3.512 Ce qu’écrivent les enseignants sollicités

Il me semble important de signaler que tous les enseignants inspectés ont accepté de remplir leur fiche et tous ont aussi accepté de la retourner au secrétariat de la circonscription.

Les inspections se sont soldées par une augmentation de la note des enseignants à l’exception d’une seule pour laquelle il fut décidé d’un maintien avec nouvelle visite dans un délai de quatre mois227. L’un d’entre ceux qui furent inspectés précisa, avec pertinence, qu’il remplirait ce document sur lequel “on doit dire ce que l’on ne fera plus après la visite de l’inspecteur” puis rajouta sans attendre qu’il avait pris de l’intérêt à la lecture de cette fiche, considérée comme un tableau de bord, parce qu’au moins “vous dites ce que vous attendez de nous et ça c’est bien”.

Ce sont les huit premières fiches que nous proposons maintenant.

Sur les vingt quatre idées fortes (trois par fiche) qui pouvaient être retenues, à l’issue de la visite, vingt deux sont apparues.

  • justifier le travail demandé aux élèves (motivation).

  • Faire en sorte que chacun puisse fouiller seul le plus loin possible, (avec l’aide de documents adaptés), en recherche individuelle.

  • Veiller (insister) à ce que le critère de discrimination d’un tri soit bien compris lors d’un travail individuel (questionnaire ou contrôle).

  • Préciser aux élèves l’objectif de la séquence (donner du sens à l’activité éducative).

  • Favoriser un travail d’imagination par des activités d’échauffement (par exemple une séance de "brain storming").

  • Veiller à l’écoute de la classe (reprendre les idées lancées par certains pour les mettre en valeur, les exploiter).

  • Continuer à renforcer le cadre (points de repères, rythmes, rituels...).

  • S’appuyer sur le groupe classe (en alternant avec des sous-groupes) pour faire évoluer les élèves les plus en difficulté.

  • Mettre en place une évaluation adaptée et réaliste afin de pouvoir réajuster et remédier.

  • Enfant apportant donc enfant important . Saisir les moments où l’enfant apporte.

  • Changer souvent d’activités, de supports, surtout si la leçon de lecture est prévue sur une heure.

  • Insister sur la biologie et la technologie qui passionnent ces enfants.

  • Il serait profitable d’inscrire au tableau la prévision de chaque séquence comme un fil médiateur.

  • Recentrer le groupe dans des temps collectifs économiserait du temps et de l’énergie.

  • Arrêter la séquence même si elle n’est pas terminée.

  • Objectiver l’observation d’un phénomène scientifique.

  • Valoriser les différentes stratégies utilisées par les élèves pour trouver l’information demandée.

  • Faire un bilan individualisé des acquis en fin de chaque séance.

  • Voir la finalité des exercices.

  • Faire établir par les élèves le lien entre les exercices proposés et la vie quotidienne et leur future profession.

  • Ne pas faire réussir à tout prix, laisser la possibilité de chercher et de se tromper.

  • Offrir aux élèves des ressources pour chercher seuls”.

Chacun sait la difficulté qu'il y a à incarner des idées pédagogiques, à faire ce que l'on dit et combien il est difficile de transformer des intentions en actes pédagogiques. Un travail régulier avec les équipes pédagogiques, et des visites qui s'effectueraient dans un cadre différent de celui de l’inspection, aideront peut être les enseignants à franchir cette étape supplémentaire et à mettre en acte des idées qui ont pu s'exprimer dans les fiches proposées.

Mais ce qui nous apparaît très important dans ce dispositif, c’est bien le fait que des enseignants aient la possibilité de réfléchir et d’écrire, à partir d’échanges, sur leur pratique. Ces fiches sont, à notre avis plus utiles aux enseignants que les conseils trop souvent rédigés sous forme de prescription dans les rapports d’inspection. Les conseils qui figurent dans les rapports des inspecteurs, s’ils sont lus par les enseignants destinataires, au même titre que l’inspecteur d’académie, directeur des services départementaux de l’éducation, sont peu souvent suivis d’effet et ne modifient que très rarement les pratiques des enseignants, même lorsque l’inspecteur tente, en l’affirmant, de s’en convaincre, comme c’est le cas dans la conclusion de ces deux rapports228 :

  • "Madame... est une institutrice consciencieuse et compétente. En recherche de perfectionnement, elle saura prendre en compte les conseils que j’ai pu lui donner ".

  • "Madame... sait approfondir sa culture personnelle. Elle saura aller vers les perfectionnements qui lui sont conseillés d’autant plus que , le métier aidant, Madame... est une institutrice efficace".

Parfois ces conseils se transforment en directives :

- "Se montrer très énergique, ne pas se payer de mots et adapter ce qui est fait aux niveaux exacts des élèves. Faire simple, dépouillé, à l’emporte pièce. Redresser tout ce travail écrit marqué d’impuissance. Conduire à des victoires très limitées, d’abord, mais franches” 229.

En effet, tout le travail écrit de l’inspecteur semble souvent marqué d’impuissance, et même en se montrant très énergique, les résultats sont faibles. Les extraits des rapports suivants en sont un exemple. Ils ont tous été rédigés pour la même institutrice230.

  • - en 1906, déjà, il est écrit : ‘"Les cahiers sont assez bien tenus mais l’écriture laisse beaucoup à désirer. (...) La maîtresse pourrait peut-être s’occuper un peu plus de la tenue du corps de la plume et du cahier. (...) Je recommande à Mademoiselle..., tout en constatant de sérieux efforts de sa part, de veiller à l’écriture, de varier les devoirs dans les cours élémentaires et préparatoires, de parler un peu moins dans ses leçons et de faire parler davantage les élèves en ayant soin qu’ils répondent toujours de façon précise et complète"’.

  • en 1907, on peut lire : ‘"Les cahiers sont propres mais l’écriture laisse encore à désirer. (...) Les élèves s’expriment avec assez de facilité mais ne répondent pas toujours par une phrase complète. (...) Je recommande à Mademoiselle ... de veiller à l’écriture, de ne pas laisser les enfants du cours préparatoire inoccupés, d’exiger toutes les fois qu’elle interroge une réponse précise et complète"’.

  • le rapport suivant est daté de 1908 : ‘"Les cahiers sont propres. L’écriture, d’une manière générale laisse à désirer. (...)Veiller à l’écriture qui laisse fort à désirer. Du travail, de la bonne volonté. L’ensemble est assez satisfaisant"’.

Mademoiselle l’institutrice a changé d’affectation, sans que l’inspecteur soit parvenu à modifier ses pratiques concernant l’écriture et la tenue des cahiers.

  • Un nouveau rapport, rédigé en 1913, nous renseigne alors : ‘"tenue des cahiers : Assez Bien (...) Elèves assez appliqués, parlant plus volontiers que précédemment mais encore passifs. Mademoiselle ... fait preuve de conscience professionnelle, de zèle et d’activité. La classe est en progrès. Il faut qu’elle amène ses élèves à parler beaucoup plus volontiers et bien"’.

  • En 1925, Mademoiselle ... devenue Madame et mère de trois enfants est inspectée une nouvelle fois, sur un poste différent. Le rapport précise : ‘"essayer d’obtenir du cours préparatoire, des cahiers tenus avec plus de soin. (...) Les enfants ont à raconter l’histoire que la maîtresse a lue. Exercice assez vivant, dans lequel il faudrait faire la part un peu plus grande aux enfants. Je note avec plaisir que Madame ... a amélioré ses méthodes d’enseignement qu’elle a rendues plus concrètes et plus variées. Qu’elle s’efforce de donner aux enfants des habitudes de soin et de propreté (propreté des cahiers au cours préparatoire). Qu’elle exige de la section préparatoire des exercices écrits très courts, mais très soignés"’.

On le voit à travers cette longue période de la vie professionnelle d’un enseignant, les observations, constats et conseils, s’ils ne sont pas intériorisés par l’enseignant n’ont que peu d’effets.

La fiche de bord, en revanche, présente une rupture dans cette logique car elle implique l’enseignant et le fait pénétrer dans la logique du débat d’idées, du débat contradictoire. Ce qui est inscrit le touche et le concerne car c’est lui qui l’a rédigé, c’est de lui dont il est question. Plus que la méthode proposée, c’est l’attitude de l’inspecteur qui se trouve là modifiée, jusqu'à favoriser une transformation de l’attitude de l’enseignant. Les acteurs en situation peuvent alors sortir du cadre rigide de leur tâche et de leur fonction. Le fonctionnement de la circonscription se rapprochant alors de celui des établissements du second degré repérés par Olivier COUSIN, jusqu'à devenir ‘"un espace de relations sociales capable de gérer les conflits. La définition du rôle de chacun ne se joue plus uniquement autour de son statut mais autour d'une définition collective de la situation"’ 231 . L'avènement d'une logique d'établissement pour une circonscription pourrait favoriser l'autonomie des acteurs, encourager le travail en équipes, la prise de parole individuelle et les échanges entre praticiens si on parvient à éviter une mise en oeuvre dont Jean Louis DEROUET dirait qu'elle relève plus de "la logique industrielle" ou de "la logique marchande" que de "la logique civique" 232.

Un indicateur est susceptible de valider l'hypothèse selon laquelle une circonscription, avec chacun des professionnels qui la compose, pourrait devenir un nouvel espace de relations sociales. Il s'agit de la forme utilisée dans les fiches de bord rédigées par les enseignants énonçant un geste pédagogique qu’il ne feront plus comme avant, et décrivant une pratique qu’ils pensent reproduire malgré les propos échangés au moment de l’entretien avec l'inspecteur. nous y lisons un signe du respect de la règle du jeu, d’une véritable mise en "JE" qui démontre, si besoin était, que cette fiche n’est en rien un retour au paradigme techniciste.

  • Je reformulerai en termes de réactivation des énergies dans la mise en oeuvre de gestes pédagogiques axés sur l’individualisation, la recherche de sens, etc. La lourdeur du travail de terrain anesthésie périodiquement cette volonté. Je ne pense pas pour autant être à convaincre du bien fondé de l’objectif. Avant et après la parole institutionnelle, il y a pour moi , aujourd’hui un souhait de coopération critique, de cohérence et d’ouverture dans l’exercice du métier.

  • J ’essaierai de prendre mes distances par rapport aux groupes d’élèves afin de voir l’opportunité de recentrer sur un point ; ceci me permettra d’être toujours meneur. J ’ai bien peur de continuer à vouloir tout “prévoir” et tout "recueillir”, et exploiter immédiatement les propositions des enfants.

  • - Ne pas proposer un exercice sans m ’interroger préalablement sur sa finalité.

  • Je laisserai les deux groupes de lecture dans la classe malgré le brouhaha car les enfants m’ont pour référent, la présence de l’éducatrice ne leur est pas suffisante. Ils viennent souvent chercher un petit mot de réconfort contre une angoisse montante ou se faire complimenter.

  • Il y avait vraiment beaucoup de “on” ! Peut-être devrai-je davantage impliquer les élèves par “vous”, “tu” ou “je”, à l’oral. A l’écrit, beaucoup de questionnaires comportent le "je”, le “on” signifiant pour moi le groupe élèves-enseignant et “ je suis là pour soutenir si besoin, alors... Essayez ! Essayons !

  • Si par souci d’exigence et de réussite, je cherche à optimiser chaque geste, chaque parole des élèves, il m ’arrive et m ’arrivera certainement encore de “ brûler ” certaines étapes. Ceci semble constituer un frein à la bonne construction cognitive de certains, mais la qualité relationnelle que j ’entretiens avec les enfants me paraît être tout de même une base solide et sécurisante pour ces enfants en souffrance. Au lieu de trop vouloir aider, soutenir les enfants, il me faudrait plutôt leur donner les moyens de réussir seuls, c’est-à-dire de faire en sorte que les paliers successifs soient plus facilement franchissables bien que les facteurs émotionnels et affectifs, difficilement quantifiables et souvent imprévisibles viennent parasiter les acquisitions".

Les enseignants parlent de leur travail, parle d’eux à la première personne. C’est là un point très important, il peut être la base solide d’une transformation des mentalités et des pratiques. En effet, pour espérer modifier une pratique, il convient de se sentir engagé dans un processus qui laisse entrevoir une amélioration possible, pour soi, provoquée par le changement. Dans tous les autres cas, on se retrouve placé dans une situation de pacte, une transformation visible au seul moment de l’inspection vécue alors comme un contrôle de conformité.

Nous reprendrons volontiers ce qu’a écrit un enseignant dans sa fiche, et qui concernait ses élèves. Ceux-ci, dès lors qu’ils apportent à l’école une information qui est reprise et relayée par l’instituteur, se sentent importants233, impliqués davantage et, du même coup, s’impliquent encore plus. Il y a bien là une idée à saisir et à faire vivre pour la développer afin d’en repérer les effets lors d’une visite suivante.

Notes
227.

Laquelle s’est aussi soldée par un maintien de note ; l’enseignant, nommé sur un poste difficile de l’adaptation et de l’intégration scolaires, sans formation spécifique mais à sa demande fut convaincu de participer au mouvement pour demander un autre poste et entreprendre une carrière dans un cycle "ordinaire" avant de revenir, éventuellement plus tard, dans l'enseignement spécialisé.

228.

Académie de Lyon, octobre 1991.

229.

Département du Maine et Loire, 1979

230.

Département de la Drôme, rapports rédigés en 1906, 1907 et 1908 par le même inspecteur puis en 1913 et 1925 par deux inspecteurs différents.

231.

O. COUSIN, L'efficacité des collèges, sociologie de l'effet établissement, PUF, Education et formation, Paris, 1998, pages 202 et 203.

232.

J.L. DEROUET, Ecole et justice, de l'égalité des chances aux compromis locaux ? Ed. Métailié, Paris, 1992.

233.

Jacques Lévine parle des élèves "apportants" qui, de fait, se sentent reconnus et importants.