l’espace narratif selon un axe vertical, indiqué par le déplacement des personnages, de la plaine vers la montagne, puis par l’ascension finale vers la forteresse. En outre, incipit et fin du récit se répondent : il s’ouvre par la description de l’effervescence qui règne dans la ’vaste cour’ du château princier, voilée par ’l’épais brouillard’ d’une matinée d’automne859, et s’achève par celle de la prouesse que réalise l’enfant, nimbé d’une lumière crépusculaire860, dans l’enceinte de la vieille forteresse. C’est également ce jeu de renvois spatiaux et temporels qui permet de sauvegarder l’unité de l’ensemble.

Cette rapide présentation générale fait apparaître une corrélation étroite entre l’économie du récit et son organisation spatiale. De fait, le texte se prête tout particulièrement à la mise en évidence du rôle du paysage dans la constitution de ce réseau narratif que forment tout à la fois les personnages, l’action, ainsi que les variations de perspective. La découverte d’une structure sémantique sous-jacente à la représentation du paysage, caractérisée par une extrême minutie, comme nous le constaterons dans la première partie de notre analyse, nous amènera ensuite à étudier plus précisément sa fonction narrative dans le récit. Enfin, la transformation brutale du paysage861, associée à l’intervention de ’l’événement inouï’ de l’incendie, semble être l’indice de l’emprise progressive de l’idéal sur le réel, transfiguré par le récit, de plus en plus proche de la légende, de l’écriture gnomique et mystique, de la prouesse réalisée par l’enfant.

Notes
847.

’Neue Idee zu einem epischen Gedichte. Nachmittag zu Schiller, darüber gesprochen.’, in : J. W. v. Goethe, Sämtliche Werke. Briefe, Tagebücher und Gespräche, éd. par V. C. Dörr et N. Oellers, Francfort 1998, vol. 4, p. 310.

848.

In : W. v. Humboldt, Briefe, sélection établie par W. Rößle, Munich 1952, p. 160.

849.

’[...] man hatte sich vorgenommen, weit in das Gebirge hineinzudringen, um die friedlichen Bewohner der dortigen Wälder durch einen unerwarteten Kriegszug zu beunruhigen.’ (J. W. v. Goethe, Novelle, in : Werke, op. cit., vol. 6, p. 492). Nous signalons également la traduction récente de ce texte par J. Porchat (J. W. Goethe, Les nouvelles, Éditions Circé 1996, p. 203-232).

850.

Nous renvoyons ici à la description, présentée et analysée plus loin, du paysage découvert par la princesse et ses compagnons lors de leur excursion vers la vieille ’forteresse de famille’ (’Stammburg’). Cf. infra p. 268.

851.

Cf. infra p. 277.

6 Cf. J. W. v. Goethe, Gespräche mit Eckermann, in : Gedenkausgabe der Werke, Briefe und Gespräche, éd. par E. Beutler, 24 vol., Zurich, 1949 sq.; vol. 24, p. 225. Nous n’entrerons pas dans des considérations théoriques sur le genre spécifique de la nouvelle, réflexions qui risqueraient de nous éloigner de notre sujet. La distinction de cet ’événement inouï’, considéré par Goethe comme le critère distinctif d’une nouvelle (à l’instar de celle qui est enchâssée dans le roman Die Wahlverwandtschaften et qui s’intitule ’Die wunderlichen Nachbarskinder’), ne nous intéresse que dans la mesure où elle nous permet de dégager l’organisation narrative de notre récit.

852.
853.

Ces deux épisodes sont qualifiés tour à tour ’d’incident tout à la fois imprévu et extraordinaire’ (’ein[en] so unerwartet außerordentlich[en] Fall’, in : op. cit., p. 500) et ’d’événement étrange et inouï’ (’de[m] seltsame[n] unerhörte[n] Ereignis’, in : op. cit., p. 505).

8 ’Ein anderes Blatt aber vorlegend, fuhr er [Fürst-Oheim] fort: Was sagt Ihr nun zum Schloßhofe, der, durch das Zusammenstürzen des alten Torturmes unzugänglich, seit undenklichen Jahren von niemand betreten ward? Wir suchten ihm von der Seite beizukommen, haben Mauern durch brochen, Gewölbe gesprengt und so einen bequemen, aber geheimen Weg bereitet.’, in : ibid., p. 494.

854.

9 Le narrateur souligne à deux reprises l’étrangeté vestimentaire du couple de forains (’an einer [...] bunten und seltsamen Kleidung’ ; ’bunt und wunderlich gekleidet wie Frau und Kind’, in : ibid., p. 504 et 505).

855.
856.

In : Gedenkausgabe der Werke, Briefe und Gespräche, op. cit., vol. 1, p. 126 sq.

857.

Ce récit, publié en 1823, se caractérise notamment par une opposition entre la civilisation et la nature, contraste que nous retrouvons dans le texte de Goethe.

858.

Pour une présentation exhaustive de toutes ces références, cf. Erläuterungen und Dokumente. Johann Wolfgang Goethe Novelle, éd. par C. Wagenknecht, Stuttgart 1994.

859.

’Ein dichter Herbstnebel verhüllte noch in der Frühe die weiten Räume des fürstlichen Schloßhofes, als man schon mehr oder weniger durch den sich lichtenden Schleier die ganze Jägerei zu Pferde und zu Fuß durcheinander bewegt sah.’, in : ibid., p. 494.

860.

’Er [der Löwe] zeigte hie und da Lust, sich niederzulegen, doch der Knabe führte ihn im Halbkreise durch die wenig entblätterten, buntbelaubten Bäume, bis er sich endlich in den letzten Strahlen der Sonne, die sie durch eine Ruinenlücke hereinsandte, wie verklärt niedersetzte [...].’, in : ibid., p. 511.

861.

Nous reviendrons plus loin sur ce passage essentiel, situé exactement au milieu du récit. Cf. infra p. 279.