5. 1. 3. D’une représentation symbolique du paysage à une vision allégorique du monde

Ce glissement est annoncé dans le passage qui succède immédiatement à la description, fortement structurée908, de la vue panoramique que découvrent la princesse et ses compagnons du haut de ’l’esplanade’ rocheuse :

‘Über die große Weite lag eine heitere Stille, wie es am Mittag zu sein pflegt, wo die Alten sagten, Pan schlafe, und alle Natur halte den Atem an, um ihn nicht aufzuwecken. (p. 499-500)’

L’allusion mythologique au dieu grec des bergers d’Arcadie, Pan, dont le sommeil, à l’heure de midi, ne devait pas être troublé, est l’indice d’une évolution de la perception de ce fragment de nature idyllique. Le paysage est l’objet non plus seulement d’une construction visuelle rigoureuse, mais d’une lecture interprétative, dont la princesse elle-même effectue, pour ainsi dire, le compte-rendu :

‘Es ist nicht das erstemal, sagte die Fürstin, daß ich auf so hoher weitumschauender Stelle die Betrachtung mache, wie doch die klare Natur so reinlich und friedlich aussieht und den Eindruck verleiht, als wenn gar nichts Widerwärtiges in der Welt sein könne; und wenn man denn wieder in die Menschenwohnung zurückkehrt, sie sei hoch oder niedrig, weit oder eng, so gibt’s immer etwas zu kämpfen, zu schlichten und zurechtzulegen. (p. 500)’

Ce discours explicatif permet d’introduire le thème central du récit, la lutte incessante que doit mener l’homme contre les forces élémentaires, en dépit des apparences idylliques de son environnement naturel.

La présence de cette élucidation discursive, adjointe, telle une subscriptio, à la longue description de paysage qui clôt la première partie du récit, marque le début d’une évolution tant narrative que sémantique. En effet, trois glissements concomittants semblent s’opérer : tout d’abord, du symbolique à l’allégorique, voire à l’emblématique, puis de l’épique (double récit de la chasse effectué par le prince et de l’excursion entreprise par son épouse) au lyrique (’l’enthousiasme naturel’ des propos de l’étranger909 et le chant gnomique de l’enfant), et enfin du plastique (les dessins du site antique, la description de vues panoramiques) au musical (le son enchanteur de la flûte).

L’élévation progressive du récit à un niveau mythique est traduite métaphoriquement par un mouvement ascensionnel, qui s’achève par l’accès à la cour intérieure de l’ancienne forteresse de famille, lieu dans lequel personne, jusqu’alors, n’avait jamais pénétré910. L’entrée de l’enfant dans cette enceinte originelle se solde ainsi par la neutralisation définitive des oppositions sémantiques qui régissent la première partie du récit. Le lion, dont la puissance naturelle contraste avec le caractère ’paisible’ du ’monde civilisé’911 , est maîtrisé non plus par la violence, mais par le pouvoir de la musique912, qui célèbre l’amour et la foi. De même, le vieux château, placé désormais au centre de l’action, n’est plus seulement le foyer d’une tension perpétuelle entre la nature et la culture, entre le passé et le présent, mais il devient un lieu atemporel. L’ordonnance initiale du paysage, reflet d’un rapport spécifique au monde, s’efface ainsi dans la seconde partie du récit et fait place à une sorte de théâtre allégorique qui revêt, ne serait-ce que par sa forme (une enceinte), une dimension presque sacrée.

Lorsqu’il lut, pour la première fois, ce dénouement singulier, Eckermann fut désagréablement surpris par son caractère à la fois ’trop singulier’, ’trop idéal’, ’trop lyrique’913. Afin de justifier la composition binaire de son récit, Goethe eut recours à une métaphore végétale, celle du lien entre un ’feuillage’ et une ’fleur’ :

‘’[...] Um für den Gang dieser Novelle ein Gleichnis zu haben [...], so denken Sie sich aus der Wurzel hervorschießend ein grünes Gewächs, das eine Weile aus einem starken Stengel kräftige grüne Blätter nach den Seiten austreibt und zuletzt mit einer Blume endet. – Die Blume war unerwartet, überraschend, aber sie mußte kommen; ja das grüne Blätterwerk war nur für sie da und wäre ohne sie nicht der Mühe wert gewesen.’914.’

Le récit de la prouesse de l’enfant est associé à une ’fleur’ certes ’inattendue’ et ’surprenante’, mais dont la présence est justifiée par celle du ’feuillage’ qui la soutient. À ce dernier correspond, selon Goethe, ’l’exposition absolument réelle’ du récit, à laquelle concourt notamment son organisation spatiale :

‘’[...] das grüne Blätterwerk der durchaus realen Exposition ist nur dieserwegen [der Blume wegen] da und nur dieserwegen etwas wert. [...]’915.’

L’importance relative qu’accorde l’auteur à la mise en scène initiale est ici soulignée par la répétition de l’expression ’nur dieserwegen’.

Une telle insistance démontre que pour Goethe, ’l’idée’ qui sous-tend le récit (la maîtrise de ’l’indomptable’ grâce à l’amour et à la piété916) doit nécessairement l’emporter sur la réalité, dénuée de valeur propre, comme il le réaffirme ensuite :

‘’[...] Denn was soll das Reale an sich? Wir haben Freude daran, wenn es mit Wahrheit dargestellt ist, ja es kann uns auch von gewissen Dingen eine deutlichere Erkenntnis geben; aber der eigentliche Gewinn für unsere höhere Natur liegt doch allein im Idealen, das aus dem Herzen des Dichters hervorging.’917.’

En dépit de son rôle indéniable dans tout processus de connaissance, la représentation de la réalité (’das Reale’), aussi précise soit-elle, reste subordonnée à la mise en forme de ’l’idée’ (’im Idealen’) qui la transcende.

Les explications apportées par Goethe, soucieux de convaincre Eckermann de la légitimité d’une fin ’idéale’ et ’même lyrique’918, permettent d’étayer l’hypothèse, formulée plus haut, d’un glissement dans la narration du symbolique à l’allégorique. En effet, l’organisation fortement contrastée du paysage dans la première partie est finalement mise au service de l’expression d’une vérité supérieure à celle que peut offrir une représentation mimétique de la nature. Le risque de verser dans l’allégorique, voire dans l’emblématique, concept opératoire que nous avons proposé afin de désigner une forme de codification esthétique ’décryptée’ par un commentaire, est illustré tout d’abord par l’introduction d’une interprétation discursive (les propos de la princesse) au terme de la description d’une vue panoramique nettement structurée, puis par la réduction de l’espace initial (composé de deux vastes ensembles, la montagne et la plaine) à un lieu iréeel, sorte ’d’arène’919 cultuelle, au sein de laquelle se déroule l’action finale.

Cependant, le rapport instauré entre la réalité objective et l’idée qui lui est associée se distingue foncièrement de celui que tentaient d’établir, dans la première partie du récit, les représentants de la petite principauté, caractérisés, ainsi que nous l’avons constaté précédemment, par une relation médiate, et donc nécessairement faussée, avec la nature. En effet, même si elle tend à s’effacer au profit de l’idée constitutive du récit, la réalité, loin d’être déformée par une idéalisation subjective, doit être respectée en tant que telle. Au cours d’un de ses nombreux entretiens avec Eckermann, fréquemment consulté durant l’année précédant la publication du récit Novelle, Goethe avait rappelé, en se référant à sa propre pratique picturale, que la nature ne devait pas uniquement servir les desseins du poète :

‘’Ich habe’, sagte Goethe, ’niemals die Natur poetischer Zwecke wegen betrachtet. Aber weil mein früheres Landschaftszeichnen und dann mein späteres Naturforschen mich zu einem beständigen genauen Ansehen der natürlichen Gegenstände trieb, so habe ich die Natur bis in ihre kleinsten Details nach und nach auswendig gelernt, dergestalt, daß wenn ich als Poet etwas brauche, es mir zu Gebote steht und ich nicht leicht gegen die Wahrheit fehle. [...]’920.’

L’observation minutieuse de la nature dans ses ’moindres détails’ est, selon Goethe, une étape essentielle dans le processus de création poétique, tenu, tout au moins dans un premier temps, à une reproduction mimétique de la réalité.

C’est à la réalisation, manifestement délicate, de cet équilibre entre la vérité objective de la nature et celle, transcendante, de l’art que tend la représentation du paysage dans le récit Novelle.

Notes
908.

Cf. supra p. 269.

909.

’Diese mit dem Ausdruck eines natürlichen Enthusiasmus gehaltene Rede begleitete das Kind hie und da mit anmutigen Tönen [...].’, in : op. cit., p. 508.

910.

Cf. supra : note 8.

911.

’[...] der Löwe ließ seine Wald- und Wüstenstimme aufs kräftigste hören, [...] und man konnte der Bemerkung nicht entgehen, wie in dem friedlichen Wesen und Wirken der gebildeten Welt der König der Einöde sich so furchtbar verkündige.’, in : ibid., p. 497.

912.

Dans une lettre adressée à Zelter et datée du 18 janvier 1823, Goethe avait précisément souligné cette capacité de la musique à exprimer ce que l’intellect, et même l’imagination, sont inaptes à représenter (’Was dem Begriff und selbst der Einbildungskraft fremd bleibt vermag Musik dem Gefühl zu nähern.’, cit. in : E. Staiger, op. cit., p. 150). Goethe semble ici rejoindre la conception romantique de la musique, art immatériel par excellence.

913.

’Nicht ohne Rührung hatte ich die Handlung des Schlusses lesen können. Doch wußte ich nicht, was ich sagen sollte, ich war überrrascht, aber nicht befriedigt. Es war mir, als wäre der Ausgang zu einsam, zu ideal, zu lyrisch und als hätten wenigstens einige der übrigen Figuren wieder hervortreten und, das Ganze abschließend, dem Ende mehr Breite geben sollen.’, in : J. W. v. Goethe, Gespräche mit Eckermann, op. cit., p. 210 sq. Manifestement, la présence d’Honorio, seul représentant de la cour dans la seconde partie du récit, ne suffit pas, pour Eckermann, à maintenir une certaine cohésion narrative.

914.

Ibid.

915.

Ibid.

916.

Nous nous référons ici aux propos de Goethe que nous avons cités plus haut (cf. supra p. 281) et qui font immédiatement suite à ce passage.

917.

In : Gespräche mit Eckermann, op. cit., p. 210 sq.

918.

’Aber ein ideeller, ja lyrischer Schluß war nötig und mußte folgen; denn nach der pathetischen Rede des Mannes, die schon poetische Prosa ist, mußte eine Steigerung kommen, ich mußte zur lyrischen Poesie, ja zum Liede selbst übergehen.’, in : ibid.

919.

Le lieu où se déroule l’action finale est en effet comparé par le garde de la forteresse à une ’arène’ : ’[...] das Kind mag hinabsteigen, gleichsam in die Arena des Schauspiels, und das besänftigte Tier dort hereinlocken.’, in : op. cit., p. 511.

920.

J. W. v. Goethe, Gespräche mit Eckermann, op. cit., p. 215.