2.4 Alliance ou pacte : de l’incertitude de l’acte d’inspection

Et donc, parce que notre manière de vivre, d’agir ou d’être avec les autres, n’est pas guidée par l’instinct, parce que nous n’avons pas de manière d’être habituelle, parce que nous pensons et nous nous questionnons, chacun de nos actes est empreint d’incertitude que chacun d’entre nous, à sa manière, tente de combler. L’acte d’inspection ne semble pas devoir échapper à la règle.

L’inspecteur et le maître savent bien que fabriquer des lois et des règlements n’autorise pas à clore l’espace d’incertitude, même si l’une des dérives actuelles pourrait nous laisser supposer que parler éthique c’est aussi parler législation, c’est aussi légiférer.

Nous croiyons qu’au-delà de la position sociale, au-delà des lois, des morales et des cultures qui régulent nos relations et sont autant de balises, la Parole qui circule entre les personnes est le déterminant de l’espèce humaine.

Nous ne croiyons pas, en revanche, que la parole puisse, naïvement ou magiquement, tout réguler même si c’est une mode qui a une tendance pressante à se manifester actuellement. Après le temps du "Aimez-vous les uns les autres !" dont on connaît les résultats, viendrait celui du "Parlez-vous les uns les autres !" comme solution universelle. Enoncé plus crûment et différemment cela donnerait : "Verbalisez !".

Nous savons quelle peut être, aussi, la signification de cette injonction et nous avons le sentiment qu’elle est véritablement la double contrainte de l’inspecteur.

En fait, c’est vraisemblablement tout le contraire qui se passe dans la réalité, car en même temps que la parole régule, elle perturbe, à l’exception, peut-être, de la parole fétichisée qui assoupit et endoctrine. La Parole est aléatoire et personne ne peut affirmer que le conseil prodigué sera compris, pris en compte, et portera ses fruits car ‘"c’est l’intuition du manque qui permet à notre liberté pragmatique, celle par laquelle nous nous confrontons aux morales socialement instituées, de ne pas être totalement illusoire par rapport à la toute puissance des mécanismes et des déterminismes"’ 208.

Pour revenir au conseil prodigué, nous connaissons les quatre mécanismes d’acception et de réfutation possibles mis en oeuvre par celui qui le reçoit209. Un seul ouvre la voie à d’éventuelles modifications et peut être source de progrès, non seulement chez celui qui reçoit, mais aussi pour celui qui donne le conseil, c’est le mécanisme qui permet d’accepter et d’entrer dans la logique d’autrui, non pour la faire sienne mais pour la discuter.

En effet, il convient d’échanger avant d'espérer pouvoir changer. Ces échanges ne peuvent relever que de l’alliance et non du pacte pour espérer s’éloigner suffisamment de la manipulation. Ainsi en est-il de l’inspection. Plus exactement, ainsi savons-nous ce qu'elle ne doit pas être si elle veut réussir, toujours proche du terrain, à modifier les pratiques professionnelles pour les enrichir.

C’est une définition que les théologiens qualifieraient d’apophatique, que celle qui nous conduit à commencer par énoncer ce que l’inspection ne doit pas être ; nous en convenons.

Ce sont les résultats des études réalisées auprès des enseignants et présentées dans la deuxième partie qui nous y obligent et quelle que soit la suite réservée à l’inspection, nous conserverons à l’esprit, à la fois le caractère aléatoire de la Parole et le principe de non réciprocité qui lui est propre, comme une profonde conviction.

Lorsque nous acceptons de parler à autrui, nous savons que nous n’avons jamais aucune garantie de retour ; d’autant plus lorsqu’il s’agit de la parole d’un inspecteur mandaté pour parler et même s’il est convaincu que sa parole peut aider.

Aider, former ne sont pas contrôler ; et la compatibilité de ces trois fonctions, dès lors qu’elles sont confiées à la même personne ne cesse de nous interroger.

Un mandat ou un texte réglementaire ne suffit pas. Les scientifiques, réunis en comités d’éthique en appellent très souvent au législateur : "Arrêtez-nous ou nous faisons un malheur !". Cet appel est lancé, alors qu’ils savent tous pertinemment qu’augmenter le nombre de lois et règlements ne fait qu’accentuer celui des transgressions.

Nous savons aussi combien il peut être difficile d’accéder au bonheur lorsque le législateur a tout prévu, même pour celui qui vit dans Le meilleur des mondes 210 . L’inspecteur doit savoir tout cela aussi, bien évidemment.

Seulement voilà, l’acte d’inspection est, pour le moment encore, résolument inscrit dans le domaine du pacte. Aussi, en suivant l’hypothèse de J. LACAN, la note qui clôt le rapport d’inspection rédigé pour l’enseignant et l’inspecteur d’académie, pourrait-elle être utilisée, alors, comme monnaie d’échange ? Elle contribuerait à ne pas aggraver la dette symbolique dont chacun de nous croit devoir s’acquitter.

Si tel était le cas, permettrait-elle, une fois posée, de s’éloigner du pacte pour parvenir à entrer dans l’alliance ? Cette note peut-elle aider les uns et les autres à distinguer le dévouement du professionnalisme ? Saurait-elle tenir compte de ce qui ressort d’une compétence professionnelle acquise au cours d’une formation211 plutôt que d’une qualité personnelle développée dans le creuset culturel de la famille, d’amis ou de collègues ou encore issue d’un travail personnel et solitaire ?

Enfin, si cette note, dont les règles d’attribution sont complexes et réglementées, servait de monnaie d’échange, que permettrait-elle d’échanger et quelle valeur représenterait-elle ? Nous connaissons la nôtre, elle se situe à quelques centièmes de points de l’ultime note chiffrée attribuéemais nous croiyons peu en sa valeur d’échange. Terminons en avec la note, convaincu qu’à elle seule, elle pourrait être l’objet ou le sujet d’une recherche fort riche, mais ce n’est pas celui qui guide la nôtre et que nous vous donnons à lire.

Notes
208.

H. ATLAN, Tout, non, peut-être, édition Seuil, Paris, 1991, page 301.

209.

Nous citerons ici les trois premiers : il s’agit, pour mémoire, de l’acception inconditionnelle au nom de la compétence reconnue ou de la fascination provoquée, de la réfutation systématique au nom de l’incompétence supposée ou d’un a priori négatif et enfin de l’acception dite alternée, c’est-à-dire une acception fonction de l’intérêt et de la situation personnelle ou professionnelle.

210.

Nous empruntons ici à A. HUXLEY le titre de son magnifique roman.

211.

Qu’est-ce qui permettrait de penser que les formateurs y sont pour quelque chose ?