- Un affranchissement sémiotique : de l’image comme simple illustration d’un discours au signe pur

L’étude de la représentation de la nature dans la poésie baroque a servi de point de départ à notre réflexion sur le paysage littéraire. Plus précisément, l’analyse de descriptions encore inscrites dans la tradition de l’emblématique nous a permis de découvrir l’enjeu, à la fois sémiotique et idéologique, que représente l’insertion d’une image comme pictura dans un texte littéraire. Chez les poètes baroques, la contemplation de la nature, qui donne lieu à la description d’une pictura, reste subordonnée à une réflexion généralement religieuse ou métaphysique, résumée par quelques vers qui font office de subscriptio. L’image de la nature n’a donc pas de valeur en soi, puisqu’elle est destinée à illustrer le discours auquel elle se réfère. Cette finalité didactique est encore très présente dans la poésie de la nature du début du XVIIIe siècle, en dépit du bouleversement qu’introduit l’expression d’une authentique émotion esthétique, teintée de piétisme. En effet, le développement d’amples descriptions de la nature, enrichies d’une ’dynamique verbale’ à la mesure de l’exaltation du spectateur, ne suffit pas à évincer totalement le commentaire discursif que le poète, désireux de maintenir un dernier rempart rationnel contre ’l’invasion’ des sentiments, ne manque pas d’adjoindre à sa description.

Cette dualité de la représentation, scindée en deux moments successifs, l’un, contemplatif, l’autre réflexif, est peu à peu effacée, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, par la subordination de la pictura non plus à un discours édifiant, mais au’ coeur’, ’maître des images’, ainsi que l’expose Klopstock dans son poème ’An Freund und Feind’ (1781). Ce choix implique un bouleversement du statut poétique de l’image. Considérée à l’origine comme un simple ’instrument’ rhétorique, l’image devient le support effectif du sentiment panthéiste de la nature. Autrement dit, l’expression de l’admiration que soulève le spectacle de l’ordonnance divine de l’univers n’est plus déléguée à un observateur distant, chargé de tirer la leçon de cette nouvelle expérience visuelle. Le sentiment du divin est, au contraire, immédiatement traduit par la représentation elle-même. Elle est en effet peu à peu gagnée par les transports du moi lyrique, comme l’atteste l’ébranlement des règles rhétoriques de son expression poétique, particulièrement manifeste dans certains poèmes de Klopstock (introduction de césures prosodiques, ruptures syntaxiques par exemple). De cette conquête affective résulte une ’spiritualisation’ (Beseelung) de la nature toute entière, désormais associée, au même titre que le ’coeur’ humain, à la célébration du divin.

Cependant, nous avons constaté que la poésie de l’Empfindsamkeit se caractérisait également par la recherche d’un équilibre, et parfois même encore par une contradiction (comme en témoigne l’usage de l’ode asclépiade chez Klopstock par exemple), entre le sentiment qu’inspire spontanément la contemplation de la nature et l’organisation rationnelle et rhétorique de son expression poétique. Nous en avons conclu au maintien d’une instance discursive plus ou moins bien intégrée à la représentation de la nature, à laquelle est conférée une valeur esthétique inférieure à celle que revêt la contemplation de ’l’idée’ même du divin.

L’émancipation de l’image, c’est-à-dire le rejet définitif de la double tutelle de la morale et de la foi, intervient à la fin du XVIIIe siècle, au moment où naît, en Allemagne, une nouvelle philosophie de la nature, développée notamment par G. H. v. Schubert. L’absence de cloisonnement entre la matière et l’esprit, entre l’objet et le sujet, postulée, à l’origine, par le ’système d’identité’ (Identitätssystem) de Schelling, permet, comme l’a exposé Wackenroder, d’assimiler le ’langage’ de la nature à un logos. Par conséquent, l’expression du sentiment de la nature ne passe plus nécessairement par une formulation explicite, rattachée ’après coup’, sous forme de subscriptio, à la représentation, mais par l’image de la nature elle-même, considérée comme une transcription ’hiéroglyphique’ du divin.

L’abandon d’une élucidation discursive au profit d’une médiation esthétique (l’image comme reflet indirect du sentiment de la nature) favorise alors l’adoption d’un mode de représentation symbolique, c’est-à-dire, comme nous a permis de le préciser la distinction goethéenne du ’symbole’ et de ’l’allégorie’, d’une forme de représentation plus intuitive, caractérisée par une certaine opacité du signifiant. Rappelons que c’est dans le roman de Goethe Die Leiden des jungen Werther (1774), une oeuvre qui marque un tournant dans l’histoire de la représentation littéraire du paysage, que nous avons trouvé les premières descriptions symboliques de la nature.

En s’affranchissant du discours auquel elle était traditionnellement rattachée, l’image se libère également de la fonction essentiellement descriptive qui lui était clairement assignée au début du XVIIIe siècle. Nous avons ainsi constaté, en analysant un passage du roman de Jean Paul Siebenkäs (1796-1797), qu’à l’évolution de la description du paysage correspondait celle du mode de narration adapté à son expression poétique. En effet, de même que la représentation du paysage comme un Tout prend progressivement le pas sur le détail de ses différentes parties, l’enchaînement de métaphores interprétatives (les ’arabesques’ jean-pauliennes, comme les nomme A. Müller945) l’emporte peu à peu sur la description concrète, plastique des diverses composantes du paysage. Notre analyse du récit de Tieck, Die Freunde, a révélé une même équivalence entre l’intériorisation graduelle du paysage et le mode de narration choisi.

Ainsi que l’affirme A. Koschorke946, l’émancipation de l’image, qui se traduit par une métaphorisation du langage, opérée au détriment de sa fonction référentielle, prend, dans l’esthétique du premier romantisme, une valeur programmatique. Elle est sous-tendue par les réflexions des frères Schlegel sur l’essence de la poésie romantique et, plus précisément, par celles que mène F. Schlegel sur le rapport entre signifié et signifiant, ainsi que nous l’avons exposé au terme de notre analyse du roman de Eichendorff Ahnung und Gegenwart 947. Rappelons que dans le fragment 116 de l’Athenäum, qui contient la célèbre définition de la poésie romantique comme ’poésie universelle progressive’ (’eine progressive Universalpoesie’), l’auteur formule l’idée d’un équilibre, approprié à la nature ’réflexive’ de la poésie romantique, entre signifié et signifiant. Ce postulat d’un juste milieu entre la manifestation sensible du signe poétique (’dem Darstellenden’) et son substrat symbolique (’dem Dargestellten’), entre réalité et idéal, rejoint celui que nous avons établi au début de notre étude sur les formes et la fonction du paysage littéraire, défini comme un assemblage harmonieux de composantes à la fois spatiales et symboliques.

Or, l’application de ce postulat théorique dans la littérature romantique allemande a révélé les limites du processus d’émancipation de l’image, progressivement délestée de son signifiant. Dotée d’une valeur propre, interne au texte, la représentation romantique du paysage tend à se réduire à un ensemble de signes purs, uniquement codifiés par la sensibilité du spectateur. En étudiant des textes représentatifs du premier romantisme allemand, nous avons découvert un discours non plus édifiant, mais ’intérieur’.

C’est à la lumière des descriptions de paysages ’intérieurs’ dans l’oeuvre de Tieck que se manifeste le plus nettement ce retour à une instrumentalisation discursive de la représentation, mise au service de la ’thérapie’ d’un moi altéré par ses pulsions conflictuelles. L’association de la nature à une révélation non plus divine, comme c’était encore le cas chez Wackenroder, mais purement psychologique confère à la représentation ce caractère individuel et arbitraire que Tieck, comme il l’a notamment affirmé dans son essai sur le traitement du merveilleux chez Shakespeare, voulait précisément éviter. En dépit de leur appel à l’imagination, théoriquement garante d’une ouverture polysémique (conformément à l’équilibre sémiotique postulé par F. Schlegel), les représentations symboliques du paysage dans les récits de Tieck n’échappent pas à une certaine propension à l’allégorie, c’est-à-dire à un mode de représentation conventionnel qui, toujours selon la terminologie goethéenne, génère un risque d’épuisement du signifiant.

Par conséquent, l’évolution de la représentation littéraire du paysage au cours du XVIIIe siècle aboutit paradoxalement, comme nous avons tenté de le démontrer, à un traitement de l’image voisin de celui que nous avons découvert dans la poésie emblématique de la fin du XVIIe siècle. Toutefois, cette nouvelle forme de codification esthétique, apparue dans un contexte idéologique bien différent (celui du premier romantisme allemand, caractérisé notamment par le développement de correspondances entre la nature et l’âme de l’individu), est dotée de vertus non plus exégétiques, mais cathartiques, comme nous l’avons constaté chez Tieck par exemple.

Ainsi, l’affranchissement de l’image, joint à celui de la perception visuelle ainsi qu’au renversement du paradigme pictural, donne finalement naissance à une conception idéale du paysage, conçu à la fois comme infini, immatériel et allégorique, voire emblématique. Toutefois, l’application de ce triple programme esthétique se heurte à des limites qui ne sont pas uniquement d’ordre sémiotique. En effet, elle n’engendre pas seulement le risque d’un retour au signe pur, indice d’une ’dématérialisation’ croissante du paysage, mais également celui d’une expérience ’nihiliste’, décrite en ces termes par D. Arendt :

‘Das Subjekt steht bei seiner Flucht in die Innerlichkeit vor der extremen Versuchung, sich selbst zum ideellen Weltschöpfer zu machen, eine geistige Tathandlung, die zwar eine fiktive Welt rückerobern kann, aber die vorgegebene objektive Welt dabei verlieren muß; im Augenblick des Mißtrauens aber in die teleologische Relevanz der Denkstruktur des Subjekts kommt es zu einem bloßen Schweben zwischen einer unrealisierbaren Idee der Wirklichkeit mittels des poetischen Schaffens oder des kreativen Denkens und einer entrealisierten Wirklichkeit, und diese haltlose Lage birgt die Möglichkeit der Erfahrung des Nichts und des Nihilismus948.’

L’élévation spéculative du moi au rang d’un démiurge, matérialisée, notamment dans la littérature du Sturm und Drang , par la conquête purement spirituelle des hauteurs, se solde par un vertige nihiliste, illustré d’une manière exemplaire, dans le roman de Jean Paul Siebenkäs, par le ’discours du Christ mort’.

Le retour à une perception plus objective de la réalité, tout d’abord timidement amorcé par Eichendorff (Ahnung und Gegenwart), puis affirmé plus nettement par Goethe (Novelle), offre la possibilité de sortir de l’impasse, à la fois sémiotique et idéologique, à laquelle aboutit l’intériorisation ’idéale’ du paysage dans la littérature romantique. Notre étude s’achève ainsi là où commence une nouvelle évolution du paysage littéraire, caractérisée par la mise en valeur des qualités plastiques de la représentation, alliées à ses composantes symboliques, comme en témoignera notamment, dès la seconde moitié du XIXe siècle, le ’réalisme poétique’ de A. Stifter.

Enfin, cette étude nous a permis de découvrir que le paysage ne pouvait être considéré comme une image isolée à l’intérieur du texte littéraire. Mis en relation avec un réseau poétique (recherche d’un équilibre entre l’expression d’un sentiment de la nature et son organisation rationnelle et rhétorique) ou narratif (constitué tout à la fois par l’action, par les personnages et par les jeux de perspective), le paysage détermine profondément les enjeux de l’expression littéraire. Loin d’être un simple fragment de nature mis en perspective par le regard, il permet de traduire une vision spécifique du monde, qui évolue progressivement au cours du XVIIIe siècle.

Notes
945.

A. Müller, op. cit., p. 135 sq. (’Landschaftsarabesken. Jean Paul’). Selon l’auteur, ces ’arabesques’ qu’engendre l’enchaînement ’totalement incontrôlable’ de métaphores dépourvues de référents communs confèrent aux descriptions de paysage développées par Jean Paul un caractère si irréel qu’elles deviennent difficilement perceptibles par le lecteur : ’Bedenklicher aber wird diese Aussageweise noch, wenn die Vergleichsmotive, die sich in die Sätze drängen, selbst nicht mehr dem gleichen Lebensbereiche entnommen sind und sich nun in einer durchaus unkontrollierbaren Folge überstürzen, ohne daß auch nur der Versuch gemacht wäre, den Anstrom dieser Improvisationen – oder doch scheinbaren Improvisationen! – zu regulieren. Dann ’verflattert’ J. Pauls Phantasie wirklich ’bis zur Bildlosigkeit’ [...].’ (in : ibid., p. 142).

946.

’In der Poetologie der Romantiker wird die Emanzipation des Bilderflusses von der Linearität des zweckrationalen Denkens zum ausdrücklichen Programm.’, in : A. Koschorke, op. cit., p. 170.

947.

8 Cf. supra : 4. 3. 5., p. 259, note 313.

948.

D. Arendt, Der ’poetische Nihilismus’ in der Romantik [...], op. cit., vol. 1, p. 14.