4.1- Entre avant-hier et hier : Le paradigme charismatique

‘“La vieille m’a vu monter lentement par le chemin pierreux. Elle a lâché sa houe et s’est mise à courir vers les maisons de là-haut. La Demoiselle ne sera pas surprise.
Je prends la houe, en passant, hâte le pas et, dans la ruelle du hameau, je rencontre la grand-mère qui sort de l’école.
“Hé ! vous avez oublié votre outil !
Air capot. Elle a compris mon sourire en coin. Elle se confond en remerciements Elle croit m’avoir fâché, la bonne vieille : mais non ! Si on aime tant La Demoiselle, c’est probablement parce qu’elle le mérite”.
Carnet d’un pédestrian, Léonce BOURLIAGUET, Librairie Armand COLIN, Paris, 1949, page 2.’

Cet extrait, tiré de l’ouvrage d’un Inspecteur de l’Enseignement Primaire illustrerait à lui seul le paradigme charismatique. C'est à dire, un paradigme qui fonde l’action de l’inspecteur sur un modèle d'actions le conduisant à juger de la qualité des enseignants d’après des critères humains portant essentiellement sur leurs qualités personnelles. Cela ne signifie par pour autant que les enseignants ne développaient pas d'excellentes compétences professionnelles car la fin du dix-neuvième siècle correspond à ‘"un temps fort de l'affirmation publique des enseignants"’ 72 . Le système éducatif assume alors la responsabilité majeure de la formation des citoyens intégrés dans le projet de la nation. Dans la lettre d'envoi de la loi du 28 juin 1833 aux trente-neuf mille maîtres d'école, il leur est clairement précisé ‘"qu'en (leur) confiant un enfant, chaque famille (leur) demande de lui rendre un honnête homme et le pays un bon citoyen. (...) Les vertus ne suivent pas toujours les lumières, et les leçons que reçoit l'enfance pourraient lui devenir funestes si elles ne s'adressaient qu'à son intelligence"’ 73 . Elle se poursuivait par ces prescriptions : ‘"Que l'instituteur ne craigne donc pas d'entreprendre sur les droits des familles en donnant ses premiers soins à la culture intérieure de l'âme de ses élèves. Autant il doit se garder d'ouvrir son école à l'esprit de secte ou de parti, et de nourrir les enfants dans les doctrines religieuses ou politiques qui le mettent pour ainsi dire en révolte contre l'autorité des conseils domestiques, autant il doit s'élever au-dessus des querelles passagères qui agitent la société pour s'appliquer sans cesse à propager, à affermir ces principes impérissables de morale et de raison sans lesquels l'ordre universel est en péril et à jeter profondément dans de jeunes coeurs ces semences de vertu et d'honneur que les passions n'étouffent point". Les maîtres d'école sont des personnages "investis d'un important pouvoir symbolique, renforcé par la croyance dans un progrès social qui serait assuré par l'école"’ 74.

Nous relatons cette période où la conception de l’Ecole de la République fondait sa réussite et sa légitimité sur la mission, voire la vocation, de ceux qui apparaissaient ‘“beaux comme des Hussard noirs. Sveltes ; sévères ; sanglés ”’ 75 . Charles PEGUY a dépeint ceux qui lui firent la classe, vers 1880 : ‘"ce n’était point pour nous des instituteurs ou à peine. C’étaient des maîtres d’école. C’était le temps où les contributions étaient encore des impôts. J’essaierai de rendre un jour si je le puis ce que c’était alors que le personnel de l’enseignement primaire. C’était le civisme même, le dévouement sans mesure à l’intérêt commun"’ 76 .

Chacun des enseignants était vraisemblablement de ces hommes ‘"qui sacrifient tout à la patrie sans rien en recevoir" car "le vrai, l’idéal Maître d’école puise, donne, s’épuise, se vide au profit de ses élèves, trouve son symbole dans le pélican du poète. Le pélican, condamné à mourir devant ses enfants repus, n’attend pas un merci : le maître sacrifié en faisant le bien des autres n’exprime pas un regret"’ 77 .

Dans ses écrits de 1882, Jules FERRY décrivait l’instituteur français en quelque sorte comme ‘"le type de cette classe moyenne, nourrie dans le travail et dans l’épargne, toute pleine de l’esprit de 1789, toute faite de courage, de sobriété et de bon sens (...) Il s’agit de pères et de mères de famille qui n’ont ni ressentiments contre la société ni haine farouche contre les autorités même quand le joug a été dur, qui n’ont surtout ni passion, ni intolérance à substituer à celles dont ils ont gémi"’ . Il précisait que ‘"s’il y a une classe d’hommes qui mérite qu’on ait cette confiance dans sa raison et qu’on l’appelle sans hésiter à ce rôle nouveau, c’est le corps des instituteurs français" ’ 78.

Les rapports des inspecteurs faisaient alors état de ressentis, s’intéressaient aux personnes pour les juger. Ils comportaient selon la législation, une ‘"appréciation sur chacun des maîtres attachés à l’école"’ 79. Les extraits repris ci-dessous en sont, sinon la preuve, tout au moins d’éclairants exemples80.

‘-"... J’espère lors de ma prochaine visite avoir une impression plus favorable de l’organisation matérielle de cette petite classe et trouver dans un climat apaisé une institutrice qui aura repris en mains le petit groupe qui lui est confié".’

Ce rapport décrit une situation, de laquelle l’inspecteur, à partir d’une impression, émet un jugement. Cette femme, institutrice de sa fonction, saura certainement, par magie ou par enchantement et d’ici la prochaine visite, trouver les méthodes, moyens et outils pour donner une "meilleure impression". Lisons ces autres là :

  • ‘"En conclusion, j’emporte de ma visite une excellente impression de travail et de sérénité. Mademoiselle D. et ses élèves sont à l’aise ; il n’y a pour eux aucun problème"’.

  • ‘"Plus d’énergie, moins d’émotivité l’aideraient à s’améliorer"’.

  • ‘"Monsieur F. est sujet à des angoisses fréquentes"’.

  • ‘"Madame G. n’est pas à son aise et risque de se trouver vite dépassée"’.

Il convient certainement, à ce point de notre cheminement, et par souci de compréhension, de nous pencher sur les mutations socioprofessionnelles et la plus grande mobilité sociale de cette fin du dix-neuvième siècle. Le nombre des élèves s'accroît considérablement et nous assistons à ‘"la constitution d'un ensemble d'institutrices et d'instituteurs"’ 81. La "corporation" des enseignants primaires va plus que tripler en un-demi siècle, passant ainsi de trente mille à cent mille. Jean VIAL confirme que la plupart des enseignants étaient fils de paysans82. Il montre aussi que nombre de maîtres avaient plusieurs occupations et que les inspecteurs, ‘"lorsqu'il n'y a point une incompatibilité morale évidente (à l'image de la profession de cabaretier, jugée par un inspecteur primaire du Calvados comme "un ignoble cumul")’ 83 acceptaient ces occupations parallèles. C'était tout simplement pour permettre aux maîtres d'école de vivre dignement car leur solde, à elle seule, ne le permettait pas. C'est ce que note l'inspecteur d'académie du Calvados, en 1832 : ‘"faute de rémunérations suffisantes, le plus grand nombre des instituteurs, sans quitter complètement leur poste, se créent un nouveau cercle de ressources"’ 84. L'inspecteur de la Haute-Marne dit en 1833, à propos d'un tisserand maître d'école, que ‘"ce genre de travail ne porte pas préjudice à ses devoirs d'instituteur"’ 85 . Cette position est totalement aberrante au regard de la loi GUIZOT qui, dans ses principes, interdit un second métier.

En ces temps, et certainement parce qu’il n’était pas possible, compte tenu de la situation, de faire autrement, les inspections des institutrices et instituteurs de la République fondaient leur légitimité sur des critères plus proches d’une psychologie romanesque que d’une observation d’actes éducatifs ou pédagogiques, même si les rapports d'inspections signalent ‘"la persistance des procédés dogmatiques (réponses imposées, par coeur), de "l'enseignement catéchique" et abstrait : on enseigne à l'enfant de la grammaire, et il n'a jamais entendu parler français ; du système métrique, et il n'a encore jamais vu ni poids, ni mesure, de la géographie et il n'est pas sorti de son village"’ 86.

C’était aussi l’époque qui se prolongea longtemps encore, où la visite de l’inspecteur était ‘"mystérieusement annoncée par un tam-tam cantonal..."’ 87 et où ‘"l’arrivée de l’indésirable est signalée par des moyens mystérieux qui se rapprochent vraisemblablement de ceux qui portent les nouvelles à travers les déserts où les brousses avec une rapidité toujours surprenante pour les non-initiés"’ 88. Cette époque est révolue puisque depuis 1990, un texte oblige à préciser à la fois la visite et son objet.

Cependant, dès 1880, Jules FERRY, dans un discours aux inspecteurs, les exhortait : ‘"Vous êtes des inspecteurs, mais je n’aime pas beaucoup ce titre, car vous devez être, j’ai dit le mot et le reprends, ’ ‘des amis vigilants pour l’instituteur’ ‘"’ 89.

Malgré tout, l’inspecteur n’était pas “l’ami vigilant”. Il préférait de bons exécutants à des enseignants par trop individualistes : ‘”souvent Georges Boyer proclamait ses idées, il les écrivait même, et, sans qu’il le sût, l’Administrââ-tion ne le lui pardonnait pas. C’était bien le vrai motif de son déplacement. Clotaire Soulot seul le connaissait. L'inspecteur primaire Morsecq lui avait dit :
- Surveillez ce gaillard !... Il nous occasionnera des désagréments. Tenez-nous au courant minutieusement de ses gestes et propos ! “’ 90

Il ne l’est pas devenu par la suite, car l'inspecteur, à l’évidence, déclenche toujours chez l'enseignant, instituteur ou professeur d'école, tout autre chose que l'image d'un simple fonctionnaire en déplacement. De plus, le vocable "infantilisation"91 apparaît fréquemment dans la plupart des textes émanant de syndicats d'enseignants dès qu'on y parle de l'inspecteur.

D'un entretien avec Jacques LEVINE92, ressortait l’idée que les enseignants seraient plutôt adolescents qu'enfants vis-à-vis de leur supérieur hiérarchique ; adolescents en crise face à une autorité parentale quand ‘"l'image de l'inspection n'est qu'une métaphore de l'image du père"’. L'instituteur ou le professeur se retrouve dans la situation de l'adolescent en rébellion latente (parfois ouverte93) avec son inspecteur. Jacques LEVINE posait alors la question de savoir de qui l'inspecteur pourrait-il être l'adolescent ? De l'Inspecteur d'Académie ? Du Recteur ? d’un Ministre ?

Le Recteur semble assez éloigné de l'inspecteur chargé de circonscription. Ses collaborateurs académiques directs sont les inspecteurs chargés de l'information et de l'orientation ainsi que les inspecteurs chargés de l'enseignement technique. Plus proches et mieux connus, ils sont de fait mieux notés que les inspecteurs chargés d'une circonscription du premier degré au niveau d’un département. Ceux-ci sont donc plus proches de l’Inspecteur d’Académie, directeur des services départementaux de l’éducation pour lequel ils travaillent par délégation.

Ces directeurs et l'image qu'ils donnent d’eux parfois, peuvent certainement conduire l'IEN à se comporter en adolescent, d’autant plus que "partenariat" est un terme utilisé quelquefois dans le langage des Inspecteurs d'Académie sans parvenir à trouver forcément une application sur le terrain. Mais des exemples montreraient que les inspecteurs sont parfois loin d'être en rébellion latente94 ; tout au plus seraient-ils en "latence de latence" de rébellion. En fait les inspecteurs seraient plutôt des enfants, de bons enfants même, en situation de symbiose avec leur hiérarchie. Peu d'actes présumés commis par eux sont de l'ordre du refus potentiel ni même de la désobéissance mesurée ; ils vont même parfois jusqu'à l'asservissement.

Il en fut autrement de la relation inspecteur-inspecté(e), tel celui-ci qui ‘“se campa à distance pour la toiser, la détailler ; il la contemplait crûment d’un air d’autorité humiliant ; avec un sans-gêne du supérieur mal élevé vis-à-vis d’un inférieur sans défense, il évaluait la femme et non l’institutrice”’ 95. Les pratiques anciennes d’inspection mettaient donc en évidence le paradigme charismatique pour lequel l’inspecteur paraît préférer s’intéresser à la personne plus qu’à l’enseignant, comme si le rôle social de l’institutrice et de l’instituteur prévalait sur la fonction de ceux-ci.

Quelques extraits d’écrits anciens nous montrent qu’il n’était sans doute pas possible qu’il en fût autrement. Le maître d’école, dans les villages de la France agricole et rurale de l’époque était un Personnage et, à chaque fois, ‘“la mort du cochon s’accompagnait de deux cérémonies traditionnelles : la distribution des parts et le repas de cochon (...) Cela s’en allait dans le panier couvert chez Monsieur le Maître et Monsieur le Curé (...) Maître et Curé en recevaient pour confondre dans la même saumure tous ces hommages de l’antique fidélité”’ 96. Le bon maître tenait ses élèves. Homme craint, sans pour autant être méchant, ‘“robuste et trapu, la moustache en brosse et le cheveu dru, il allait d’un pas vif, les deux poings aux poches ou les mains derrière le dos”’ 97 et pour peu que son vin fut bon, les villageois étaient ravis et le faisaient savoir : ‘“Le village avait eu la chance d’un demi siècle de bons maîtres, depuis le père Touzet, qui, vers 1820 tenait l’école et filait à sa vigne dès le premier rayon de soleil”’ 98.

Nous proposons un dernier extrait d’un rapport d’inspection on ne peut plus explicite :

‘"Ce qui caractérise l’enseignement de Mademoiselle ... peut s’exprimer en quelques expressions fortes : sérieux à toute épreuve, compétence très élevée, expérience solide, réflexion approfondie étayée par une culture large et bien maîtrisée, capacités relationnelles indéniables qui lui permettent d’avoir un ascendant quasi charismatique sur le groupe dont elle a la charge"99.’

Cet extrait est tiré d’un rapport d’inspection daté du 28 juin 1988. Il montre bien que le paradigme charismatique est fondamentalement constitutif de l’acte d’inspection même s’il mêle des termes qui illustrent le paradigme techniciste présenté et défini dans le paragraphe suivant.

Notes
72.

A. NOVOA, L'image à l'infini , Recherche et formation n°21, INRP, 1996, page 11.

73.

J. VIAL, Lettre d'envoi de la loi du 28 juin 1833, Les instituteurs. éditions Jean Pierre Delarge, 1980, page 95.

74.

Antonio NOVOA, op cité, page 11.

75.

Selon Ch. PEGUY, L’argent, tome 2 des Oeuvres en prose, La Pléiade, pages 1116 sq.

76.

Ch. PEGUY, Op. Cité.

77.

G. NORMAND, Les Barbacoles, moeurs scolaires et provinciales, Albin MICHEL, Paris 1924, pages 57 et 312.

78.

écrits de Jules FERRY en 1882, Nouveau dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, sous la direction de F. BUISSON, Hachette, Paris, 1991.

79.

article 236 de l’arrêté du 18 janvier 1887.

80.

Ces extraits de rapports sont tirés de Ecole sous surveillance, L’inspection en question. Edition SYROS, Paris, 1982.

81.

Les instituteurs, op Cité, page 104.

82.

Il s'est appuyé sur le travail de B. FOREAU et ses recherches à partir des archives du Calvados.

83.

Les instituteurs, op Cité, page 105.

84.

ibid. page 105

85.

ibid., page 105.

86.

Les instituteurs, page 147.

87.

La régente, éditions GALLIMARD, 1954, page 60.

88.

Je suis un instituteur, éditions Du Conquistador, Paris, 1954, page 72.

89.

Cet extrait se trouve dans les inspecteurs départementaux de l’éducation nationale. Attributions, fonction, styles d’autorité, op cité, page 67.

90.

Les Barbacoles, page 20.

91.

L. Gillig-Amoros, l'inspecteur et son image, P.U.F, pédagogie d’aujourd’hui, Paris, 1986.

92.

Jacques LEVINE est docteur en psychologie, psychanalyste et auteur de nombreux articles sur l’école et les enseignants.

93.

Je propose comme exemple un extrait d'une lettre adressée à un inspecteur de l'éducation nationale par une institutrice après un arbitrage rendu et jugé irrecevable. Il s'agissait du déplacement de quatre enseignants d'une équipe pédagogique d'une école spécialisée intégrée dans un institut de rééducation après un différend avec le médecin, le psychologue et le directeur de l'établissement. "Monsieur. C'est avec consternation que nous avons appris l'épilogue du conflit que vous avez arbitré à l'école E (initiale d’emprunt). Nous ne pouvons croire qu'il s'agit d'une volonté de votre part. Mais nous devons constater une fois de plus l'incapacité de notre hiérarchie à défendre les équipes pédagogiques, bien que cette expression soit mise en avant dans les discours officiels.". in FREINESIE numéro 64, bimestriel d'animation pédagogique édité par le Groupe Lyonnais de l'Ecole Moderne.

94.

Je relaterai une indiscrétion à l'issue d'une commission administrative paritaire départementale présidée par un inspecteur d'académie. A l'issue d'un débat houleux sur une délicate question de carte scolaire, un vote fut organisé. Les représentants des personnels votèrent comme ils en avaient le devoir et le droit mais le président de séance ne fit pas voter les représentants de l'administration. Un délégué du personnel s'en étonna et obtint pour toute réponse : "De toutes façons, ce n'est pas la peine de voter car eux (il désignaient ainsi les inspecteurs présents) votent comme moi". La séance se poursuivit sans autre débat.

95.

L. FRAPIE, L’institutrice de province, Arthème Fayard, Paris, 1897.

96.

J. CRESSOT, Le pain au lièvre, Stock nature, Paris. Edition de 1973, page 59.

97.

Ibid., page 136.

98.

Ibid. page 143.

99.

Rapport d’inspection de l’Académie de Lyon, département du Rhône.