5. 2. Un appel à la modération dans l’expression du sentiment du paysage : L. Tieck, Musikalische Leiden und Freuden (1822)

Au début de notre analyse du texte de Tieck, Die Freunde, nous avions relevé l’absence significative de représentations du paysage dans les nouvelles postérieures à la publication des contes du Phantasus (1812-1816). Seul le récit paru en 1824 dans les Rheinblüten et intitulé Musikalische Leiden und Freuden fait exception et contient une longue discussion sur l’attitude qu’il convient d’adopter à la vue d’un beau paysage. Le choix d’un mode de présentation discursif est révélateur de l’évolution de la perception du paysage dans les premières décennies du XIXe siècle. Non plus spontanément associée à un sentiment extatique, la contemplation d’un fragment de nature est l’objet d’une controverse, menée par deux protagonistes que le texte désigne uniquement comme des caractères types, ’l’enthousiaste’ (’der Enthusiast’) et le ’profane’ (’der Laie’).

Avant d’exposer les positions divergentes de ces deux interlocuteurs, nous rappellerons brièvement l’intrigue constitutive de la nouvelle, consacrée essentiellement, comme l’indique son titre, à l’évocation de l’influence, tant salutaire que funeste, qu’exerce la musique sur l’âme humaine. Le récit s’ouvre par l’arrivée matinale d’un maître de chapelle, accompagné de son premier ténor, aux portes d’une ville non nommée et dont les environs sont masqués par un ’brouillard automnal’930. Prédisposés par cette occultation partielle du sens de la vue à user de leur perception auditive, les deux personnages entendent soudain une ’magnifique voix de femme’, qui provient manifestement d’une petite maison située à l’écart de la ville931. La nouvelle est ainsi placée d’emblée sous le signe de la musique, sujet autour duquel tournent les conversations des différents protagonistes, réunis, à l’occasion de la venue des musiciens, chez un notable de la ville, le baron Fernow, un ’ami de la musique’. Ses hôtes, parmi lesquels figure notamment un jeune homme particulièrement ’étrange’ et ’agité’932, le comte Alten, épris de musique au point de lui avoir aliéné sa vie entière, sont impatients d’entendre quelques extraits du nouvel opéra que doit prochainement donner le maître de chapelle. Le récit de cette soirée musicale, marquée par la défaillance de la première chanteuse, incapable d’exécuter un duo assez ardu, se double d’une intrigue amoureuse, nouée autour du personnage du jeune comte. Prié de présenter à son tour quelque ’souffrance musicale’933, ce dernier avoue être à la recherche d’une chanteuse dotée d’une voix exceptionnelle, découverte, par hasard, lors d’un concert donné dans une Résidence étrangère. La révélation de l’identité de la mystérieuse soprano (prénommée Julie) qu’ont entendue, au matin de leur arrivée, le maître de chapelle et son premier ténor permet de mettre un terme non seulement à cette quête désespérée, puisqu’il s’agit de cette même jeune femme que le comte s’était promis d’épouser, mais également aux affres du maître de chapelle, qui trouve en la personne de Julie une prima donna idéale.

Au personnage de ’l’enthousiaste’, présent dès le début du récit, est opposé celui du ’profane’ qui n’entre en scène qu’après le fiasco du concert organisé par le maître de chapelle. L’aveu de son dilettantisme provoque un long débat, alimenté par les témoignages de chacun des protagonistes, sur le pouvoir de la musique. ’L’enthousiaste’, passé maître dans l’art de s’épancher en public, est le premier à prendre la parole. Il explique le revirement de sa position, à l’origine assez proche de celle du ’profane’934, par sa volonté de ne plus passer pour un individu insensible, et donc inapte à éprouver un sentiment amoureux, aux yeux d’une demoiselle émue jusqu’aux larmes par un chant ’céleste’935. Or, à force de s’évertuer à être ’dûment’ exalté par la musique, ’l’enthousiaste’ finit par en oublier l’objet de son ravissement, à tel point que seule l’agitation de ses mains et de ses pieds, manifestation extérieure de l’émotion qu’il feint de ressentir, le maintient éveillé936.

Ces deux personnages qui, finalement, se caractérisent par une même incapacité à jouir spontanément de la musique, l’un (le ’profane’) par la faute de son dilettantisme affiché, l’autre (’l’enthousiaste’) à cause de ses excès sentimentaux, se rencontrent inopinément, au grand déplaisir du premier, au cours d’une promenade effectuée, le lendemain de la soirée organisée par le baron Fernow, dans la vallée voisine. Voici ce passage important pour notre propos :

‘Ein schöner, heiterer Herbsttag war aufgegangen, die Sonne schien in dieser späten Jahreszeit noch so warm, wie im Sommer, und dies bestimmte den Laien, mit seiner Tochter in das naheliegende Bergtal zu fahren. Auf einem kleinen Mietpferde sahen sie in der Entfernung den Enthusiasten auch mit nachflatterndem Kleide auf dieselbe Gegend zusprengen. ’Der Himmel verhüte nur’, bemerkte der Laie zu seiner Tochter, ’daß der Schwätzer nicht ebenfalls in jenem Tale verweilt, weil er uns sonst mit seinen heftigen Reden und Schilderungen den Tag verderben würde.’ (p. 117)’

Manifestement plus sensible au charme d’une ’belle journée d’automne’ qu’à celui de la musique, le ’profane’ redoute que son plaisir ne soit gâté par le verbiage du jeune ’enthousiaste’, incapable sans doute d’admirer un beau paysage sans éprouver le besoin d’exposer ses états d’âme.

C’est précisément lorsque l’objet de la perception esthétique est la nature elle-même que, selon le ’profane’, de tels ’discoureurs’ s’avèrent particulièrement importuns :

‘’[...] Aber mehr noch, als bei Kunstwerken, stören sie mich in der Natur, die am meisten ein stilles Sinnen, ein liebliches Träumen erregt, in der ein vorüberschwebender Enthusiasmus und Behaglichkeit sich ablösen, und sie unsern Geist fast immer in eine beschauliche Ruhe versenken, in welcher Passivität und schaffende Tätigkeit eines und dasselbe werden: dazu der Anhauch einer großartigen Wehmut in der Freude, so daß ich in der schönen Landschaft gegen diese beschreibenden Schwätzer oft schon recht intolerant gewesen bin.’ (ibid.)’

La contemplation de la nature, associée à des sentiments mélangés, désignés ici par une série d’antithèses (’Enthusiasmus und Behaglichkeit’, ’Passivität und schaffende Tätigkeit’, ’Wehmut in der Freude’) est propice non à la discussion, mais à une ’méditation silencieuse’, à une ’douce rêverie’.

Ainsi, lorsque le ’profane’ est invité par ’l’enthousiaste’ à admirer, du haut de la montagne, la vue panoramique sur la vallée, il n’accepte qu’à la condition que ce bavard invétéré s’abstienne de tout commentaire :

‘’O wie schön’, rief er [der Enthousiast] aus, ’daß Sie diesen herrlichen Tag auch benutzen, der wahrscheinlich der letzte helle dieses Jahres ist. Lassen Sie uns nur gleich an den murmelnden Bach gehn, und dann von der Höhe des Berges das Tal überschauen. Es ist eine Wonne, die Schwingungen der Hügel, den kleinen Fluß, das herrliche Grün und dann die Beleuchtung zu sehn und zu fühlen. Gibt es wohl ein Entzücken, das diesem gleich- oder nur nahekommen kann?’
’Ich will mit Ihnen gehen’, erwiderte der Laie, ’aber nur unter der Bedingung, daß Sie mich mit allen Schilderungen und begeisterten Redensarten verschonen. Wie können Sie überhaupt nur immer so vielen Enthusiasmus verbrauchen? Es ist nicht möglich, wie Sie auch neulich gestanden haben, daß Sie so viel empfinden.’ (p. 117-118)’

L’indication conventionnelle du ’murmure’ du ruisseau (’an den murmelnden Bach’), puis le recours à un repérage absolu, c’est-à-dire sans opérateurs topologiques (’das Tal’, die Schwingungen’, ’den [...] Fluß’, ’das [...] Grün’), confèrent à cette évocation enflammée un caractère stéréotypé. En dépit de l’association, caractéristique de la perception romantique du paysage, de la vue et du sentiment (’zu sehn und zu fühlen’)937, l’expression de l’émotion esthétique vantée par le personnage reste essentiellement d’ordre rhétorique, comme le confirme la question finale. En fait, une telle dépense d’enthousiasme est l’indice de l’incapacité à ressentir spontanément, sans affectation aucune, une réelle émotion devant un paysage. La discussion engagée ici par le ’profane’ et par ’l’enthousiaste’ rejoint ainsi celle qui avait initialement porté sur la musique, objet, au même titre que la nature, d’une perception altérée par l’exacerbation de la sensibilité.

Mis au défi d’éprouver ’autant de sentiments’ (’Es ist nicht möglich, [...] daß Sie so viel empfinden’) à la vue d’un paysage, ’l’enthousiaste’ contre-attaque en reprochant à son interlocuteur, qui préfère souvent fréquenter les théâtres plutôt que de jouir d’un ’beau temps printanier’, de ne pas être un ’grand ami de la nature’938. La réponse du ’profane’ est révélatrice d’un nouveau sentiment du paysage, non plus délibérément recherché et cultivé par le spectateur, mais ’distraitement’ éprouvé par ce dernier :

‘’[...] Auch gestehe ich Ihnen, daß ich oft in der schönsten Natur bin, ohne sie mit den geschärften Jägeraugen in mein Bewußtsein aufzunehmen, wenn mich ein heiteres Gespräch beschäftigt, oder ich auf einsamem Spaziergang etwas sinne, oder ein Buch meine Aufmerksamkeit fesselt. Glauben Sie nur, unbewußt, und oft um so erfreulicher, spielt und schimmert die romantische Umgebung doch in die Seele hinein. Wenn wir uns überhaupt immer so sehr von allem Rechenschaft geben sollen, so verwandelt sich unser Leben in ein trübseliges Abzählen, und die feinsten und geistigsten Genüsse entschwinden.’ (p. 118)’

C’est de l’influence ’inconsciente’ (’unbewußt’) d’un paysage ’romantique’ sur l’âme humaine que peut naître, aux yeux du profane, un réel plaisir esthétique. En d’autres termes, l’authenticité du sentiment du paysage se mesure non pas à la valeur laudative du ’discours’ qui lui est associé, mais à la capacité du spectateur à prendre une certaine distance, au propre comme au figuré, par rapport au fragment de nature observé. Paradoxalement, ce détachement est le gage d’une spontanéité que l’excès de sentiments risque, en fin de compte, d’anéantir.

Ainsi, la position de ’l’enthousiaste’, qui, par sa propension excessive à l’exaltation esthétique, nous rappelle évidemment le personnage de Werther, semble être dépassée par celle du ’profane’, qui s’interdit, au contraire, de s’abandonner au sentiment du paysage. La discussion s’achève par le regret de ’l’enthousiaste’ impénitent de ne pouvoir se convertir à l’avis du ’profane’939. L’invitation de ce dernier à la modération peut être interprétée comme une sorte d’autocritique de la part de Tieck : ne fut-il pas l’initiateur d’un genre nouveau, le ’conte de la nature’ (Naturmährchen), doté, comme nous l’avons montré plus haut, d’une fonction essentiellement cathartique ?

Ce revirement, qui semble inéluctable lorsque l’investissement affectif du paysage est porté à son paroxysme, marque le début d’une ère nouvelle, annoncée ici par le personnage du ’profane’ dans la nouvelle de Tieck Musikalische Leiden und Freuden, celle du réalisme.

Notes
930.

’Es war noch ganz früh am Morgen und ein Herbstnebel verdeckte die Landschaft.’. L. Tieck, Musikalische Leiden und Freuden, in : Werke in vier Bänden, op. cit., vol. 3, p. 77. Comme à notre habitude, nous indiquerons ensuite, directement dans le texte, les références des passages cités.

85 ’Etwas entfernt vom Wege bemerkten sie ein kleines Häuschen, aus welchem schon früh vor Tage eine herrliche Frauenstimme erklang. Sie gingen näher, erstaunt über den unvergleichlichen Diskant, wie über die ungewöhnliche Stunde.’, in : ibid.

931.

86 ’Immer noch hatte der Kapellmeister mit seinen Sängern keines der Stücke vorgetragen, weil der Wirt noch einen jungen Grafen erwartete, der einer der größten Enthusiasten für Musik sein sollte. ’Denken Sie sich’, sagte der Baron zum Kapellmeister, ’den sonderbarsten, unruhigsten aller Menschen, nichts interessiert ihn als Musik, er läuft von einer Stadt zur andern, um Sänger und Komponisten zu hören, er vermeidet allen anderen Umgang, er spricht und denkt nur über diese Kunst, und selten ist er doch ruhig genug, ein Musikstück ganz und mit völliger Aufmerksamkeit anzuhören, denn er ist ebenso zerstreut als überspannt.’ ’, in : ibid., p. 80.

932.

87 ’Der Baron fragte den Grafen nach einer Pause, ob er nicht auch vielleicht einige musikalische Leiden vorzutragen habe [...].’, in : ibid., p. 96.

933.
934.

’Ich war anfangs (und wie es schien, von Natur so geschaffen) gar kein Musikfreund, ich hatte kein Ohr, ich konnte keine Melodie behalten; darum vermied ich auch Konzerte und Opern, und in Gesellschaften, wenn Lieder gesungen, wenn Kantaten aufgeführt wurden, sprach ich entweder, oder suchte eines Buches habhaft zu werden.’, in : ibid., p. 85.

89 ’ ’Nun gefiel mir dazumal auf mehr als gewöhnliche Weise ein gewisses Frauenzimmer: diese pflegte, sowie gesungen wurde, vor übermäßiger Empfindung herzlich zu weinen. Dieser nun war ich mit meinem kalten Herzen geradezu ein Abscheu. ’Wie?’ sagte sie, ’lieben wollen Sie, der Sie nicht einmal eine Ahndung jener Wonne haben, die aus dem Himmel stammt, und mit der Liebe so nah verwandt ist?’ – Da, Freunde! faßte ich nun den großen Entschluß, umzusatteln, und von der Musik gehörig begeistert zu werden.’ ’, in : ibid.

935.

90 ’ ’[...] Aber um doch aufrichtig zu sein, so war mir bei all diesem Bewundrungsbemühen oft unerträglich nüchtern zumute, so recht, was der Haufe langweilig nennt, und wenn ich nicht so stark mit Händen und Füßen gearbeitet hätte, so wäre mir wohl oft ein herzliches Gähnen angekommen. [...]’ ’, in : ibid., p. 86.

936.
937.

Cf. supra : 4. 1. 2., p. 171.

938.

’[...] Ich habe es aber schon seit lange bemerkt, daß Sie kein großer Freund der Natur sind, denn wie konnten Sie nur sonst, wie ich schon so oft gesehen habe, daß Sie tun, beim schönsten Frühlingswetter in das dumpfe Theater kriechen, um eine Oper zu hören, oder sogar ein mittelmäßiges Schauspiel zu sehn, über welches Sie nachher selber Klage führen?’, in : op. cit., p. 118.

939.

’ ’Hm! Sie mögen nicht ganz unrecht haben’, sagte der Enthusiast nachsinnend: ’wenn ich nur nicht einmal den Charakter der Heftigkeit angenommen hätte und bei allen meinen Bekannten als ein Eiferer gölte, so wollte ich mir das Wesen wieder abzugewöhnen suchen. [...]’ ’, in : ibid.