- Un affranchissement visuel : de la ’vue-cadre’ (Rahmenschau) au panorama synthétique

L’évolution de la représentation du paysage dans la littérature allemande au cours du XVIIIe siècle passe tout d’abord par celle du mode de perception qui lui est attaché. L’enjeu idéologique que représente l’ouverture du regard au champ infini du monde sensible est mis en évidence par la difficulté qu’éprouvent les poètes baroques à concilier la jouissance esthétique que procure une vue panoramique avec le dogme de la foi. La retenue qu’exige la perception de vastes étendues se traduit ensuite, dans la poésie de la nature du début du XVIIIe siècle, par la recherche d’un ’cadrage’ approprié à l’immensité du spectacle contemplé. Rationnellement justifiée par le désir d’éviter la dispersion du regard, l’application de la ’vue-cadre’ (Rahmenschau) permet essentiellement de renforcer la foi du spectateur en une ordonnance divine de la nature. Le vertige ontologique qu’engendre la possibilité d’embrasser du regard, grâce à l’adoption d’un point de vue élevé, un espace infini est progressivement surmonté par l’idéalisation, au sens propre du terme, entreprise par Kant, puis par Schiller, de la perception de la nature qui, par son caractère ’sublime’, permet au spectateur de s’assurer de sa propre grandeur spirituelle. L’abolition définitive de toute barrière idéologique autorise alors une nouvelle liberté visuelle, comparée par les écrivains du Sturm und Drang, qui attribuent au motif du ’regard plongeant’ (Gipfelblick) la fonction de matérialiser l’aspiration ’géniale’ du moi, à celle dont dispose Dieu lui-même.

Cet affranchissement de la perception conduit, comme nous l’avons vu, à un paradoxe apparent, propre non seulement à la représentation du paysage littéraire, mais également à celle de son équivalent pictural à l’époque romantique. En effet, le désir d’ubiquité que traduit l’extrême dilatation de la vision semble aller à l’encontre des principes édictés par la perception du paysage, défini, rappelons-le, comme la description d’un fragment de nature précisément circonscrit par le regard. Ce problème est résolu, en littérature, par l’abandon d’un point de vue externe à la représentation au profit d’une focalisation subjective, qui consiste en une intériorisation du point de vue du spectateur, transporté en quelque sorte au sein même du spectacle contemplé. Ainsi, la sécurité qu’offrait encore, à la fin du XVIIe siècle, la présence d’un versant auquel le spectateur, posté à mi-hauteur, pouvait s’adosser afin de ne pas succomber au vertige des hauteurs, est supprimée par ’l’entrée’ du sujet dans la représentation elle-même.

L’application de cette focalisation subjective dans la littérature romantique se manifeste notamment, comme l’a exposé, à de nombreuses reprises, notre analyse de textes de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle, par l’effacement des déictiques spatiaux destinés à situer la position de l’observateur, par la propension à dépasser le ’cadre’, souvent matérialisé par la fenêtre, comme chez Eichendorff par exemple, de la représentation, ainsi que par le glissement, signalé par le recours à des marqueurs de subjectivité (adjectifs axiologiques, modalisateurs, verbes relatifs à un état de conscience), d’une perspective auctoriale à une perspective interne.

De tels procédés peuvent être mis en parallèle avec ceux qu’emploie, en peinture, C. D. Friedrich afin d’ouvrir ses paysages à l’infini. Parce qu’une présentation détaillée de ces différentes techniques picturales déborderait largement le cadre de cette conclusion générale, nous nous bornerons à rappeler la prédilection de ce peintre pour des compositions dépouillées, qui rompent avec l’ordonnance traditionnelle du paysage dans la peinture classique. À la dilatation de l’espace s’ajoute également une surélévation du point de vue choisi par le peintre, et qui est particulièrement sensible dans un tableau tel que Der Wanderer über dem Nebelmeer.. Cette recherche d’une hauteur transcendante peut être comparée à celle qui sous-tend, en littérature, en particulier à l’époque du Sturm und Drang, l’utilisation du motif du ’regard plongeant’, associé au désir prométhéen de transgresser les limites de la perception humaine. Il en résulte une même indétermination du point de vue qui ordonne la représentation, subordonnée à un regard ubiquiste et, partant, difficilement repérable.

Ainsi, l’extension de la représentation du paysage au-delà des ’marges’ imposées arbitrairement par le tableau ou la description manifeste le désir de percevoir le paysage non comme une simple copie d’un fragment de nature, mais comme un Tout supérieur à ses différentes composantes. Les réflexions de Jean Paul sur la nature de la ’poésie paysagiste’ éclairent tout particulièrement cette aspiration romantique à la contemplation d’une ’totalité’. En recommandant au poète d’unifier sa représentation du paysage par la force du sentiment (’ein inneres poetisches Ganzes der Empfindung’), l’auteur souligne non seulement la nécessité esthétique de rompre avec la technique d’inventaire des ’écrivains-voyageurs’ (’Reisebeschreiber’), un écueil que même les poètes du début du XVIIIe siècle, en dépit de l’application rationnelle du principe de la ’vue-cadre’, n’ont pas pu contourner, mais également le besoin métaphysique, pour le spectateur, de projeter sur le paysage, perçu comme un Tout, l’image de sa propre totalité.

Dans son essai consacré à l’analyse de la fonction attribuée à l’esthétique dès le XVIIIe siècle, J. Ritter, en se référant à l’expérience négative que fit Pétrarque en avril 1335 lorsqu’il entreprit d’escalader le Mont Ventoux, démontre que cette conception du paysage comme une totalité spéculaire est précisément l’indice de sa modernité. Si Pétrarque condamne le plaisir que procure la contemplation d’un vaste panorama, jugée préjudiciable à l’élévation de l’âme, c’est parce qu’à cette époque, seule la raison permet de concevoir la nature comme ’cosmos’, c’est-à-dire comme un Tout ordonné et pénétré par une force divine942. Ainsi, selon J. Ritter, le recours à une représentation uniquement conceptuelle de la nature dans sa totalité a retardé la naissance du sentiment esthétique du paysage :

Dies ’befremdliche’ Fehlen der Natur als Landschaft ist sachlich begründet: auf dem Boden der philosophischen Theorie gibt es keinen Grund für den Geist, ein besonderes, von der begrifflichen Erkenntnis unterschiedenes Organ für die Vergegenwärtigung und Anschauung der sichtbaren Natur ringsum auszubilden. Der Himmel über dem Haus und die Erde, die es trägt, werden bereits in den Begriffen gewußt und ausgesagt, in welchen die Theorie das Ganze begreift. Sie schließt so alles Sinnfällige und auch das Schöne in der Gewalt, die ergreift, in sich ein943.

L’aptitude rationnelle à saisir ’directement’ l’essence de la réalité sensible, fondée, dans la philosophie antique, sur une conception très large de la science, étendue à la fois aux domaines de la théologie et de la métaphysique, justifie l’absence d’intérêt esthétique pour la nature chez les Anciens.

Toutefois, comme le souligne Ritter, l’objectivation de la connaissance au début du XVIIIe siècle, signalée par le développement des sciences naturelles, appliquées à l’étude précise des phénomènes, modifie radicalement ce mode de perception traditionnel. Désormais privée de ses compétences métaphysiques, la science n’est plus à même de révéler l’ordonnance divine du monde. C’est à l’esthétique qu’il incombe alors de représenter, par la médiation de l’image, le ’tout naturel’ :

‘Die ästhetische Natur als Landschaft hat also im Gegenspiel gegen die dem metaphysischen Begriff entzogene Objektwelt der Naturwissenschaft die Funktion übernommen, in ’anschaulichen’, aus der Innerlichkeit entspringenden Bildern das Naturganze und den ’harmonischen Einklang im Kosmos’ zu vermitteln und ästhetisch für den Menschen gegenwärtig zu halten [...]944.’

Au devoir de rendre sensible, par une représentation ’concrète’ (’anschaulich[en]’), les phénomènes extérieurs vient s’ajouter celui de traduire, au moyen d’images ’jaillies de l’intériorité’ (’in [...] aus der Innerlichkeit entspringenden Bildern’), le sentiment d’appartenance au ’cosmos’. Le paysage prend ainsi le relais de la science, autrefois destinée à saisir, sans aucune autre médiation que celle de la raison, la nature dans sa ’totalité’, c’est-à-dire non seulement dans son apparence extérieure, mais dans son essence suprasensible.

La modernité du paysage tient, selon Ritter, à la relève de ce double défi, qui mène, dans la littérature comme dans la peinture romantique allemande, ainsi que nous l’avons constaté en étudiant le motif de la fenêtre chez Eichendorff, à la tentation de dépasser les limites imposées par le cadre de la représentation. Le fait que l’auteur assied sa démonstration sur l’une des premières descriptions panoramiques dont on dispose dans la littérature européenne, le récit de Pétrarque, est également significatif. C’est notamment par un affranchissement progressif de la perception visuelle que se manifeste l’adoption d’une nouvelle conception de la nature, non plus ’scientifiquement’ associée à l’idée du ’cosmos’, mais intuitivement représentée, par la médiation de l’esthétique, comme une totalité inscrite dans un morceau d’univers, c’est-à-dire comme un paysage.

L’ouverture panoramique de la représentation du paysage, rationnellement limitée, à l’origine, au champ restreint de l’expérience sensible, s’accompagne également d’un affranchissement esthétique. Au paradigme de la peinture, naturellement imposé par l’origine picturale du mot Landschaft, se substitue peu à peu celui de la musique, placée par les romantiques au premier rang de la hiérarchie artistique.

Notes
942.

’Aber das Entscheidende ist, daß für die philosophische Theorie [...] das im Sinnfälligen scheinende Ganze nicht auch in diesem Sinnfälligen begriffen und als Sinnfälliges vergegenwärtigt werden kann. Die Weltordnung, das Göttliche, das Sein, die ganze Natur treten allererst in ihrer Wahrheit mit dem vernünftigen Begriff der Philosophie und den ihr zugeordneten freien theoretischen Wissenschaften hervor.’, in : J. Ritter, Landschaft. Zur Funktion des Ästhetischen in der modernen Gesellschaft, op. cit., p. 14.

943.

Ibid., p. 16.

944.

Ibid., p. 20-21 (terme souligné par nous). J. Ritter cite ici les termes d’A. v. Humboldt, auteur d’un ouvrage intitulé Kosmos (Stuttgart, Augsburg 1845-1858, traduction française de H. Faye, Paris 1847-1851).