- Un affranchissement esthétique : d’une simple copie de la nature à une écriture musicale du paysage

Ainsi que nous l’avons constaté, les réflexions de Breitinger sur la nature de la ’peinture poétique’ (’poetische Mahlerey’), jointes à celles de Bodmer sur le traitement du merveilleux en poésie, ont préparé l’abandon progressif d’une reproduction mimétique de la nature, calquée sur le modèle pictural, en accordant un rôle prépondérant à l’imagination. Sans aller jusqu’à une remise en cause fondamentale du principe de la mimesis, cher à Gottsched, les théoriciens suisses étendent le domaine de la création poétique à la représentation de mondes ’virtuels’, réservée jusqu’alors à la révélation chrétienne. L’imagination supplée ainsi à l’indigence visuelle des images poétiques, tenues, par essence, ainsi que l’a rappelé Lessing, à décomposer une à une les différentes parties d’un même objet, présenté, au contraire, synthétiquement dans une reproduction picturale.

L’essai de Schiller, Über Matthissons Gedichte (1794), qui témoigne du glissement vers une conception idéale du paysage, peut être considéré comme l’aboutissement de cette évolution esthétique, amorcée dès le milieu du XVIIIe siècle. Rappelons que Schiller définit le paysage pictural et littéraire comme une représentation ’symbolique’ de ’sentiments’ ou ’d’idées’, susceptibles de lui conférer ce caractère de ’nécessité’ interne qui lui faisait défaut jusqu’alors. Non plus représentée en soi, la nature devient ainsi le reflet analogique des affections et des pensées qu’elle inspire au spectateur.

Le refus d’assigner au paysage une fonction essentiellement mimétique, à laquelle Schiller, partisan d’une perception anthropomorphique de la nature, substitue encore une finalité éthique, a finalement engendré un renversement esthétique. Le modèle initialement appliqué à la représentation du paysage en littérature, le ’paysage-tableau’, est ainsi peu à peu remplacé par celui de la musique. Cette conversion paradigmatique est liée à une conception particulière de la musique, qui apparaît dès le XVIIIe siècle en Allemagne. Selon les propres termes employés par Schiller, l’art approprié à l’expression de sentiments en soi impropres à toute représentation sensible ne peut être que celui de la musique. C’est précisément cette association de l’expression musicale à un ’langage’ du monde intérieur qu’ont développée les romantiques, pour lesquels la musique, en vertu de son immédiateté, l’emporte sur tous les autres modes de création artistique.

Nous avons vu que le jeu des sonorités poétiques (l’allitération par exemple ...) n’était pas le seul moyen, en littérature, de traduire ’musicalement’ le sentiment esthétique qui naît de la contemplation d’un fragment de nature. La représentation du paysage dans la littérature romantique est plus largement sous-tendue par l’idée, déjà suggérée par Schiller, puis reprise par Jean Paul dans ses réflexions sur la ’poésie paysagiste’, d’une parenté étroite entre la composition d’un paysage et celle d’un morceau de musique. Ainsi, outre les ressources naturelles du langage poétique, c’est essentiellement le rythme imprimé à la description qui permet de conférer à la représentation poétique du paysage une dimension musicale. Au déroulement de longues périodes cadencées (développées, pour la première fois, dans les lettres de Werther) s’ajoute également le traitement ’musical’ de la couleur, exploitée non plus en fonction de ses qualités plastiques, mais comme support d’harmonies synesthésiques, ainsi que l’expose Tieck dans son traité intitulé ’Die Farben’.

Ainsi, la transposition, dans le domaine littéraire, d’un mode d’expression conçu comme non-figuratif, la musique, est liée au rejet d’une représentation mimétique de la nature. Le développement de l’analogie entre l’écriture du paysage et celle d’une composition musicale dans la littérature romantique engendre une indétermination croissante de la représentation du paysage, proportionnelle à son degré d’intériorisation.

De plus, l’adoption littéraire et picturale du paradigme de la musique semble mettre un terme à la rivalité qui opposait traditionnellement, depuis l’Antiquité, selon la formule horacienne de l’ut pictura poesis, le poète au peintre. Tous deux sont unis dans la même recherche d’un mode de représentation approprié à l’expression de l’essence musicale du paysage.

Toutefois, tandis que la peinture, qui repose sur l’utilisation de signes essentiellement visuels (les formes et les couleurs), se heurte encore, à la fin du XVIIIe siècle, à la difficulté d’accéder à l’immatérialité offerte en modèle par la musique, la littérature, quant à elle, tenue, par définition, à faire davantage appel à l’imagination, paraît plus à même de se libérer de toute contrainte mimétique. Cette plus grande autonomie sémiotique se manifeste dans la littérature romantique par un affranchissement de l’image, dotée peu à peu d’une valeur propre.