Aujourd’hui encore, les propos de BELAUBRE prononcés en 1948 sont d’actualité : ‘"L’institution étant ce qu’elle est, il dépend des hommes qu’elle fonctionne plus ou moins bien"’ 14 et nous verrons que la fonction d’inspecteur accorda dès son origine une place prépondérante aux personnes. Elle fut initialement définie en référence à un premier paradigme fondateur, le paradigme charismatique. L’inspecteur comme les enseignants s’identifiaient alors à un modèle fort, prôné par l’institution et reconnu par tous. Sans doute nous trouvions-nous face à un véritable charisme d'état qu'incarnaient les instituteurs et même les inspecteurs, tous porteurs d'une grandeur qui les dépassait : la conscience collective. Ce paradigme semble aujourd'hui caduc. En effet, le temps n’est plus où l’inspecteur, véritable modèle, imposait ce qu’il convenait de faire et où l’institution scolaire reconnaissait ses maîtres d’école dès lors qu’ils appliquaient des consignes, aujourd’hui interrogées socialement.
L’exemple des punitions présenté ici en est une illustration. Si un arrêté du 18 juillet 1887 met les châtiments corporels hors la loi, celui-ci n’en définit pas moins les punitions autorisées : mauvais points, réprimande, privation partielle de récréation, retenue après la classe sous la surveillance d’un instituteur et exclusion temporaire. Il faut attendre l’arrêté du 6 janvier 1978 pour qu’il soit précisé qu’aucune sanction ne pouvait être infligée aux élèves. Enfin, si aucune sanction ne peut être prise pour une insuffisance de résultat à l’école primaire, il faut attendre 1991 et la circulaire du 6 juin, pour lire des instructions concernant la rédaction des règlements des écoles. Cette circulaire rappelle l’interdiction pour les maîtres de tout comportement, geste ou parole, qui traduirait indifférence ou mépris à l’égard de l’élève ou de sa famille.
Aujourd’hui, compte tenu de la multiplication et de la diversité des attentes sociales, il semble que le temps des décisions uniques, systématiques et sans nuance soit bien révolu.
La fonction fut ensuite guidée par ce que nous nommerons le paradigme techniciste qui renvoie à ce qu’Olivier REBOUL nommait "le discours fonctionnel"15. Ce paradigme fondait sa légitimité sur la rédaction de référentiels ou de taxonomies et la mise en oeuvre d’instruments nombreux et variés de gestion, de management, mais aussi d’évaluation qui a parfois, comme le dit Charles BACHMANN dans le domaine du travail social, ‘"des allures de science sinistre, démontrant sempiternellement que les objectifs ne sont pas atteints, les fonctionnements défectueux et les usagers faiblement satisfaits. Mal prescrite, elle tue le malade. Utilisée sans précaution d’emploi, elle achèverait un secteur passablement déprimé et déjà mal en point"’ 16. Nécessaire à la définition de la fonction de l’inspection, ce paradigme semble actuellement insuffisant pour saisir la complexité des situations réelles.
La faillite des modèles autoritaires antérieurs, la carence repérée dans les effets de l’utilisation des référentiels, grilles d’analyse et autres outils d’observation et de gestion nous obligent donc à envisager les conditions d’accès à un troisième paradigme : le paradigme déontologique guidé par une éthique.
Car sans code de déontologie, et en l’absence de modèle fort, l’inspecteur ne court-il pas le risque d’être guidé par ses pulsions ? Ou bien encore celui de céder à différentes pressions ? Celles par exemple des familles, ou de forces de tous ordres comme par exemple le pouvoir politique, celui des sectes ou encore des pouvoirs financiers ?
Aussi, puisque ce code n’existe pas, il nous reviendra de réfléchir aux conditions d’accès à ce troisième paradigme. Nous montrerons que celui-ci requiert la construction d’une symétrie éthique entre les enseignants et l’inspecteur (isomorphe sans doute à celle qui lie les enseignants et leurs élèves). Celle-ci a le devoir de s’exprimer entre ces acteurs, en dépit de leur dissymétrie institutionnelle, de leur dissymétrie hiérarchique. C’est là une des conditions qui permettra la mise en oeuvre d’actions productrices d’effets bénéfiques, en particulier auprès des élèves les plus en difficulté.
Les temps ne sont pas éloignés où les enfants scolarisés n’avaient le choix qu’entre l’adaptation et l’exclusion. L’école se légitimait par sa capacité à effectuer le tri entre les élèves, en fonction de leurs résultats. L’hétérogénéité des élèves ne mettait pas le système scolaire à mal. Aujourd’hui, c’est devenu une banalité de dire, comme l’a montré Antoine PROST que l’on est face à une massification de l’accès au système scolaire qui n’est nullement une démocratisation des résultats. L’hétérogénéité est un phénomène nouveau, peu à peu générateur de déstabilisation et d’angoisse pour tous. Les élèves en difficulté sont plus nombreux à l’école, trop en tous les cas ; mais chaque élève et sa famille aspirent à plus d’égalité. Chacun exige le droit à une reconnaissance, que celle-ci soit d’ordre social ou personnel, chacun exige le droit à la réussite. Si l’inspecteur n’était pas conscient de ce phénomène, s'il ne tentait pas de comprendre cette hétérogénéité croissante des publics liée à une homogénéité croissante des aspirations, s’il ne s’efforçait pas d’envisager les conséquences de ces phénomènes sur la fonction d’inspection, s’il ne parvenait pas à aider les enseignants en charge de leurs élèves en classe, nous courrions le risque de voir se mettre en place une école à deux voire trois vitesses, et une dérégulation forte de l’école de la République s'en suivrait.
Ne sachant plus à qui obéir, les instituteurs et professeurs des écoles sont donc aujourd’hui, et selon l’expression de Jean-Paul SARTRE que nous nous autorisons à dévoyer ici, "condamnés à être libres". Le vieux modèle autoritaire, même s’il fut indispensable à la construction de l’Ecole que nous connaissons, a fait faillite. Il ne peut être restauré car plus personne ne semble actuellement avoir de légitimité pour dire " je suis l’autorité". Des actions se multiplient, des décisions sont prises au plus haut niveau et elles apparaissent n’être que des coups médiatiques et politiques. Même si l’inspecteur était attaché à ce modèle, il se doit maintenant de modifier sa pratique et son positionnement. Nous savons qu’un "conseil" donné à quelqu’un n’est pas suivi d’effet si le conseillé ne reconnaît pas de compétence au conseilleur, pas plus s’il subodore une hostilité de sa part.
Notre conviction, que nous tenterons d’étayer, est qu’un inspecteur se doit d’aider l’enseignant dont il a la responsabilité dans le cadre institutionnel à accéder à la liberté de penser son action, à instrumenter cette liberté, à accéder enfin à une autonomie éclairée par des valeurs guidées, en dernier recours, par l’éthique.
BELAUBRE, Problèmes de l’Inspection Scolaire (Contrôle des Maîtres, Observation des élèves, Examen) Brochure d’éducation nouvelle populaire n°41, édition de l’école moderne française, Cannes, 1948, page 7.
O. REBOUL, Le langage de l’éducation, PUF, Paris 1984
Ch. BACHMANN, Un médicament redoutable, l’évaluation en travail social, Presses universitaires de Nancy, 1988, page 21.