4.3- Pourquoi ne peut-on en rester là ?

Tout simplement parce que le professeur et l’inspecteur sont des personnes et qu’entre des personnes s’exercent ou peuvent s’exercer, une certaine séduction, parfois même une espèce de fascination. L'énoncé du problème posé à chacun des protagonistes peut alors s'écrire ainsi : il ne s'agit pas d'essayer d'échapper à la séduction ou à la fascination mais de comprendre comment parvenir à s’échapper de cette séduction et de cette éventuelle fascination.

Il semble bien impossible de ne pas tenir compte du premier paradigme, le paradigme charismatique. Ce ne serait d’ailleurs pas souhaitable. Le charisme, tout en étant la francisation savante et tardive du grec chrétien kharisma, est aussi le dérivé de kharizein ‘"être agréable à quelqu’un, faire plaisir, être complaisant, pardonner"’ 124 .

Si le charisme fut longtemps considéré comme accordant un don surnaturel conféré par l’Esprit à un élu, pour le bien commun, c’est aussi et par extension, le rayonnement personnel d’un individu, donc d’un instituteur ou d’un professeur des écoles. Max WEBER allait même jusqu’à définir le charisme comme étant la ‘"qualité extraordinaire d’un personnage qui est, pour ainsi dire, doué de forces ou de caractères surnaturels ou surhumains"’ 125.

Et cette qualité extraordinaire existe, chez les enseignants, à tel point que ‘"les outils de travail de mademoiselle ..., professeur des écoles du département du Rhône, laissent admirative quant à leur quantité et à leur qualité"’ son inspectrice, laquelle conclut qu ‘"un tel engagement et une telle qualité de réflexion se rencontrent rarement chez une débutante"’ 126 . Cet autre inspecteur conclut son rapport en précisant que le directeur, ‘"dans ses fonctions s’est facilement adapté à cette importante école et sa pondération, ses qualités humaines en assurent le fonctionnement harmonieux"’ 127 .

On peut l’observer, la fascination peut aussi gagner le corps des inspecteurs. En ce sens, on peut considérer que l’effet pygmalion se manifestera et que les personnes sont susceptibles de faire progresser les professionnels. Ces derniers, enrichis et mis en confiance par les bienfaits produits par des remarques encourageantes, reconnaissent alors le pouvoir charismatique comme une autorité caractérisée par le dévouement tout personnel des individus.

Mais la fascination de l’inspecteur peut parfois être limitée comme en témoigne cet extrait de rapport :

‘"ne pas confondre liberté et laisser-aller, la classe doit être active, vivante, tout en étant disciplinée.(...) Concilier la liberté et l’initiative avec le respect de l’ordre indispensable dans tout groupe travaillant en commun"128.’

L’intégralité de ce rapport d’inspection qui figure dans l’éducateur prolétarien n°4 (1933) , fait état de griefs à l’encontre d’un enseignant au charisme jusqu’alors reconnu mais qui connut une campagne de diffamation locale et nationale. Celle-ci se conclut par le déplacement d’office de Célestin FREINET, par ordre préfectoral du 21 juin 1933. Ne pouvant retourner sur un poste qui aurait signifié une rétrogradation pour incapacité de service, Célestin FREINET est alors en congé et cherche, avec sa femme Elise, un local pour installer leur école nouvelle. C’est pendant l’été 1935 qu’ils s’installent à Vence. L’école FREINET était conçue, elle ouvre ses portes en septembre en étant considérée comme illégale.

Le paradigme charismatique avait fait de Célestin FREINET, lui même personnage charismatique, ‘"un petit instituteur de village, à la merci d’un chef despotique ou d’un ministre arriviste"’ , écrivait de lui Elise FREINET en 1949. Il parvint à se maintenir à son poste un an ‘"parce qu’il était habile joueur, prompt à souligner les faiblesses de l’adversaire, à s’en servir pour une nouvelle vague d’attaque ; mais il est dans notre enseignement public quantité de maîtres qui sont brisés irrémédiablement quels que soient leurs droits et leur habileté"’ 129.

Le paradigme charismatique pouvait transformer la fascination en répugnance ou en aversion ; il se doit d’être encadré et ne peut être le seul à fonder la légitimité de l’inspection des enseignants du premier degré.

Actuellement, nous savons que l’Ecole diffère de celle qui amena GUIZOT à créer le corps des inspecteurs pour, entre autres missions, reconnaître et promouvoir les maîtres charismatiques, héros fondateurs de l’école de la République en lutte contre l’Eglise, les notables, les patrons voire les Prussiens. Ces ennemis-là ont disparu et nous savons que dans ces conditions, un système ne peut survivre s’il n’est étayé que par le charisme de ses dévoués agents.

Le ministère de l’instruction publique a sans doute eu besoin de maîtres-héros, celui de l’éducation nationale a souhaité qu’ils prennent un aspect plus fonctionnaliste, passant ainsi de la logique du héros à celle du gestionnaire. Déjà, dans les années quarante et cinquante, on juge des personnes en tentant d’introduire des critères pour évaluer leur travail. Le modèle managérial s’ancre à l’intérieur d’une évolution sociologique dont les inspecteurs ne sont pas absents.

Le deuxième paradigme qui contribue à fonder l’action des inspecteurs, le paradigme techniciste, naît donc du souci de l’explicitation et de la rigueur classifiées et critériées. Il s’amplifiera, comme nous l’avons vu, en même temps que se multiplient les tâches demandées aux inspecteurs et dont la liste non exhaustive ci-jointe peut donner un aperçu :

- administrer, aider, analyser, animer, certifier, contrôler, développer, écouter, éduquer, évaluer, former, gérer, informer, juger, manager, noter, reconnaître, recruter, réguler, rendre compte, s’informer, sanctionner, surveiller, transmettre, valider.

Aussi, parce qu'il convient de définir précisément les tâches à réaliser et des compétences professionnelles à acquérir ou à développer pour y parvenir, parce que l’identité professionnelle d’un enseignant ne se réduit pas à la somme des compétences professionnelles qu’il met en oeuvre, parce que la professionnalité d’un enseignant dépend aussi de ce qu’il est et de son éducation tout comme des valeurs qu’il défend et de celles qu’il doit promouvoir, un troisième paradigme est rendu nécessaire : le paradigme déontologique.

Ce dernier pourrait conduire l’inspection et les inspecteurs à s’appuyer sur un code de déontologie facilitant une réflexion pour la mise en oeuvre d’une éthique de la hiérarchie. Il fera le sujet de la troisième partie de cette thèse.

La deuxième est consacrée à une étude réalisée dans l’académie de LYON et nous fera découvrir que le face à face entre les inspecteurs de l’éducation nationale et les enseignants est durablement installé malgré des tentatives, souvent heureuses et bénéfiques, qui s’efforcent toutes d’instituer une autre forme d’inspection, un autre rapport entre l’inspecté et l’inspecteur, reconnaissant avant même de les connaître un nouveau statut social et professionnel à des enseignants qui mettent en oeuvre une pédagogie plus respectueuse des droits des élèves.

Notes
124.

Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction d’Alain REY, dictionnaire le Robert, nouvelle édition, Paris, 1994.

125.

M. WEBER, le savant et le politique, l'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, 10/18, Paris, 1996. Page 76

126.

extrait de rapport d’inspection, Académie de LYON, département du Rhône, 1997.

127.

extrait de rapport d’inspection, Académie de LYON, département du Rhône, 1997.

128.

extrait d’un rapport d’inspection de février 1933 adressé à C. FREINET. Célestin Freinet, l’Inspection et le Mouvement. B. ELMAN et J.L. ROUBIER.

129.

Michel BARRE, Célestin FREINET un éducateur pour notre temps, 1936-1966 vers une alternative pédagogique de masse’, tome II, collection ressources pédagogiques, PEMF, MOUANS-SARTOUX, 1996 reprend les propos et écrits d’Elise FREINET.