2- Parole de l’inspecteur et éthique : du pacte à l’alliance

2.1- La parole

La théorie des pulsions énoncée par FREUD a présenté le conflit qui existe entre les forces de vie et les forces de mort. Ce sont les forces de la vie depuis ses origines qui sous-tendraient les mécanismes pulsionnels de l'inconscient. Dans Malaise dans la civilisation, il ajoute une philosophie pessimiste sur la nature humaine, sur l'agressivité fondamentale. Il affirme d'ailleurs ‘"Homo homini lupus. Qui aurait le courage , en face de tous les enseignements de la vie, de s'inscrire en faux contre cet adage ? "’ 199.

Quelle lucidité, alors, nous permettrait de reconnaître la dualité de la nature de la structure humaine mais aussi les composantes sociales d'une autre socialité régie par le surmoi200. Quelle lucidité nous aidera à placer les fins de l'humanité au-delà des fins de l'individu et à agir en conséquence ?

En fin de compte, tout ne revient-il pas à un problème de lucidité ? Toute conduite de vie n’impose-t-elle pas à chacun de conserver une certaine lucidité sur les conflits des forces sociales et sur leur nature ? La relation à l'autre n’implique-t-elle pas, alors, une relation qui soit une relation d'échanges -sans troc-, sans croire à la seule vertu de l'échange, mais en croyant surtout aux vertus de la relation ?

Toute posture représente une indécision, un équilibre instable entre différentes sphères d'appartenance. La question est bien alors de se situer dans l'une d'elles, tout en essayant d’éviter de s’enfermer dans une seule, étanche et cloisonnée. L'éthique consiste aussi à considérer que les places respectives de chacun sont sources de conflits entre des personnes qui n'appartiennent pas aux mêmes sphères d'appartenance.

Pesant alors le pour et le contre, elles estiment les rapports de force et peuvent avoir du mal à cohabiter si des différences trop importantes existent ou sont supposées exister. Un élève pourra rejeter l'école s'il pense ne pas appartenir à la même sphère d'appartenance que son professeur. Un enseignant refusera ou rejettera l'inspection pour des représentations équivalentes concernant son inspecteur. Le témoignage de J. JULIEN201, instituteur, est, à notre sens un bon exemple qui illustre ces sphères d'appartenance parfois éloignées :

‘"L'inspecté parfait aurait bien besoin de métamorphoses"
"Je n'ai rien contre les inspecteurs quoi que tout bien pesé, ce soit eux qui aient commencé.
C'était en 66, j'étais sorti depuis peu de l’Ecole Normale, c'est dire que je ne connaissais pas grand chose du métier. J'avais une classe unique, 18 élèves de 5 à 14 ans et en guise de morale, je faisais ce qu'il me semblait le plus urgent et le plus utile de faire : établir des règles de respect et d'existence aussi vraies et vivantes que possible.
L'inspecteur n'avait pas approuvé et il avait sans barguigner écrit : "Prévoir également un enseignement direct de la morale. Utilisez les fiches éditées par Leclerc et Levesque, étant bien entendu qu'on se servira des fiches du CE constituant un juste milieu dans le cadre d'une classe unique. "
Par ailleurs, dans le rapport, rien qui puisse m'aider vraiment à résoudre les très réels problèmes de conduite d'une classe unique.
Autant en besoin qu'en rogne d'avoir été considéré comme aussi inefficace, j'avais demandé qu'on m'envoie le conseiller pédagogique. Il était venu, nimbé de bienveillante et ferme onction, mais l'essentiel du message qu'il m'avait transmis portait sur l'art d'enluminer la première lettre de chaque récitation. De réponse utile à mes demandes, point ou tout comme. Rigoureusement exact ! J'ai compris par la suite que j'avais eu affaire à des duettistes particulièrement au point et mûrs et que j'avais vraiment manqué de pot. Et a commencé à me venir l'impression que l'Education Nationale n'était pas la machine bien au point, solidaire et tout qui m'avait été dépeinte jusqu'alors, mais qu'on pouvait y rencontrer ayant passé par maille, c'est du moins ainsi que je voyais les choses, un peu tout et n'importe quoi. Et c'était bien fâcheux parce qu'au point où je me trouvais dans la hiérarchie, ce genre de poisson ne pouvait guère se rencontrer que placé au-dessus de moi.
Cette impression est devenue une certitude quand j'ai entendu et lorsque j'entends encore des collègues raconter ce que, pour rester courtois, on peut appeler les étonnants comportements de certains inspecteurs qui n'ont rien à envier au mien, il y a 30 ans.
Je disais que je n'ai rien contre eux, j'en ai estimé certains qui, dans les limites et dans les circonstances qu'autorisait la fonction, s'efforçaient d'être aidants, humains, positifs. J'en ai même eu un, pendant plus de dix ans je crois, homme d'idées et de courage. Il a eu, entre autre lucidité, celle de ne jamais me faire d'ennuis quand je n'avais pas le petit doigt sur la couture administrative du pantalon, ce qui n'était pas rare. Je pense qu'il savait que je faisais mon travail au mieux de ce que je savais et étais et qu'il ne jugeait ni utile ni décent de me demander, en plus, de faire le beau. J'ai toujours trouvé que c'était bien, je mesure maintenant que c'est sans doute peu courant.
Je n'ai rien contre les inspecteurs, mais je n'ai rien pour. Très honnêtement, je pense ne devoir que très peu, pédagogiquement, à mes inspecteurs successifs ; la plupart même, carrément rien du tout. Et je crains que les innombrables heures de conférences pédagogiques reçues depuis 30 ans aient été surtout de l'argent de contribuable "pétafiné".
Quant à l'inspection elle-même, elle a toujours été pour moi une gêne, indépendamment de l'hostilité ou de la sympathie de l'inspecteur pour ma façon de travailler et étrangement, de plus en plus, au fil des années de métier et des inspections. La dernière date de 92, par celui dont je parle plus haut, je n'avais absolument rien à redouter et pourtant, les jours précédents, j'étais mal, quelque chose en moi se nouait et refusait que l'on puisse venir dans ma classe comme ça et pour ça.
J'en ai parlé à un vieux compagnon aguerri qui s'est moqué de moi, disant que je faisais ma sucrée. A sa dernière inspection, il m'avouait être pris des mêmes symptômes. Voici quelques semaines, un autre, chevronné de même, me disait que lui aussi...
Par quoi est donc induite cette gêne qui gâche le temps d'avant les inspections ? De quel sentiment de dépendance, peut-être d'infériorité participe-t-elle, dont il faudra bien travailler à se débarrasser avant de savoir construire une véritable alternative à l'inspection ? Sans doute la démarche n'est-elle ni simple ni unique et contient-elle une bonne part d'intimité mentale (...)". ’

Cette gêne dont il est question, ces sentiments de dépendance voire d'infériorité qui sont décrits et ont pu être mis en mots participeront certainement à ce que la sphère202 dans laquelle pense se trouver cet enseignant se rapproche un peu de celle dans laquelle il place l'inspecteur. Mais il faudra sans doute encore du temps et de nombreuses tentatives d'échanges pour les faire se rencontrer ou tout au moins qu'elles apparaissent l'une et l'autre comme appartenant à une autre même sphère d'influence identifiable et recevable pour que le dialogue puisse s’installer.

Le rôle de tout enseignant est bien de faire passer chacun de ses élèves du statut d'interlocuteur non valable à celui d'interlocuteur valable ; c’est-à-dire de tout mettre en oeuvre pour que chacun des élèves apporte en classe, et que cet apport l’aide à se reconnaître comme important. Dans ses fonctions, l’une des missions de l'inspecteur est sans doute, d’abord, de convaincre, sans jamais contraindre, les enseignants avec lesquels il travaille. Il doit les convaincre qu'ils sont eux-mêmes des interlocuteurs valables et que ce qu’ils apportent est important. Ce n'est qu'ensuite que les enseignants pourront l'admettre, s'ils le souhaitent. Cette force de conviction est certainement plus affaire d’attitude que de méthode, elle réside alors peut-être dans ce que Nicole MOSCONI nomme "l’éthique de la discussion" qui permet à l’autre de surgir ‘"en tant que vis à vis réel, avec sa volonté propre et non substituable (...) ; l’éthique de la discussion est une éthique du rapport aux autres comme personnes autonomes, que l’on doit reconnaître dans leur existence, leurs potentiels et leurs limites, que l’on doit respecter comme personnes individuelles et personnes sociales"’ 203 .

La parole qui se voudrait médiation représente un des moyens pour maîtriser les pulsions, engendrer une conduite de vie, ‘"sortir de la problématique des moyens pour passer à celle de la valeur"’ 204 et faire se rencontrer des sphères d'appartenance. Mais la parole, dès lors qu'elle est médiation, est libre et non maîtrisable. Elle est alors parole donnée et une parole donnée qui se réfère à l'éthique telle que nous venons de la présenter, n'est ni ordre, ni obligation : elle est quête du favorable pour autrui, à l'exclusion de toute autre et n'attend rien en retour.

C’est cette non maîtrise, imposant alors le questionnement, qui contraint à rendre aléatoire la parole que l’on utilise, qui participe à installer une parole médiatrice et convainc de supporter un espace d’incertitude dans l’acte d’inspection. Ce questionnement limitera peut-être certains pouvoirs de l'inspecteur mais augmentera sa légitimité et son autorité.

De fait, la question éthique n’est pas "que dois-je faire ?", au risque de redevenir question de morale. La question éthique est bien "que faire ?". Que faire dans l’intérêt d’autrui et, autant que faire se peut, éviter les nuisances à son égard.

C’est bien de cela, aussi, qu’il est question au moment de l’inspection.

Quelle peut être la parole de l’inspecteur conduit par la définition même de ses missions, à rendre des comptes à l’institution Education Nationale et au maître qu’il inspecte ? Comment pourra-t-il tout à la fois se rendre compte dans sa double acception de comprendre et de transmettre ce qu’il a compris ?

L’inspecteur doit inscrire sans conteste son action dans la lignée de toutes les philosophies existantes dont la quête est de tenter de rendre compte de l’acte humain. Il en est autrement pour celui qui considère qu’avoir exclusivement des comptes à rendre, c'est répondre en décrivant, par délégation de pouvoir, à une commande, une injonction ou à des directives précisées par toute une série de textes réglementaires ; pour celui-là, ‘"la réthorique de la « langue de bois » et les approximations dogmatiques et lapidaires de l’opinion s’appellent et se répondent mutuellement"’ 205 .

J. LACAN a décrit “la dette symbolique” que chacun d’entre nous, au-delà de sa profession, doit à ceux qui l’ont précédé ; dette pour laquelle il conviendrait d’admettre que nos actes, aussi, sont déterminés par les relations à la parole qu’ont eues toutes les générations qui nous ont précédés. Or, nous savons, que nous en soyons convaincus ou contraints, les difficultés, voire l’impossibilité, qu’il y a à payer notre dette. Tout au plus pouvons-nous tenter de la transmettre. Notre action nous rend responsable de ce qui fait de nous des hommes, dans l’incertitude, toujours sans garantie. Aux notions de compréhension, de transmission, d’endettement et de culpabilité se rajoute celle d’autorité. C’est à un supérieur hiérarchique que l’on rend des comptes, c’est à un “père”, comme si celui-ci détenait tout ou partie de notre “compte en vie”, comme si nous nous sentions coupables de mal gérer ce compte.

Alors, conviendrait-il, pour échapper à la dette, de parvenir à s’émanciper de l’autorité ? Ne conviendrait-il pas, pour chacun, d’être reconnu comme expert, en étant d'abord perçu puis accepté comme ex-pair et non pas ressenti ou subi comme ex-père ?

Notes
199.

Il est vrai que nous étions entre 1910 et 1920 et que la guerre de 14-18 a pu aiguiser cette agressivité.

200.

le surmoi est au service du maintien du lien social alors que le ça se place au service des pulsions de survie. Pour mémoire, nous préciserons qu'à partir de 1920, FREUD a proposé une seconde topique du psychisme articulée autour de trois instances : le ça, le surmoi, le moi.

Le ça est le réservoir des pulsions humaines archaïques. Force brute, imperméable à la raison ou à la morale, c'est un "chaos, une marmite pleine d'émotions bouillonnantes". FREUD propose d'abandonner l'usage de la notion d'inconscient. " nous n'utiliserons donc plus "inconscient au sens systématique (...), nous l'appellerons désormais le ça" (nouvelles conférences d'introduction à la psychanalyse). Le surmoi se forme au cours de l'enfance par intériorisation des interdits et des règles morales qui nous sont légués par les parents. Le moi joue le rôle d'intermédiaire entre le ça et la réalité extérieure. C'est la partie de la personnalité chargée de contrôler les pulsions en fonction du principe de réalité.

201.

L'inspecté parfait aurait bien besoin de métamorphoses, in FREINESIES numéro 66, Groupe Lyonnais de l'Ecole Moderne, juillet-août 1997.

202.

Boltanski et Thévenot auraient parlé "dun monde".

203.

N. MOSCONI, Ethique et formation, Gérard IGNASSE et Hugues LENOIR, L’Harmattan, Paris, 1998. Page 40.

204.

G. LONGHI, Pour une déontologie de l’enseignement, ESF, Paris, 1998. Page 57.

205.

J.P. SYLVESTRE, Ethique et éducation, jugement de fait et jugement de valeur dans l’action et dans l’interprétation de l’action, CNDP, Crdp de Bourgogne, Dijon. 1996. Page 62.