Appartenance groupale et identité professionnelle.

Si l'appartenance groupale a longtemps existé chez les instituteurs, je pense ici à ‘"la Touine (redingote de drap noir à palmes d’or) qui nous marquait, nous engageait, comme la tunique ou la soutane et faisait que nous nous sentions appartenir à un corps"’ 64, nous pensons aussi à leur formation dans une Ecole Normale ou à la création d'un groupement d'achats et de différentes mutuelles, dont les noms même renforçent l'identification : "CAMIF, MAIF ou MGEN". Nous constatons qu'il n'en est rien pour les inspecteurs. Ils sont “ayant-droits” certes, mais se retrouvent noyés dans un regroupement de métiers où le leur ne figure pas explicitement, à l'exception du nom de certaines organisations syndicales chargées de les représenter65. Le terme même d’inspecteur n’apparaît pas comme emblème et élément premier de reconnaissance. La CAMIF et la MAIF mettent en avant le "I" d’instituteur et la MGEN préfère la généralité de l’"Education Nationale". Si ‘"l'identité professionnelle n'a pas qu'un déterminisme personnel conscient, (et) est liée aussi au partage des éléments communs à un groupe professionnel"’ 66 , encore faudrait-il vraisemblablement en découvrir et en instaurer, dans les pratiques des inspecteurs, pour que ceux-ci ne fondent pas leur légitimité uniquement sous l'égide du contrôle, espérant ainsi faire passer du pacte à l'alliance les relations avec les enseignants.

Mais ne court-on pas le risque, à l'heure actuelle, d’un amalgame préjudiciable du fait même de certaines fonctions exigées de l’inspecteur ? Nous pensons ici à la fonction administrative et à celle d’inspection. Nous nous interrogeons aussi sur la manière de prendre au sérieux, c’est-à-dire de les considérer comme objectives, les procédures de notation des enseignants dont la sophistication et les contraintes administratives ne cachent ni la subjectivité, ni l’arbitraire, si lourdes qu’en soient, encore aujourd’hui, en termes d’avancement et de carrière, les conséquences pour les intéressés.

Enfin, s'il est demandé à l'inspecteur de ne plus seulement contrôler lorsqu'il inspecte, pourra-t-il demeurer inspecteur ? Les contrôleurs de la Société Nationale des Chemins de Fer n'inspectent pas les usagers des trains mais les inspecteurs de police contrôlent l’identité des individus qu’ils souhaitent entendre. Pourra-t-on encore longtemps confier ces deux missions aux inspecteurs de l'éducation nationale ?

De tout cela aussi, il sera question, plus avant. Entrons dans le "monde de l'Inspection" pour y découvrir qui furent ceux qui nous ont précédé et que nous avons rencontrés, à travers des lectures ou au cours d’entretiens lorsque ce fut encore possible, ainsi que le sens qu’avaient les inspections d’antan.

Dans un premier temps, celles-ci sont pratiquées par des hommes, ‘"véritables pièces maîtresses de la construction de l'école primaire pour laquelle ils s'imposent comme de véritables spécialistes"’ 67 . Elles décrivent des pratiques et prescrivent des actions à des maîtres, ‘"enseignants de l'école citoyenne qui, en France, se sentaient une mission claire, celle d'instruire le peuple pour construire la nation"’ 68. Véritables personnages, ils étaient reconnus autant grâce à leurs qualités personnelles que pour leurs compétences professionnelles, mises en oeuvre dans l’exercice de leurs fonctions, mais aussi en dehors69.

Ce fut ensuite l’arrivée d’un courant qui, sous couvert de professionnalisme, tenta de s’emparer des pratiques d’inspection à partir, d’une part, de toutes les pratiques de l'ingénierie et du management issues de l’entreprise et, d’autre part de la découverte de la pédagogie par objectifs à l’éducation nationale et de sa mise en application.

En effet, on perçoit bien que l’on est passé, en une trentaine d’années, d’une société d’obéissance dans laquelle on demandait aux gens d’appliquer des règles, d’exécuter des ordres, de suivre des instructions, d’être disciplinés, à des sociétés d’action, c’est-à-dire des sociétés où l’action est à la fois une aspiration des gens et en même temps une exigence70.

Un déplacement s’est ainsi opéré, de l’application d’une règle fixe à un autre mécanisme de régulation qui consiste à interpréter des normes plurielles et incertaines et qui amène les individus à se retrouver à la source même de la norme.

On constate par exemple que les mots autonomie, responsabilité, motivation, compétence et professionnalisation sont devenus des évidences à partir des années 80. Cela signifie que le nombre des mécanismes sociaux qui favorisaient les automatismes de comportement a très largement reculé au profit de normes qui incitent à la décision personnelle dans des domaines de plus en plus nombreux de la vie, qu’il s’agisse de recherche d’emploi, d’éducation, de manière de se conserver en bonne santé ou bien encore de vie de couple.

Notes
64.

J. OZOUF, Nous les maîtres d’école, Gallimard, Folio, Paris. Page 91.

65.

Les deux plus importants étant le SNP-IEN et le SNIEN

66.

M. DEVELAY, op. cité. Page 146.

67.

Thèse de J. FERRIER, page 657.

68.

"Quelle école pour quelle nation ? ", D. SCHNAPPER, page 46.

69.

Les instituteurs, à la fin du XIXème siècle, sont en permanence mobilisés par leurs inspecteurs pour militer dans les oeuvres complémentaires de l'école publique. J. FERRIER précise, page 659 de sa thèse : "Conférences pédagogiques, courrier administratif, textes de conférences publiques trouvés dans les dossiers témoignent de leur engagement pour faire triompher l'idéologie républicaine et laïque qui porte toute l'école primaire".

70.

Je m’appuie ici sur les propos d’Alain ERHENBERG, tenus une soirée de l’automne 1996 sur France Culture.