5. 1. 4. Conclusion : le paysage comme reflet de la ’vraie idéalité’ (’wahre Idealität’) ?

La représentation du paysage dans le récit Novelle se caractérise, comme nous avons pu le constater au début de cette étude, par une extrême précision. L’agencement rigoureux de ses différentes composantes, ainsi que l’attention portée au sens de la vue démontrent que nous avons bien affaire à un paysage, réellement mis en perspective par le regard des spectateurs (regard individuel tout d’abord, celui de la princesse et de ses compagnons, puis collectif, comme l’indique le jeu de la perspective narrative), et non à un simple décor pittoresque, imposé par le thème initialement choisi par l’auteur, celui de la chasse.

Toutefois, le constat d’un rapport à la réalité ne nous autorise pas pour autant à employer le terme de réalisme, même si la configuration du paysage rappelle fortement la région de Teplitz, en Bohème.

En effet, l’organisation de l’espace, composé de ces deux grands ensembles que sont la montagne et la plaine, permet avant tout de refléter l’administration égalitaire de la petite principauté, influencée en partie par les idéaux de la Révolution française. Toutefois, le maintien d’une hiérarchie entre les différents éléments constitutifs du paysage, révélatrice de la position sociale des protagonistes de la première partie du récit, témoigne du décalage caractéristique de l’idéalisme de Goethe entre une conception égalitaire de la société (indiquée d’une manière allusive) et sa réalisation effective. Le couple aristocratique, tout comme celui que forment Eduard et Charlotte dans le roman Die Wahlverwandtschaften, se caractérise ainsi par sa volonté de soumettre les forces arbitraires de la nature à une organisation rationnelle. Or, la vanité de cette entreprise est démontrée par leur incapacité à maîtriser ’l’indomptable’ (’das Unbändige’), déclenché par ’l’événement inouï’ de l’incendie, autrement que par l’usage de la violence. Habitués à ne percevoir la réalité que par le filtre de l’art (les dessins du vieux château, les représentations des animaux sauvages) ou à travers le prisme d’une sensibilité exacerbée (la peur pathologique qu’inspire à la princesse le récit de l’oncle), les représentants de la petite principauté ne sont pas en mesure d’établir une relation spontanée, directe avec la nature et sont supplantés dans la seconde partie du récit par la famille des forains.

Cette dimension symbolique du paysage apparaît également très nettement dans la lettre qu’adressa Goethe à F. A. v. Beulwitz en juillet 1828, et dans laquelle il dépeint les environs du château de Dornburg (non loin de Iéna) où il s’était retiré quelque temps peu après le décès du grand-duc Charles-Auguste. L’exposition très détaillée de la configuration du paysage, composé de châteaux érigés sur des crêtes rocheuses, de vignobles et de jardins cultivés en terrasses921, est accompagnée d’un commentaire révélateur de la fonction qui est attribuée à ce paysage :

‘Konnte mir aber ein erwünschteres Symbol geboten werden? Deutlicher anzeigend wie Vorfahr und Nachfolger, einen edlen Besitz gemeinschaftlich festhaltend, pflegend und genießend, sich von Geschlecht zu Geschlecht ein anständig-bequemes Wohlbefinden emsig vorbereitend, eine für alle Zeiten ruhige Folge bestätigten Daseins und genießenden Behagens einleiten und sichern?
Dieses mußte mir also zu einer eigener Tröstung gereichen, welche nicht aus Belehrung und Gründen hervorging; hier sprach vielmehr der Gegenstand selbst das alles aus was ein bekümmertes Gemüt so gern vernehmen mag: die vernünftige Welt sei von Geschlecht zu Geschlecht auf ein folgereiches Tun entschieden angewiesen922.’

La contemplation de ce paysage de Thuringe est la source non d’une jouissance esthétique, mais d’une consolation (’Tröstung’), à la vue de ses cultures, entretenues avec toujours autant de ’soin’ et de ’plaisir’ (’pflegend und genießend’) par les générations successives. C’est précisément sur ce témoignage ’naturel’ d’une certaine pérennité de l’oeuvre humaine que repose la signification symbolique du paysage, c’est-à-dire sa capacité à exprimer directement (’hier sprach vielmehr der Gegenstand selbst das alles aus [...]’), sans nécessairement recourir à la raison (’aus Belehrung und Gründen’), contrairement au procédé allégorique, ’l’idée’ qui permet d’adoucir le deuil.

Or, l’application narrative de ce mode de représentation symbolique de la nature dans le récit Novelle démontre qu’il n’est pas toujours facile d’éviter la médiation de l’intellect, notamment lorsque ’l’idée’ (la ’fleur’, selon l’image employée par Goethe) à laquelle est subordonnée la mise en scène réelle du récit (le ’feuillage’) est particulièrement abstraite, comme, par exemple, lorsqu’il s’agit de montrer, ainsi que l’a formulé l’auteur, comment ’l’indomptable’ peut être maîtrisé par le seul pouvoir de l’amour et de la foi. Cette difficulté est attestée par l’introduction d’une interprétation discursive (les propos de la princesse) au terme de la description d’une vue panoramique presque absolue, ainsi que par les propres explications de Goethe, tenu de justifier le passage, jugé trop brutal par Eckermann, du réel à l’idéal.

Toutefois, cette propension à l’allégorie est tout à fait distincte de celle que nous avons pu relever chez les romantiques. En effet, c’est par une potentiation du réel, et non par son intériorisation, que se solde l’expression de ’l’idée’ constitutive du récit. C’est en comparant ce texte à celui que Goethe avait publié en 1795 sous le titre de Das Märchen que l’on mesure le rôle du paysage dans l’économie générale du récit. En effet, l’hermétisme de ce conte par lequel s’achève le cycle de nouvelles intitulé Unterhaltungen deutscher Ausgewanderten donne lieu à une représentation purement allégorique du paysage, attestée, par exemple, par la transfiguration qu’opère le reflet projeté par le ’beau serpent vert’, nourri de pièces d’or, sur une contrée désolée923. Dépourvue d’assise réelle, l’organisation spatiale du conte, caractérisée, comme dans le récit Novelle, par la coexistence de deux ensembles opposés (d’une part la montagne désertique924, de l’autre le jardin luxuriant, où s’opèrent de magiques synesthésies925), séparés par le fleuve, est sous-tendue d’emblée par la vision eschatologique d’un univers divisé, qui aspire à retrouver son unité originelle (figurée notamment, à la fin du conte, par la présence d’un ’pont’926 entre les deux rives).

Enfin, le passage du symbolique à l’allégorique nous semble induit chez Goethe non par l’expression d’une correspondance spirituelle entre la nature et l’individu, telle que nous l’avons relevée au cours de notre analyse de textes romantiques, mais par la volonté de conférer à la représentation du paysage cette ’vraie idéalité’ (’wahre Idealität’) que Goethe, comme il le confia à Eckermann, voyait à l’oeuvre dans les tableaux de Claude Lorrain :

‘Claude Lorrain kannte die reale Welt bis ins kleinste Detail auswendig, und er gebrauchte sie als Mittel, um die Welt seiner schönen Seele auszudrücken. Und das ist eben die wahre Idealität, die sich realer Mittel so zu bedienen weiß, daß das erscheinende Wahre eine Täuschung hervorbringt, als sei es wirklich927.’

C’est de l’alliance entre la pensée et le sentiment (’gedacht und empfunden’), entre la réalité, connue ’dans ses moindres détails’ (’bis ins kleinste Detail’), et l’idée émanant de la ’belle âme’ de l’artiste, expression que l’on retrouve chez Schiller, attentif à la dimension éthique d’une ’belle’ oeuvre d’art928, que doit naître la ’vraie idéalité’ d’une représentation de paysage, conçue comme le reflet ’illusoire’ (’Täuschung’) d’une nature potentiée par l’art. C’est cette même conception classique de la ’beauté idéale’ que développe Goethe dans le poème ’Dauer im Wechsel’, comme l’indiquent les derniers vers :

[...]
Danke, daß die Gunst der Musen
Unvergängliches verheißt,
Den Gehalt in deinem Busen
Und die Form in deinem Geist929.

Cette dernière formule pourrait être mise en exergue à notre analyse des formes et de la fonction du paysage dans le récit de Goethe Novelle, même si, ainsi que nous avons tenté de le démontrer, le caractère abstrait de ’l’idée’ (’die Form in deinem Geist’) intellectuellement associée au sentiment de la nature (’den Gehalt in deinem Busen’) tend à déséquilibrer, au détriment des composantes symboliques du paysage, le jeu initialement instauré entre le réel et l’idéal.

Notes
921.

L’ampleur de cette description ne nous permet pas de la citer dans son intégralité. Nous préférons donc renvoyer le lecteur directement au texte lui-même (in : J. W. v. Goethe, Briefe [...], éd. par K. R. Mandelkow, Hambourg 1967, vol. 4, p. 287 ), tout en précisant que c’est la signification que revêt ce paysage aux yeux de Goethe, profondément affligé par le décès du grand-duc, qui nous intéresse tout particulièrement.

922.

Ibid., p. 289 (terme souligné par nous).

923.

’Desto angenehmer war es ihr [der Schlange], sich selbst, da sie zwischen Kräutern und Gesträuchen hinkroch, und ihr anmutiges Licht, das sie durch das frische Grün verbreitete, zu bewundern. Alle Blätter schienen von Smaragd, alle Blumen auf das herrlichste verklärt. Vergebens durchstrich sie die einsame Wildnis; desto mehr aber wuchs ihre Hoffnung, als sie auf die Fläche kam und von weitem einen Glanz, der dem ihrigen ähnlich war, erblickte.’, in : J. W. v. Goethe, Werke, op. cit., vol. 6, p. 211.

924.

’Er [der alte Fährmann] hatte sich anderselben Seite den Fluß hinabtreiben lassen, wo er in einer gebirgigten Gegend, die das Wasser niemals erreichen konnte, das gefährliche Gold verscharren wollte.’, in : ibid., p. 211.

925.

’Das Weib mit dem verwandelten Hunde im Korbe nahte sich zuerst dem Garten und suchte ihre Gönnerin auf, die leicht zu finden war, weil sie eben zur Harfe sang [...]. Auf einem eingeschlossenen grünen Platze, in dem Schatten einer herrlichen Gruppe mannigfaltiger Bäume, saß sie und bezauberte beim ersten Anblick aufs neue die Augen, das Ohr und das Herz des Weibes [...].’, in : ibid., p. 223 (termes soulignés par nous).

926.

’ ’Gedenke der Schlange in Ehren!’ sagte der Mann mit der Lampe; ’du bist ihr das Leben, deine Völker sind ihr die Brücke schuldig, wodurch diese nachbarlichen Ufer erst zu Ländern belebt und verbunden werden. [...]’ ’, in : ibid., p. 238.

927.

In : Gedenkausgabe der Werke, Briefe und Gespräche, op. cit., vol. 24, p. 355 (10 avril 1829).

928.

Nous renvoyons ici à notre analyse de l’essai de Schiller Über Matthissons Gedichte. Cf. supra : 1. 1. 3., p. 30 sq.

929.

J. W. v. Goethe, Werke, op. cit., vol. 1, p. 247-248.