2.3 L'inspecteur se montre, nous analysons son image à travers l'affaire GOBILLOT52

L’illustration proposée et son analyse montreront comment l’apparence physique traduit l’appartenance d’un individu à un groupe social et culturel déterminé tant il se définit à l’intérieur d’un code vestimentaire rigoureux.

message URL ILL002.gif

Cette illustration satirique que l’on pourrait situer entre les années 1890 et 1910 est révélatrice de comportements stéréotypés mettant en scène les relations dominant-dominé au sein d’une institution qui assoit ses prérogatives, en cette fin du dix-neuvième siècle, grâce aux principales mesures de réforme de l’enseignement public édictées par Jules FERRY. Cette idée est renforcée par une mise en scène qui, par sa simplicité, son évidence, semble aussi lisible qu’un discours. L’attitude physique et la tenue vestimentaire des protagonistes, leur mise en situation centrée au premier plan et l’évocation du décor et du mobilier sont autant d’informations qui faciliteront l’étude et le décodage de l’image. N’était-ce pas le but de l’illustrateur où le premier impact visuel de l’image prévaut et peut prendre le relais de la légende ?

Le personnage de gauche, tourne de trois quarts le dos au lecteur de manière à ce que l’on puisse voir son profil et prolonger son geste.

La silhouette étriquée est courbée en avant, les yeux baissés, ce qui révèle une attitude ambiguë où se mêlent la soumission et l’humiliation plaintives mais indignées de l’instituteur, signifiant par là l’injustice de l’accusation. Son bras courbé, laissant deviner la main sur le coeur, ébauche le geste du mea culpa, mais aussi celui de la sincérité, de l’honneur bafoué. Le sentiment de révolte est contenu et s’exprime par le biais d’une gestuelle soumise, inclinant de ce fait l’inspecteur (le médiateur ?) à la condescendance tout en renforçant son indiscutable sentiment de pouvoir et d’autorité.

Et de ce fait, le second personnage, nommons-le l’inspecteur, est bien au fond de son fauteuil, le dos droit, le menton rengorgé, le regard suspicieux, le rictus agacé. Les deux pieds écartés à plat sur le sol stabilisent la symétrie de la posture. Un bras est posé sur l’accoudoir mais l’autre utilise le bord du secrétaire, invitant l’orientation du personnage soit vers l’instituteur, soit vers la documentation ouverte vers le rabat horizontal du petit meuble. La situation est préoccupante. Elle évoluera dans un sens favorable... selon le bon vouloir de l’inspecteur dont la rotation du postérieur indiquera le tournant décisif que prendra l’affaire. Attitude du prédateur qui joue de son pouvoir en torturant psychologiquement sa victime, maniant le suspense et répondant aux attentes du lecteur aguerri culturellement à ces subtilités de comportement par la connaissance des fables de Jean de LA FONTAINE. Sans aucun doute l’illustrateur, ici, connaît ses lecteurs et inscrit son histoire dans la tradition moraliste de l’institution Jules Ferryenne.

La description des tenues vestimentaires des deux personnages étaye l’analyse gestuelle et comportementale tout en lui conférant une dimension supplémentaire : celle de l’affirmation du statut social de l’individu au sein d’une même corporation, révélée par le choix judicieux du costume.

L’instituteur porte l’uniforme de rigueur des classes moyennes où la modestie du salaire ne permet aucun gaspillage, où le sérieux et la responsabilité de la profession n’acceptent aucune fantaisie. N’oublions pas qu’enseigner représente, à cette époque, un sacerdoce et que l’éthique laïque est imprégnée d’un puritanisme ambiant hérité de l’Europe catholique - la séparation de l’Eglise et de l’Etat est contemporaine -.

La maître semble ici avoir revêtu l’habit noir, tenue de circonstance que l’on sort pour les occasions exceptionnelles - mariages, enterrements, inaugurations ou visites de personnages importants -. Pilier de la garde-robe masculine, il participe aux achats qui s’inscrivent dans la permanence, l’indémodable, le respectable, mais aussi l’indéformable. La mode étriquée de cette époque accentue les défauts des vêtements masculins. Ceux-ci sont en effet réalisés, soit en confection, soit par un tailleur de quartier, dans de mauvais draps laine et coton mélangés, noirs ou de couleurs sombres. Le tissu en s’affaissant, entraîne l’encolure vers l’arrière, se poche au derrière, se lustre au col et aux manches. Le pantalon “fait genou”, suivant l’expression de l’époque et tire-bouchonne sur les chaussures à lacets et en cuir noir cabossé, relevant de la pointe et qui semblent aussi en bout de course.

On retrouve ici les silhouettes sèches et découpées des illustrateurs de l’époque, influencés par la mine incisive de DAUMIER. Le trait ne pardonne pas et s’acharne avec délectation sur les moindres affres du corps (enseignant) et expose au grand jour la modestie de sa condition.

Dès la fin des années 1830, l’habit noir pourra être indifféremment nommé paletot (pardessus) mais aussi redingote. Il habille aussi bien l’étudiant en droit que le répétiteur sans le sou, le négociant, le médecin, le bourgeois enfin, que FLAUBERT nomme ‘"ces porcs à deux pattes à paletots"’. Seuls, les qualités des étoffes et le raffinement supplémentaire dû au rajout de parements de velours - brandebourgs, ganses - renseignent sur les origines et le statut social de la personne. La simplicité de la coupe, sa vocation passe-partout, son absence de taille le rendent adaptable à bien des morphologies et lui confèrent cette vocation démocratique qui participe à l’arasement du costume masculin.

L’inspecteur se permettra, dans l’association des éléments de sa tenue, des fantaisies vestimentaires empruntées à l’élégance de la bonne société à laquelle il estime appartenir. Elégance pratique associée au souci de confort, elle est généralement adoptée par l’homme bourgeois souvent courtaud et corpulent dans sa maturité, affirmant par la rondeur de son ventre la prospérité de ses affaires.

Ici, le gilet joue un rôle central au sein de la stratégie. La longueur et la forme des pointes doivent être étudiées de manière à recouvrir la place du pantalon à la taille et éviter que la chemise ne bouillonne ou ne dépasse. Le boutonnage confortable doit soutenir la forme et non pas la brider. Véritable écrin des ventres ronds, le gilet masculin s’expose aux regards, déclinant à l’infini la complexité, le raffinement ou la sobriété des tissus qui, par leur richesse et leur variété, deviennent la propagande directe des savoir-faire et des nouvelles techniques de l’industrie textile.

La compétence en habillement s’exprime d’une autre manière, dans l’adoption du pli du pantalon, populaire grâce à la presse à pantalon inventée à la fin du siècle pour éviter à celui-ci de “faire genou”. Sa belle carrière dans la culture de l’élégance masculine sera associée au nom d’Edouard VII, Prince de Galles, véritable ambassadeur du chic anglais à travers l’Europe.

Cependant les manuels de savoir-vivre réprouvent l’adoption des revers, cette coquetterie lancée par la gentry d’outre Manche, vers 1860 et destinée à protéger le bas des pantalons de la boue des terrains de cricket, des promenades nautiques ou des pique-niques car ‘“ un homme ne devrait pas retrousser ses pantalons, à moins qu’il y ait de la boue dehors. Et dans ce cas, il doit prendre soin de les rabattre avant d’entrer dans une maison ”’ 53.

Les accessoires sont choisis avec vigilance. Le soulier de cuir bien ciré épouse confortablement le pied. La cravate de rigueur ne baille ni n’étrangle la cou. De hauteur raisonnable (6 ou 7 centimètres), en celluloïd ou en toile amidonnée, le faux col sciera le cou et donnera l’impression de séparer la tête pensante du corps, la présentant sur un piédestal immaculé.

Pourtant, le col dur est le symbole rigide de cette nouvelle bourgeoisie collet monté. Véritable carcan associé aux manchettes, l’invention de ces accessoires amovibles s’est répandue avec l’essor de la confection. Le coût de l’entretien des chemises, les lessives encore peu fréquentes mais aussi la démocratisation du blanc, apanage des classes sociales aisées, expliquent le succès de ces accessoires dont on peut changer tous les jours sans changer de chemise.

L’évocation du décor et du mobilier n’est pas anodine. Bien que discrète, l’efficacité de son message est redoutable. On est loin de l’encombrement ostentatoire des salles à manger Henri II, témoignage un peu tapageur de la réussite sociale de la nouvelle bourgeoisie, ou de la rassurante et confortable formule Louis Philipparde des garde robes et crédences qui s’inscrivent avec force dans le patrimoine familial.

Ici, une chaise, un fauteuil, un secrétaire à tiroirs, une corbeille à papiers, un meuble haut destiné au classement des dossiers sont d’un style inspiré du décor Louis XVI. Ce décor fait référence au Siècle des lumières où le petit mobilier, léger, déplaçable et adaptable à toutes les configurations, fait son apparition. Ses qualités, où l’élégance pratique se conjugue à la maniabilité de petites pièces facilement réalisables en série donc meilleur marché, en font le style incontournable, adapté aux besoins de l’Ecole de la République.

Notes
52.

Les instituteurs, Jean VIAL, page 165

53.

des modes et des hommes, Farid CHENOUN, édition Flammarion, Paris, 1993, page 117.