2.2- L'inspecteur se raconte

En complément d’une recherche à partir de nombreux documents, j’ai sollicité de "vieux inspecteurs", goûtant le temps de la retraite depuis des années, afin qu'ils se racontent, qu'ils nous racontent, leur métier et leurs souvenirs de ces années passées au service de l'État, auprès des enseignants. Certains ont refusé, m’expliquant qu'une page avait été tournée, la dernière ; et que rouvrir le grand livre de leur vie professionnelle serait trop douloureux. D'autres ont accepté, flattés parfois qu'un "jeune collègue" s'intéressât à ce que fut pendant vingt ou trente ans leur quotidien.

Au fil des entretiens, ils m’ont confié des "références incontournables" dirions-nous maintenant. Je pense ici aux articles du "Père Cressot"43 dans la revue l’École Publique qui distillaient conseils et anecdotes, ou bien encore à ce Carnet d'un pédestrian de Léonce BOURLIAGUET44 qui signait aussi certains articles du pseudonyme de "l'Igloo". Cet inspecteur se vantait d'avoir fait toutes ses tournées à pied alors que, me confia mon interlocuteur, ‘"nous savions qu'il disposait en fait d'une puissante limousine"’ ; mais faisons silence sur cette "information" et conservons de cet inspecteur primaire l'image du "pédestrian", dont la vie était, selon Irwing, ‘"an half itinerant life"’, ‘"un bel exemple de nomadisme circulaire"’ ; associons-nous, enfin, à ce qu'écrivait "l'Igloo" en avant-propos de son ouvrage :

‘"Ce carnet a pour principal mérite, à ce que je crois, de marquer la fin d'une époque. Le monde se gâte. Peut-être avons-nous perdu de vue, avec les cocotiers de la IIIème république, une oasis historique qu'il fut doux de traverser. L'usage de l'auto et les effervescences bureaucratiques, résultant sans doute de taches d'encre sur le soleil, rendront désormais un tel badinage impossible. Il devient difficile de rêver, dangereux de penser librement, de plaisanter et de le dire. Tout est pris au criminel, imputé à méchanceté ou à trahison (.../...) On se demande même, à voir comme la profession est grignotée par en haut et par en bas, s'il y aura des inspecteurs primaires demain."’ Nous étions en Juillet 1948 !

"M. D.... parle à une classe qui lutte héroïquement contre le sommeil avec un air sérieux et tendu qui ressemble à une attention passionnée. Un plumier tombe, fait sursauter tout le monde et D.... s'écrie furieux :
- Et voilà !... Le charme est rompu !"
45

En ces temps anciens, l'Inspecteur était "primaire" et cela lui donnait l'autorisation de déclarer un véhicule ayant 4 chevaux vapeur ; plus tard, vers les années cinquante, il deviendra "Inspecteur Départemental" et pourra déclarer une automobile ayant jusqu'à 7 chevaux de puissance. Depuis 1990, il est Inspecteur de l’Education Nationale et, en septembre 1994, une note de l'Inspecteur d'Académie lui précise qu'il devra attendre 1995 pour prétendre à quelques indemnités pour frais de déplacement46 ! Depuis, les crédits alloués à ses déplacements sont en régulière diminution.

Mes interlocuteurs m'ont raconté leurs "tournées d'inspection", à cette époque où les conseillers pédagogiques n'existaient pas -nous sommes avant 1962-. La journée commençait tôt et l'Inspecteur était dès 8 heures dans l'école à visiter. Parfois, il s'y était rendu en automobile, garée sur la place, exceptionnellement en autocar. Certains avaient suivi les conseils de CRESSOT, racontés comme authentiques : ‘"Vous descendez du car après l'école, à la sortie du village. Vous revenez discrètement vers l'école puis entrez brusquement dans la classe, sans frapper ! ’ ". L'inspecteur visitait deux classes le matin, demandant à voir une leçon, interrogeait un ou plusieurs élèves, par exemple au moment d’une ‘“interrogation sur la leçon précédente : le ver luisant. Bien sûr qu’on s’en est tenu à la photogénie de la femelle, alors que cette propriété s’étend à toutes les phases du développement de l’individu”’ et ‘“s’amusait, pour enrichir la leçon :
- L’oeuf du ver luisant est-il luisant ?
Le nez du maître s’allonge. Mais l’élève interrogé -une tête de dénicheur rusé- répond d’un air assuré :
-Non... quand il n’est pas frais”’ 47.

A l'issue des visites, une "conversation" pouvait avoir lieu entre le maître et l'inspecteur.

‘"Il s'agissait souvent plus de parler de pêche à la truite, de chasse, que de pédagogie ; les problèmes que nous rencontrions pouvaient être classés en quatre catégories :

A midi, le repas était pris au restaurant, très souvent en compagnie du voyageur de commerce. L'après-midi pouvait être consacré à une nouvelle visite dans une classe. De retour au bureau de la circonscription, l'Inspecteur rédigeait ses rapports et soignait les conclusions :

‘"M... enseigne l'erreur avec autorité" 48

ou bien encore :

‘"Je suis allé visiter la classe de Monsieur .... Et à l’issue de cette visite, je reprendrais ce que m’avait appris mon grand-père à propos des cartes. Il prétendait qu’il y avait deux manières de jouer à la belote, la bonne et la mauvaise. Je dirais qu’il y a deux façons de faire la classe, la bonne et celle de M...".49

Ce rapport était ensuite adressé à l'Inspecteur d'Académie et à l'intéressé, accompagné de la note. Aucun "quota" d'inspections n'était exigé ; mais les Inspecteurs rencontrés annonçaient entre 140 et 200 visites par an.

D'autres tâches occupaient l'Inspecteur. Celles qui revinrent les premières dans les propos de mes interlocuteurs furent les "Conférences Pédagogiques" ; une par canton, soit sept à huit par an. C'était chaque fois une "journée de fête" avec la conférence le matin et le repas pris en commun à midi. Venait ensuite l'organisation du certificat d'études primaires qui succéda au "billet des quatre règles"50. La journée du certificat comprenait l'examen proprement dit et le banquet avec les examinateurs et les instituteurs du canton. Etre Inspecteur en milieu rural revêtait un caractère "festif et convivial". Quelques réunions rythmaient l'année scolaire : deux commissions paritaires par année scolaire ; celle de décembre devait arrêter les promotions des instituteurs, celle de juin s'occupait du mouvement des enseignants et attribuait les postes. A cette époque, mes interlocuteurs sont formels, il n'existait aucune concertation entre inspecteurs, et le nombre des rencontres à l'Inspection Académique n'excédait jamais trois ou quatre par an ("on nous fichait une paix royale !" me confia l’un d’eux les yeux pétillants de bonheur). Le reste du travail se faisait en direction des parents d'élèves, des maires ou des associations locales. Certains inspecteurs prenaient beaucoup de temps à organiser la bibliothèque pédagogique qui recelait des ouvrages pédagogiques mais surtout des romans et fonctionnait grâce à une cotisation des instituteurs. Sans doute, tout bonnement, fallait-il en ce temps là ‘"être pour les uns un émollient, pour les autres un stimulant. Savoir servir à la fois l'ail et le poivre, la guimauve et la pariétaire"’ 51.

Nous venons de constater la fonction sociale que jouaient ceux qui nous précédèrent dans le métier, à travers la parole vraie qu'ils nous ont donnée. Chacun s'accorde à dire que nous traversons actuellement une crise grave. Nous verrons, à travers les résultats des enquêtes réalisées auprès d’enseignants et d’inspecteurs de l'Education nationale et présentés dans la partie suivante, ce qu'il en est aujourd'hui, de la fonction des I.E.N et comment les enseignants les perçoivent.

Notes
43.

Je saurai très vite qu'il s'agit en fait de Joseph CRESSOT, né dans un petit village du côté de Langres ; il fut instituteur puis directeur d'école, inspecteur primaire et enfin Inspecteur Général de l’Education Nationale.

44.

Léonce BOURLIAGUET, inspecteur de l'Enseignement primaire -publié chez Armand Colin - Paris 1949- Ce carnet "logé en poche entre une pipe et un mouchoir trempé de sueur a suivi son auteur par d'innombrables sentiers".

45.

Carnet d'un pédestrian, L. BOURLIAGUET, Armand Colin, Paris 1949, page 111.

46.

L’IEN n’est malheureusement pas le seul en butte à ces difficultés, les conseillers pédagogiques et les membres des réseaux d’aides spécialisées aux élèves en difficulté (RASED), pour ne citer qu’eux ont vu leur enveloppe indemnitaire se restreindre aussi.

47.

page 196

48.

entretien avec M. GIRAUD, ancien inspecteur primaire

49.

propos rapportés par M. THOMAS, ancien inspecteur primaire du département de l'Ardèche.

50.

Cet examen, dans les années 1915-1920, permettait de contrôler le savoir lire, écrire, compter des élèves ainsi que les connaissances de la morale laïque et républicaine

51.

Carnet d'un Pédestrian, op cité, p. 93.