L’étude de la représentation du paysage dans la littérature allemande du XVIIe, du XVIIIe et du début du XIXe siècle nous a permis, dans un premier temps, de préciser un concept littéraire que l’on a coutume soit d’associer, sans distinction aucune, à celui de nature, soit d’employer simplement par analogie avec son paradigme pictural, le ’paysage-tableau’. Nous avons proposé de définir le paysage littéraire comme la représentation d’un fragment du monde sensible, image à la fois mise en perspective par un regard et investie d’une signification symbolique. Cette hypothèse de travail, établie sur le postulat d’un équilibre idéal entre les composantes spatiales et symboliques du paysage littéraire, a été peu à peu révisée par la découverte de formes de représentation de moins en moins soumises à une fonction mimétique. Nous les avons tout d’abord qualifiées de paysages ’au second degré’ lorsqu’elles étaient perçues par le filtre de l’art et de la littérature, comme dans le roman de Heinse Ardinghello par exemple, ou bien par celui du rêve, ainsi que nous l’avons notamment constaté dans le récit de Tieck Die Freunde, puis de paysages ’intérieurs’ lorsqu’elles se réduisaient à une médiation expressive entre le personnage-spectateur et les sentiments éprouvés par ce dernier.
Cet ajout de nuances successives démontre la difficulté de cerner la notion de paysage littéraire, qui se révèle finalement aussi polysémique que celle de son équivalent pictural, objet, au XVIIIe et au début du XIXe siècle en Allemagne, de réflexions divergentes et même, notamment au sein de l’école romantique, souvent contradictoires940. Cette ambiguïté nous semble intimement liée au processus d’intériorisation progressive du paysage dans la littérature romantique, c’est-à-dire à la mise en relief de ses composantes symboliques, au détriment de sa valeur référentielle. Conçue comme un ’analogon’ sensible de l’âme, la représentation du paysage est soumise aux fluctuations idéologiques et affectives du ’personnage-réflecteur’, ainsi que le nomme F. K. Stanzel. Lorsqu’elle est poussée à l’extrême, comme par exemple dans les ’contes de la nature’ (Naturmährchen) de Tieck, cette intériorisation finit par poser le problème de la fonction résiduelle du paysage, ramené à un ensemble de signes validés par la subjectivité du spectateur. En d’autres termes, la surdétermination affective des descriptions de paysage dans la littérature romantique nous amène à nous interroger sur la nécessité de recourir à une image fragmentaire de la réalité sensible, lorsqu’il s’agit de traduire les aspirations et les pulsions du Moi.
Cette question, à laquelle nous pourrions spontanément répondre en rappelant le rôle prépondérant de la vue dans tout processus de connaissance941, rejoint celle que nous avons formulée au début de notre étude et qui porte sur la relation, rigoureusement codifiée, à l’origine, par la tradition emblématique, de l’image comme pictura et du texte dans lequel elle s’insère.
Favorisée par une propension manifeste à l’allégorie, la réduction manifeste de la représentation romantique du paysage à un ensemble de signes semble nous ramener à notre point de départ, soit à une autre forme de codification esthétique, non plus éthique ou rationnelle, mais essentiellement affective. Nous souhaitons donc, pour finir, rappeler brièvement les différentes formes qu’a revêtues, au cours du XVIIIe siècle, l’émancipation progressive de la pictura par rapport au discours auquel elle était initialement rattachée. Nous pourrions ainsi embrasser l’évolution de la représentation littéraire du paysage, de la fin du XVIIe siècle jusqu’au début du XIXe siècle, de l’emblème jusqu’au paysage ’intérieur’.
La conquête d’autonomie qui aboutit à la naissance du paysage dans la littérature allemande, traditionnellement associée à la publication du roman de J. W. v. Goethe Die Leiden des jungen Werther (1774), prend la forme d’un triple affranchissement : visuel, esthétique et sémiotique.
C’est précisément cette diversité des ’discours’ sur la peinture de paysage en Allemagne, particulièrement manifeste au tournant du XVIIIe et du XIXe siècle, que cherche à mettre en évidence É. Décultot (Le Discours sur la peinture de paysage dans le romantisme allemand [...] (op. cit.).
Nous songeons ici notamment à la célèbre maxime de Goethe : ’Was man weiß, sieht man erst!’ (Einleitung in die Propyläen, in : Werke, op. cit., vol. 12, p. 43).