4.2- D’hier à aujourd’hui : la paradigme techniciste

Hier, ‘"l'école républicaine avait su construire un ordre des choses, une hiérarchie des valeurs reconnues comme légitimes et s'imposant à tous, y compris à ceux qui ne peuvent y accéder pleinement"’ 100. Chacun fait confiance à l'instruction que donne l'école de la Troisième République. L'instruction est alors l'un des vecteurs d'une identité nationale forte, contre les particularismes, pour que les enfants deviennent des citoyens éclairés. L'école est alors le siège de l'élitisme républicain plus que celui de l'égalité des chances. Ce n'est qu’après la fin de la seconde guerre mondiale que le souci de démocratisation devient une préoccupation nationale, notamment grâce au plan Langevin Wallon inspirateur des réformes que permettra le développement économique et social des Trente Glorieuses. En 1959, la loi instaure l'obligation de scolarisation jusqu'à seize ans. Entre 1963 et 1973, les effectifs des collèges croissent de soixante quatorze pour cent et ceux des lycées de quarante trois101. A partir de 1975, l'ancien dispositif de réseaux de scolarisation séparés laisse la place à une scolarisation en degrés : école primaire, collège, lycée. La création du collège unique facilite progressivement la scolarisation de tous les élèves jusqu'à seize ans.

Aujourd'hui, la société a évolué et depuis les premières directives de GUIZOT, nous avons traversé plus d’un siècle. Les transformations sociales de la modernité ont conduit les instituteurs à enseigner différemment et les inspecteurs à évoluer de même.

Appliquée d'abord au domaine de la production, la technique a investi tous les champs sociaux et l'enseignement en particulier. Des travaux sur l'ingénierie pédagogique ont vu le jour au point de donner à penser que les enseignants deviennent des adeptes du "scientific management" 102, et la pédagogie par objectifs, apparue en France dès les années soixante-dix, montre bien comment les pratiques ont fondé leur légitimité sur l'utilisation de ce qui est certainement plus de l'ordre d'une technologie que de celui d'une pédagogie. En effet, la pédagogie par objectifs, si elle se présente déjà plus comme une solution que comme une prévention dans la lutte contre l’échec scolaire qui pointait alors dans les écoles, ne consiste qu’en un ensemble de moyens au service de n'importe quelle finalité. ANDRE l’écrit, en 1995 et met en garde contre les effets pervers de cette pratique qu’il convient donc de tenter de limiter : ‘"elle apparaît donc comme un objet neutre. Mais ce n'est pas un hasard si on la qualifie de pédagogie : en fait, elle répond à une idéologie, à un projet technicien. Marquée par ses origines militaires et managériales, se rattachant à la théorie des systèmes, elle véhicule les valeurs modernistes d'efficacité, de rendement, d'organisation, de mesure. Elle introduit sournoisement, dans le champ scolaire, la mentalité managériale centrant les enseignements sur la production et l'évaluation. L'élève devient alors un apprenant cognitif dont il faut gérer le fonctionnement pour qu'il produise au maximum et dont il faut évaluer avec précision la production, dans le cadre de grilles..."’ 103.

Cette technologie est toutefois intéressante, en ce sens qu'elle offre la possibilité de traduire des finalités en buts et des buts en objectifs opérationnels, lesquels doivent répondre à quatre critères :

  1. "Définir une activité de l’apprenant aussi univoque que possible.

  2. Se référer à un comportement objectivement et directement observable qui est attendu à l’issue de la formation.

  3. Décrire les conditions précises dans lesquelles ce comportement doit pouvoir être observé.

  4. Préciser le niveau d’exigence, donc les critères, qui serviront à évaluer l’apprentissage"104.

Elle amène une centration sur l'essentiel : la définition d'objectifs qui doivent s'exprimer en termes de comportements attendus et observables chez les élèves. L'évaluation devient alors transparente, rigoureuse et d'une remarquable précision.

Le discours et les pratiques des enseignants s’appuient sur plus de technologie et utilisent, par exemple, les travaux de BLOOM, D’HAINAULT, De LANDSHEERE ou encore HAMELINE105, et des typologies qui conduisent à vérifier la mise en oeuvre de compétences, à analyser des besoins, à concevoir, conduire, animer et enfin évaluer des projets de formation.

C’est bien plus tard que l’inspection des institutrices et des instituteurs qui apparaissent comme des techniciens de l'enseignement, cherche à fonder sa légitimité sur l’utilisation d’outils techniques. Il faut attendre en effet décembre 1993 pour lire dans le rapport du groupe de l’enseignement primaire de l’inspection générale intitulé ‘“L’inspection : fonctions et modalités dans l’enseignement primaire”’ que la préparation de l’inspection ‘“peut prendre des formes diverses : questionnaire, visite préalable, action d’animation”’ 106 . Plus loin dans le rapport, il est précisé que ‘“l’analyse implique de la part de l’inspecteur l’observation attentive des élèves , la prise d’indices multiples dans la classe”’ 107. Enfin, les annexes du rapport précisent que ‘“pour effectuer une gestion efficace de leur circonscription, tant sur le plan administratif que sur le plan pédagogique, il est indispensable que chaque inspecteur se dote d’outils de pilotage”’ 108. En fait, chacun des outils proposés par l’inspection générale dans ce rapport est plus proche d’une gestion administrative des circonscriptions que d’une gestion du développement et des ressources humaines des enseignants. En particulier, la seule analyse des résultats des évaluations au CE2, si elle ne s’accompagne pas d’une observation attentive de la manière dont ils ont été obtenus confine l’enseignant dans un rôle restrictif de comptable des résultats de ses élèves.

L'image de la professionnalité des enseignants avait cependant une valeur quasi officielle, et depuis déjà quelques années ; c’est en effet la commission présidée par le recteur Bancel qui, en octobre 1989,

‘ "adoptant le point de vue de la rationalité instrumentale, a posé - au nom de l'Etat - la fin, un enseignant moderne efficace caractérisé par sept compétences fondamentales valables pour le premier comme pour le second degrés, et suggéré les moyens permettant d'atteindre cette fin. (...) Le rapport BANCEL a mis en valeur des compétences relevant assez explicitement des pédagogies de la maîtrise :

Des collègues inspecteurs du département de la Marne ont fondé en 1990 “Le collège des inspecteurs” pour apporter leur témoignage sur ce qui fondait, pour des praticiens, le métier d’inspecteur mais surtout dessiner ‘“une volonté d’établir un lieu de réflexion sur la pratique d’un métier dont chacun ressent les contraintes”’ 110. Une problématique nouvelle, complémentaire de la conception traditionnelle de l’inspection est proposée ; celle-ci est double :

Gérer, manager, animer et former sont dès lors repris comme guides du travail des inspecteurs. En ce qui concerne l’acte d’inspection et ses missions essentielles d’évaluation et de contrôle affichées par la loi du 10 juillet 1989 et réaffirmées en 1993 par la direction de l’évaluation et de la prospective112, les inspecteurs se construisent et utilisent différents outils qui doivent préciser "la procédure de contrôle et d’évaluation" :

‘"Un document de synthèse (référentiel plus appréciation de la qualité pédagogique) sera remis au maître"113. ’

Des grilles d'observation, des classifications et des nomenclatures sont aussi utilisées comme autant d’outils techniques réputés permettre une évaluation et un contrôle objectif et professionnel, dégagés de l’emprise d’un charisme éventuellement trop fort au point de laisser échapper à la vigilance de l’inspecteur en inspection des carences pédagogiques.

Certains de ces outils utilisés par des inspecteurs sont présentés ici. Pour nécessaires qu’ils soient à la démonstration de notre propos, il est apparu préférable pour ne pas nuire à la fluidité de ce dernier de les reproduire sur des fiches de couleur dès la page suivante.

Le premier est une note sur l'inspection et l'évaluation des écoles114. Après un court texte de présentation qui permet de définir les deux axes de la nouvelle politique pour l'école, l'inspecteur tente une clarification de deux actions "désormais d'essence différente" , il s'agit du contrôle, effectué par l'inspecteur et visant à s'assurer du respect des obligations légales auprès de chaque maître et dans le cadre de l'école. Il s'agit aussi de ce qu'il nomme l'évaluation de l'école et de son projet, ‘"effectuée si possible à un autre moment, afin de préserver sa spécificité qui se définit comme une évaluation formative visant, par l'utilisation de procédures appropriées, à aider l'équipe pédagogique à conduire son projet d'école"’ 115 .

Notes
100.

F. DUBET, Pourquoi va-t-on à l'école ?, Sciences humaines n°76, octobre 1996, page 21.

101.

Sources du Ministère de l'éducation nationale et de la direction de l'évaluation et de la prospective.

102.

DARLING-HARMOND L., The right to learn, San Francisco Ca. Josey-Bass éditeur, 1997.

103.

J. ANDRE, Limiter les effets pervers, Les Cahiers pédagogiques N° 330, janvier 1995, page 13.

104.

J. BEAUTE, Les courants de la pédagogie contemporaine, Chronique Sociale, Lyon, 1995. Page 70.

105.

B. BLOOM et Coll., Taxonomie des objectifs pédagogiques, tome 1 : le domaine cognitif. Presses de l’Université du Québec, 1975.
L. D’HAINAULT, Des fins aux objectifs de l’Education, Nathan-Labor, Paris-Bruxelles, 1977
V. et G. De LANDSHEERE, Définir les objectifs de l’éducation. P.U.F. Paris, 1976
D. HAMELINE, Les objectifs pédagogiques en formation initiale et en formation continue, ESF, Paris, 1979.

106.

"L’inspection : fonctions et modalités dans l’enseignement primaire", Ministère de l’éducation nationale, groupe de l’enseignement primaire, inspection générale, Paris 1993, page 2.

107.

op. Cité, page 3.

108.

Citons-les, pour information : répartition des élèves dans les classes (effectifs), structure des classes de l’école (cours unique ou cours multiples), répartition des enseignements entre les maîtres d’une même classe, déchargés ou à temps partiel, horaire d’entrée et de sortie des classes, emploi du temps des ELCO, des membres de réseaux d’aides..., nature, nombre, qualification des intervenants extérieurs, procès-verbaux des conseils des cycles et des écoles, suivi des cohortes d’élèves et analyse dans la durée des résultats des évaluations au CE2 et en 6ème, pour chaque école et pour l’ensemble de la circonscription.

109.

A. ROBERT, "Quelques aspects de l'image des enseignants à travers leur presse syndicale" , Recherche et formation numéro 21, page 59.

110.

R. BOBICHON, G. GAUZENTE, J.P. ROCQUET, “ inspecteur, un nouveau métier ”, CDDP Marne, 1994, page 15

111.

op. Cité, page 96.

112.

Claude THELOT, directeur au ministère de l’éducation nationale (DEP) fut le promoteur "d’une culture de l’évaluation dans l’éducation nationale"

113.

Circonscription de la Côte d’Or, 1991.

114.

Document proposé par l'IEN d'une circonscription de Côte d'Or, 1991.

115.

notes sur l'inspection, circonscription de Côte d'Or, page 2.