1 - Premiers principes éthiques : reconnaissons les différences et prenons appui sur les ressemblances

De la même manière que l’inspecteur de l'éducation nationale observe des différences chez les enseignants de sa circonscription, il ne peut ignorer l'hétérogénéité des élèves dans les classes qu'il visite. D'autant que l'hétérogénéité dont il est question n'est pas seulement celle que l'on constate à la lecture des résultats. Lire un résultat à l'exclusion de toute autre observation ne permet ni au professeur, ni même à l’inspecteur d'avoir la certitude que ce résultat est le fruit de la mise en oeuvre, par l'élève, de la compétence visée par l’enseignant241. Ce résultat peut être aussi le fruit du hasard ou de la tricherie, et, dans un cas comme dans l'autre, les actions de remédiation ne s'appuieront pas sur les mêmes supports. L'enseignement en France hypertrophie la place du langage écrit et abstrait au point d'en faire un impérialisme, dès le cycle des apprentissages premiers242. Au travers du français et du calcul se retrouvent quasiment les seuls critères de réussite scolaire. L'évaluation faite au début du cycle des approfondissements et encore appelée "évaluation C.E.2.", tout comme celle pratiquée en sixième, ne vérifient que des performances en français et en mathématiques243. On en arrive donc au paradoxe suivant : alors que la vocation de l'école serait de faire accéder le plus grand nombre à la maîtrise du langage conceptuel, le mode de sélection mis en place et qui ne tient pas compte de l’histoire personnelle, de la diversité des élèves et de leurs parcours singuliers hors de l'école244, en méconnaissant la nature des écarts entre le territoire familial et le territoire scolaire, fait que 20 % seulement des élèves répondent sans difficulté à cet objectif.

Il est du devoir de l'inspecteur de sensibiliser et d'informer, chaque fois que cela est rendu nécessaire, les enseignants, mais certainement aussi les inspecteurs d’académie, directeurs des services départementaux de l'éducation nationale, sur les causes de cette hétérogénéité qui, si elles produisent souvent les mêmes effets - le rejet de l'école et l'échec scolaire- doivent être repérées et traitées différemment. Ce n'est qu'après cette phase de sensibilisation et d'information qu'ensemble, tous les professionnels de l’apprentissage et de l’éducation pourront tenter de gérer l'hétérogénéité, c'est-à-dire la rendre productrice d'échanges et dynamique. Nous voyons bien que l’hétérogénéité dont il est ici question ne concerne pas seulement les différentes stratégies mises en oeuvre par chacun des élèves pour apprendre et que la différenciation pédagogique qu’elle implique est autrement plus exigeante. Initialement pensée pour des êtres considérés comme des enfants et des sujets apprenants, acceptant leur rôle d’élève, elle doit être repensée pour se mettre au service des enfants qui arrivent à l’école en provenance de mondes très différents. Bon nombre d’entre eux ne sont pas en état physique et psychique d’apprendre en arrivant le matin en classe. Les instituteurs et professeurs des écoles le constatent et certains se sentent démunis face à ces enfants qui ne peuvent être élèves mais qui ne demanderaient sans doute qu’à le devenir, s’ils trouvaient un peu d’aide et d’accompagnement, s’ils se voyaient offrir un espace de parole ou d’action dans lequel ils se sentiraient reconnus et importants. L’enjeu est grand et les actions pédagogiques doivent offrir à ces enfants un véritable statut social d’élève reconnu. Le charisme des enseignants comme celui des inspecteurs, la haute technicité des gestes pédagogiques, la grande qualité des outils utilisés n’y suffisent pas ; "la contagion éthique" est rendue nécessaire et les paradigmes fondateurs de l’acte d’inspection doivent diffuser l’acte et les gestes pédagogiques. L’inspecteur y a obligation.

Nous avons rencontré, dans des écoles élémentaires, des enfants "scolairement médiocres" qui développaient une inventivité hors du commun dès lors qu'il fallait construire et fabriquer, élaborer un programme informatique pour permettre à la "tortue" de se déplacer sur l'écran et dessiner une maison ou une voiture, ou bien encore participer activement à “l’atelier philosophie”245 générateur de pensée. Ils laissaient médusés leurs parents et leur enseignant. Il est à notre sens, sinon stupide, pour le moins lacunaire et dangereux, de ne pas repérer, reconnaître et tenir compte, à l'égal des matières dites les plus nobles, de tels fonctionnements mentaux ou comportements. Ils apparaissent dorénavant aussi importants pour la réussite dans la vie que l'aptitude à répondre aux questions de mathématiques, de grammaire ou d’orthographe ou encore de géographie246.

Certes, pour reconnaître l'hétérogénéité, encore faut-il accepter d’observer ; accepter de s'entretenir avec d'autres qui se rendent eux aussi les classes mais n'ont pas vocation, à la différence de l'inspecteur, à évaluer si la classe marche bien ou mal et si l’enseignant la gère efficacement. Il y a là une impérieuse nécessité de travail collectif et interdisciplinaire, tant de la part des enseignants que des inspecteurs. Ce travail se construira sur des bases solides s’il prend appui sur l’observation des difficultés que vit l'instituteur ou le professeur d'école quand il souhaite s'occuper mieux de chaque enfant, quand il fait la classe sans oublier que la communauté des élèves qui la constitue est plus riche que la somme des individualités.

Nous pensons aux psychologues (qu'ils soient scolaires ou pas), et tout particulièrement à Jacques LEVINE dont les travaux nous éclairent sur une typologie possible des élèves qui composent une classe. Ils définissent et explicitent la composition tripolaire de toute classe247. Trois grandes directions d'attitudes en résultent pour les élèves. Il s'agit de l'attitude de codirection, de la tendance au suivisme et de la tendance à la marginalisation. Cette typologie est l'une de celles qui peuvent nous aider, car elle nous donne à comprendre qu'une classe n'est pas composée sur un autre mode tripolaire comme on feint de le croire encore d'élèves faibles, moyens et forts. Chacun de ceux-ci peut d'ailleurs se retrouver dans chacune des trois directions d'attitudes proposées mais n'ont pas les mêmes résultats. Jacques Lévine a montré que chaque groupe pose des problèmes spécifiques de prévention qui doivent être repérés et traités. Chez les dirigeants, il distingue, par exemple,

‘"les hyper-angoissés trop tendus, pour qui chaque interrogation est un cauchemar, les trop sages, les pas assez débrouillards, sans parler de ceux qui, tout en se sentant secrètement mal dans leur peau (jalousie, identité sexuelle ou familiale embrouillée...), mettent toute leur énergie à se montrer sans problème. On constate que de plus en plus fréquemment, ces insatisfactions enfouies à bas bruit éclatent sous forme de décrochage scolaire ou de brutales crises d'identité, à la puberté, quelques semaines avant le bac, en fac, avant d'entrer dans la vie ou encore vers les quarante ans chez les PDG apparemment comblés.
Pour ce qui est des suivistes, on peut penser en première analyse que leur problème tient à la mauvaise qualité de leurs techniques d'apprentissage. Et c'est vrai qu'ils apprennent parce qu'il faut apprendre, donc mécaniquement, en picorant, sans distinguer l'essentiel et l'accessoire, sans cette communication imaginaire avec l'auteur du texte pour en saisir les intentions. Mais si l'on s'interroge sur ce qui se passe dans la tête de ces enfants, on trouve au moins quatre cas de figures :
  • Ceux qui ont des possibilités intellectuelles moindres, ou dont la vitesse de développement fait qu'ils seraient peut-être des dirigeants s'ils avaient abordé la même classe un an plus tard ;

  • ceux qui sont le contraire des suivistes lorsqu'il s'agit d'autre chose que du langage écrit ; mais l'école ne leur permet pas de développer d'autres potentialités que celles que les programmes valorisent ; ou, lorsqu'elles sont reconnues, elles ne comptent pas pour la réussite du parcours ;

  • les enfants à environnement socioculturel défavorisé, trop livrés à eux-mêmes, à l'école, parce que sans appui parental ;

  • les enfants à histoire trop accidentée ou à environnement trop lézardé, envahis par exemple par les problèmes conjugaux des parents. Certains d'entre eux mettent leur honneur à refuser de grandir ou s'instaurent parents d'eux-mêmes, rejettent les imitations et prennent pour cibles de leur violence cachée la lecture, l'orthographe ou le calcul.

Quant aux marginalisés, pour qui l'école est un lieu de déracinement, l'analyse précédente est valable pour eux, à la réserve près que leur riposte est plus radicale. Installés à l'écart, ils vivent en classe une autre vie que celle de la classe"248.’

C’est à partir de la rencontre puis de la compréhension mutuelle des différents professionnels de l'éducation, peut-être même parce qu’il l’aura suscitée et encouragée, que l'inspecteur tiendra une place nouvelle pour que l’on s’intéresse à chacun des élèves, sans en oublier aucun. Ce serait l'une des pistes à parcourir pour que les enseignants parviennent réellement à faire la classe à la classe, c'est-à-dire évitent le piège du tutorat et de l'individualisme forcené tout en prenant à bras le corps la réalité de la diversité de leurs élèves et les particularités de chacun. La dérive principale d’une telle pratique est bien évidemment d'anéantir toute tentative de coopération entre les élèves et toute pratique institutionnelle.

Trop souvent encore, nous tombons dans ce piège soigneusement dissimulé. Nous pensons nous retrouver dans une classe de trente, trente-deux voire même dans certains cas une classe de trente-six enfants avec un instituteur ou un professeur des écoles. On y assiste à un enseignement dépersonnalisé qui s’adresse au groupe. Comme l'écrivaient R. LANDIER et Y. JENGER, ‘"ici, c'est la forêt qui cache les arbres et on ne voit pas que chaque arbre est d'une essence différente"’ 249. Les particularités des élèves qui composent une classe sont trop souvent encore ignorées, et même si, ici et là, on ne se prive pas de célébrer abondamment Rousseau, on s'inspire peu de ses écrits. Nous constatons qu'il en est de même pour Célestin FREINET, précurseur lui aussi dans le domaine de la personnalisation des enseignements. S'il est moins rejeté par l'enseignement public qu'il ne le fut, ses idées n'ont pas encore acquis officiellement droit de cité. Nous savons cependant, pour en avoir rencontré lors de visites de classes, ou pour avoir recueilli des témoignages, que des enseignants, de moins en moins isolés, savent qu'ils ont "trente-six élèves dans leur classe". Nous voulons y lire l'émergence d'un mouvement pour qu'enfin les pratiques se modifient et évoluent dans le sens de la reconnaissance et du développement d'une pédagogie qui, passant par le relationnel, atteint le personnel.

Passer par le relationnel, c'est prendre appui sur le postulat de la fécondité du groupe250, ‘"c'est reconnaître la capacité de développement de la personne et son aptitude à établir des liens positifs avec autrui"’ 251 . Atteindre le personnel, c'est, par exemple, inciter à mettre en oeuvre, au plan pédagogique, les découvertes faites par chacun ; c'est s'interroger sur les conséquences pédagogiques, par exemple, des réflexes agressifs d'un enfant qui vit mal son Oedipe et ne reconnaît pas son agressivité. C'est enfin faire montre d'authenticité, d'attention positive, d'écoute compréhensive qui ‘"ne visent pas seulement la réussite scolaire et l'acquisition des savoirs"’ 252. Ces gestes pédagogiques ont une toute autre visée pour l'élève, ils anticipent sur sa capacité à apprendre et à comprendre, sur sa capacité à étudier et à devenir ‘"Autre : c'est-à-dire soi-même, mais soi-même délivré, libre de toute entrave, ayant trouvé son propre style et son propre visage"’ 253.

La différenciation pédagogique est sans doute un des éléments qui permet de tenir compte de la diversité des élèves et d'éviter de se retrouver en panne face à ceux dont le portrait ne correspond pas à celui que prévoient les programmes. Nous croyons cependant que, plus que tout, c'est l'observation des enfants et l'écoute 254 de ceux-ci qui sont rendues nécessaires à la découverte du geste pédagogique d’autant plus efficient qu’il prend appui sur la pluralité de leurs structures et attitudes mentales.

Ce sont en effet deux outils qui permettront aux enseignants de découvrir ensuite, non seulement les élèves suivistes, ceux qui sont marginalisés, mais aussi de repérer, derrière les attitudes d'un dirigeant brillant, la tentative de camouflage d'une terrible angoisse à laquelle ils pourront tenter de remédier.

Nous avons aussi pu constater que, généralement, on procède au diagnostic pédagogique en postulant que l'enfant aborde les apprentissages avec un développement sensori-moteur satisfaisant.

A partir de là, seuls les problèmes cognitifs, affectifs ou pédagogiques sont pris en considération lorsque l'enfant ne satisfait pas aux exigences de l'école. Notre champ de référence théorique nous conduit très souvent à chercher des explications plausibles dans l'approche psychologique. En l'absence de résultats satisfaisants lors de la prise en charge, c'est l'efficience de l'enfant qui est mise en cause, bien avant celle de l'aide spécialisée. Les enseignants persistent généralement dans leur analyse initiale, ne serait-ce que pour garder l'illusion de leurs propres compétences. Ils réagissent alors par la surenchère en matière d'aide ou par une décision d'orientation en classe d’intégration spécialisée. Les enseignants, spécialisés ou non, n'ont pas encore l'outillage théorique nécessaire pour envisager les problèmes sous l'angle du développement de l'enfant, et leur ignorance les amène à en réfuter la pertinence. Pourtant, seule une formation à une approche globale du développement de l'enfant pourrait leur permettre d'envisager d'autres hypothèses dans l'analyse des difficultés de celui-ci, donc de sortir de la culpabilité dans laquelle les plonge aujourd'hui la prise de conscience de leur inefficacité. Nous sommes persuadé que si nous nous donnions les moyens d'inventorier les besoins des enfants avec une approche plurielle de leurs difficultés, nous constaterions que certains élèves orientés en classe d’intégration réservée aux élèves déficients intellectuels ou ayant des troubles de la personnalité (Clis1) relèveraient d'une classe d’intégration pour enfants malades (Clis4). Les trois études de cas suivantes illustrent mon propos. Il s’agit de trois élèves en difficulté dans leur classe : Idriss, Anaelle et Cynthia. Ils ont été repérés par les stagiaires de l’option E du CAPSAIS, en formation à l’unité des formations pour l’AIS de l’IUFM de Lyon au cours de l’année universitaire 1997/1998.

  • Dès son arrivée en maternelle, Idriss a fait l’objet d’un signalement au réseau d’aides spécialisées pour les élèves en difficulté. Les enseignantes le présentaient comme un enfant passif. Il a été pris en charge par le rééducateur du réseau pendant une année scolaire, en grande section de l’école maternelle. Cette rééducation n’a pas permis d’amélioration du comportement de l’enfant en classe. L’année suivante, Idriss a de nouveau été signalé au réseau, pour son manque de participation en classe. Il semble ne pas comprendre les consignes et être globalement en difficulté. Le réseau a alors décidé de passer le relais au maître "E". Au cours de cette année, plus de cinq maîtres se sont succédés dans la classe d’Idriss. Les demandes d’aide le concernant variaient selon les maîtres : simple problème de lenteur pour l’un, retard scolaire global, absence d’efforts ou mauvaise volonté pour les autres. De fait, dans la classe, il semblait avoir renoncé à agir de sa propre initiative. Il ne cherchait pas à comprendre ce qui se passait, ni à mobiliser son potentiel. Il obéissait aux instructions du maître, mais les réponses qu’il donnait semblaient être le fruit du hasard et non celui de la réflexion construite. Ses résultats se détérioraient progressivement. Pourtant, en regroupement d’adaptation, lors de la résolution de situation-problème, Idriss révélait des capacités tout à fait satisfaisantes pour son âge et le maître spécialisé a été rapidement interpellé par le décalage entre les performances d’Idriss en regroupement d’adaptation et en classe. Les enseignants se sont alors posé la question du transfert des compétences entre le regroupement et la classe d’origine. Ce paramètre a fait l’objet du projet d’aide personnalisée au cours de la deuxième année de prise en charge, sans succès.

  • Deux hypothèses permettaient alors d’interpréter la situation de cet enfant.

  • En l’absence d’un cadre de travail structurant et d’exigences cohérentes de la part des enseignants, Idriss était devenu de plus en plus dépendant de son environnement. Cette interprétation présentait le défaut de ne pas tenir compte du fil conducteur de l’histoire scolaire d’Idriss ; en effet, depuis le début, les enseignants le signalaient pour son manque de participation alors que les membres du réseau notaient sa bonne participation aux activités effectuées en groupe restreint.

  • Par ailleurs, l’enseignant spécialisé qui avait accompagné Idriss en classe afin d’observer sa façon de travailler constatait qu’il ne comprenait pas les consignes et répondait à côté de la question, alors qu’il traitait correctement des demandes équivalentes lorsqu’il travaillait en groupe restreint. L’amélioration du comportement d’Idriss était donc massivement liée au cadre de travail. Les stagiaires ont alors émis l’hypothèse d’une déficience auditive.

  • Cette hypothèse fut rapidement confirmée dans la mesure où les problèmes d’audition d’Idriss étaient anciens et consignés dans son dossier médical. Tous les enseignants les connaissaient mais aucun n’avait imaginé qu’ils pouvaient être à l’origine des difficultés d’apprentissage de l’enfant. L’équipe avait toujours interprété les troubles du comportement manifestés par Idriss avec un éclairage psychologique ou pédagogique.

  • Idriss a subi, courant mars, une opération chirurgicale qui a amélioré son audition pour lui permettre d'entendre ce qui se dit en classe.

  • Anaëlle souffre d’un léger handicap moteur du bras droit ainsi que d’un problème de vue corrigé par le port permanent de lunettes. Son expression est difficile, on ne décode pas spontanément son discours et l’écouter demande un effort de la part de l’auditeur. Anaëlle a été signalée au réseau d’aides spécialisées au début du cours préparatoire comme globalement en difficulté. En classe, elle exprime sa volonté de faire, cherche toujours à satisfaire la demande de l’adulte mais finit par renoncer, et se retrouve rapidement dans l’incapacité de participer à un travail collectif.

  • En regroupement d’adaptation, elle est attentive et docile. Elle se rappelle facilement les consignes et anticipe l’action mais ne parvient pas à prendre des initiatives (traiter une information ou imaginer une solution). Elle n’est vraiment à l’aise que lorsqu’il s’agit d’exécuter un ordre clair et précis ou d’appliquer une règle pré-établie. En revanche, lorsqu’il s’agit d’écouter un conte, elle ne maintient son attention que quelques secondes et sa participation à des activités faisant appel à sa créativité est très aléatoire. Ses interactions semblent alors totalement décalées et son discours peut même paraître absurde.

  • Un projet personnalisé a été proposé par le maître spécialisé. Il a constaté que dans les faits, Anaëlle restait enfermée dans les mêmes difficultés. La réponse pédagogique ne semblait pas suffisante. D’autres champs ont été alors explorés, en particulier dans le domaine du développement langagier, cognitif et sensori-moteur. Au fur et à mesure des investigations, l’hypothèse d’une lésion cérébrale s’est confirmée.

  • A la demande du maître "E", le cas d’Anaëlle a été pour la première fois soumis à la CCPE début mars On s'est alors aperçu que le médecin scolaire détenait toutes les informations à la quête desquelles nous sommes allés cette année. L'enfant avait été suivie à "l'Escale" en raison de lésions cérébrales dont elle avait souffert à la naissance. Le médecin scolaire a expliqué à la commission qu'il ne voyait pas en quoi ces informations étaient utiles aux enseignants. Pour lui elles rellevaient du secret médical. Le psychologue scolaire, qui a demandé l'ouverture supplémentaire d'une CLIS.1 sur le secteur, pense que l'enfant serait très bien dans cette classe. En réponse au maître "E" qui lui faisait remarquer que l'enfant n'avait pas de déficience mentale, il a affirmé qu'il pouvait faire passer des tests afin de confirmer la thèse du handicap mental et que de toutes façons, il s’arrangerait avec l’inspecteur. L'orientation en CLIS.1 a finalement été retenue. Le maître "E" a donc pris sous sa responsabilité de rencontrer les parents et leur a conseillé de refuser l'orientation. Ce qui a été fait. Anaëlle restera donc dans le cycle ordinaire, sans autre aide que celle de son maître et du maître "E". Il nous semble qu'une orientation en CLIS.4 lui aurait permis de conserver des chances de réussite dorénavant compromises.

  • Cynthia (tumeur cérébrale guérie) bénéficie depuis février d'un contrat d'intégration qui va permettre de lui offrir l'accès à un ordinateur portable. Comme dans le cas précédent, le médecin scolaire connaissait les problèmes de l'enfant mais n'a pas jugé utile de les communiquer à l'équipe pédagogique, laquelle reconnaît d'ailleurs qu'elle n'aurait effectivement pas su quoi en faire. Malgré la volonté de l'équipe éducative, il semble que les moyens attribués par la CCPE soient insuffisants pour garantir la réussite de Cynthia. Là aussi, une orientation en CLIS.4 nous semblerait plus pertinente.

On constate cependant qu'à côté du travail effectué sur le plan du savoir et des connaissances, il y a presque toujours un travail, simultané ou préalable, à conduire au niveau de la personne. Ce travail oblige au courage car ‘"la double question de ce qu'est la connaissance authentique et de la façon d'y accéder soulève pour tous de profonds et graves problèmes. Nous ne sommes pas à une époque où des réponses timides peuvent suffire"’ 255.

Nous proposerons des exemples de fonctionnement de classes qui, tout en tenant compte des personnes, sont mis en place par des enseignants qui ne versent pas dans le psychologisme et répondent de manière courageuse aux problèmes soulevés par la diversité de leurs élèves. Les défenseurs de l'école qui hypertrophie le Moi scolaire laissent trop souvent entendre que c'est se comporter indûment en psychanalyste que de se pencher sur l'état du Moi social ou familial d'un enfant angoissé et paniqué lorsqu'un instituteur ou un professeur d'école tente de répondre à son désarroi.

Ce sont pourtant bien de telles pratiques qui les aideront à découvrir qui sont vraiment leurs élèves. Sont-ils plutôt issus de familles pour lesquelles l'outil de pouvoir et de reconnaissance réside dans les réalisations concrètes et la fabrication d'objets ou bien proviennent-ils de familles pour lesquelles le pouvoir c'est le corps dans toutes ses dimensions, qu'elles soient séductrices, démesurément fortes ou sportivement performantes ? Enfin, ne seraient-ils pas nés de familles qui tirent leur pouvoir social du fait même qu'elles maîtrisent l'abstraction et les concepts ?

Ce n'est qu'après ces observations finement analysées que les enseignants aidés par leur inspecteur et l’équipe de circonscription pourront mettre en place une pédagogie des échanges et de l'implication réciproque entre des élèves reconnus comme co-chercheurs. C'est en effet dans des activités de réalisation, de prise de décision, d'inventivité que les élèves parviennent à développer leurs qualités spécifiques. Bien repérées, celles-ci constituent des plates-formes de réussite à partir desquelles peut émerger un intérêt plus authentique pour le cognitif traditionnel. Ces activités passent aussi par le plaisir de rêver et d'imaginer, celui de philosopher sur le mode de la pensée par couple selon Wallon ou de la pensée intuitive selon Piaget. Il s'agit pour l'élève de réinventer le monde à sa façon et de prendre le temps de réfléchir à des questions telles que :

  • Comment fonctionne le vent ?

  • Comment naît-on ?

  • Est-ce qu'on est tous pareils ?

  • Pourquoi a-t-on envie de se moquer ?

  • Est-ce qu'il existe des gens stupides ?

  • A quoi ça sert de se souvenir ?

  • Qu'est-ce que c'est qu'avoir honte ? Ou bien encore :

  • Est-ce qu'apprendre et comprendre c'est pareil ?256

Une pédagogie des échanges telle que nous l'évoquons ici contient la notion de classes diversifiées, c'est-à-dire des classes dans lesquelles les enseignants utilisent des outils suffisamment variés. Chaque élève peut alors prendre pied et appui sur des plates-formes de réussite. Elles lui permettent de se faire reconnaître, d'être conforté dans son narcissisme et d'échanger sur le mode de la parité et de l'équivalence. C'est une telle pratique qui peut estomper les aspects de dissymétrie provisoire et cependant nécessaire de la relation éducative telle que la définit Philippe MEIRIEU257. Mais la pédagogie doit aussi être implication réciproque à propos de réalisations communes, sous formes d'échanges d'expériences, voire de trouvailles de chacun, à partir de ce qui passionne chacun. Un enseignant qui se lancerait dans d'interminables discours sur ce qui l'intéresse, lui, sans se soucier de ce qui intéresse chacun de ses élèves, verrait son action minée et enlèverait, certainement, un peu plus encore à l'enfant, le goût du dialogue avec l'adulte.

Mise en place dans les classes, une telle pédagogie aide tous les "pourrait mieux faire", comme on les nomme parfois, à travailler moins artificiellement à l'école. Les pratiques pédagogiques et les outils proposés par C. FREINET puis ensuite par les militants de l'Institut Coopératif de l'Ecole Moderne dont certains sont diffusés dans le commerce y concourent aussi, tout comme les temps d'échanges et de coopération des pratiques institutionnelles qui contribuent à la verbalisation des sentiments, au contrôle des pulsions et au respect de l'autre. Elles nécessitent toutefois que le maître soit formé à la conduite de telles discussions avec le professionnalisme souhaité évitant ainsi tout étalement superflu de problèmes qui doivent rester personnels. Les enseignants qui pratiquent authentiquement l'expression libre ont ce souci d'entendre et de répondre à ces demandes impérieuses de parole auxquelles ils proposent un lieu et un temps en se gardant d'interpréter la problématique intime de l'enfant.

Notes
241.

En ce sens, l’étude réalisée par une équipe de chercheurs de l’IREDU nous paraît contestable. En effet, admettre une corrélation entre les résultats des élèves de C.E.2. et l’efficacité de gestion d’une équipe de circonscription (IEN plus CPAIEN), nous conduirait à admettre une corrélation entre la réservation que nous faisons pour le train 623 de 8 heures 54 et le taux de remplissage de la voiture numéro 7.

242.

Même si les textes officiels énoncent l’importance de l’oral dans la maîtrise de la langue. L’oral est mis entre parenthèses, au sens propre du terme : nous lisons en effet "s’initier à produire (oralement) des textes", Maîtrise de la langue, cycle des apprentissages premiers. Ministère de l’éducation nationale et de la culture, CNDP, Paris, 1992. Page 29.

243.

Ce sont les résultats de "l'évaluation C.E.2", qu'une équipe de chercheurs de l'institut de recherche sur l'économie de l'éducation (IREDU) a utilisés pour son étude intitulée "Les Inspections primaires de l'Education Nationale. Dotation, pratiques et effets sur le fonctionnement des écoles et les acquis des élèves". Il s'agit de J.P. Jarousse, C. Leroy et A. Mingat. Université de Bourgogne, 1995.

244.

Nous faisons référence ici aux trois territoires décrits par J. Lévine et qui composent la vie d'un enfant. Il s'agit du territoire familial (A), du territoire scolaire (B) et du territoire social de l'après-école ou de l'environnement (C). Il précise qu'"il devient clair dans cette perspective, que tout enfant vient d'ailleurs et va ailleurs, qu'il n'arrive pas en B comme une table rase, mais avec des expériences de vie en A, des attentes de vitalisation, des orientations de son désir de se construire, des habitudes de défense et de rejet qui constituent "sa" loi à lui et qu'il va chercher à retrouver en B. De deux choses l'une, ou il va vivre B comme étant en bonne continuité avec A, et C s'inscrivant dans le prolongement de ce qui se passe en B ; c'est le cas des "bons élèves" ; ou bien il va ressentir un hiatus entre la loi de B et sa loi à lui, des écarts qui mettent en cause son identité A. Dans ce cas, de deux choses l'une : ou B va vouloir à tout prix imposer ses lois B sans concessions, ou B va chercher à la fois à se modifier pour rencontrer l'enfant A et à modifier progressivement l'enfant A pour qu'il rencontre sans trop de déplaisir, B, lui-même modifié. C'est le principe de l'échange dans le respect des identités. Chacun y reconnaît à la fois la position de départ de l'autre et la nécessité d'aller l'un vers l'autre. Mais cette ouverture de l'un à l'autre a pour condition qu'on laisse vibrer en soi sa propre dualité, c'est-à-dire avec des dosages différents selon les circonstances, la fibre maternelle qui reconnaît que ce que vit l'enfant vient de A et la fibre paternelle qui représente les exigences d'insertion sociale de B et de C". Développement optimal de chacun : utopie ou nécessité ? Colloque Ecole et Prévention, Strasbourg, février 1986.

245.

Cette activité pédagogique qui permet à une communauté d’élèves d’être confrontée à une énigme (peut-on passer de malheureux à heureux ?, par exemple) est décrite avec précision pages 235 et suivantes.

246.

"Mais alors, les cartes sont toutes fausses, puisque les plaques elles bougent tout le temps !". Cette élève de cycle trois venait de découvrir cette "évidence" à l’issue d’un travail en géographie. L’atelier philosophique précédent traitait de la vérité.

247.

plaidoyer pour les 40% du milieu de la classe, Communiquer oui... mais comment ?, n°3, novembre 1994. CDDP du Var.

248.

développement optimal de chacun, exposé introductif de J. Lévine fait à Strasbourg le 7 février 1986 dans le cadre du colloque "Ecole et prévention".

249.

R. LANDIER et Y. JENGER, Une classe de 36 enfants ? Non, 36 enfants dans une classe. La revue de médecine, numéro hors série sur "l'enfant à l'école maternelle", 1973.

250.

Rogers, mais aussi Cousinet, Piaget, ou, plus récemment Meirieu, développent cette idée.

251.

A. MOYNE, La pédagogique, le relationnel et le personnel, Une personne un élève, Cahiers pédagogiques N° 324, mai 1994, page 20.

252.

M.L.POEYDOMENGE, Une éthique exigeante, Cahiers pédagogiques N° 324, mai 1994. Page 23.

253.

O. REBOUL, Qu'est-ce qu'apprendre ?, P.U.F., Paris, 1980. Page 11.

254.

Car écouter c'est aussi enseigner !

255.

C. ROGERS, Le développement de la personne, Dunod, Paris, 1970. Page 214.

256.

Toutes ces questions ont été traitées par les élèves de la classe maternelle d'A. Pautard. On peut lire le compte-rendu de cette expérimentation qui se poursuit, dans le numéro 6 de la revue de l'AGSAS, Je est un autre. 1998.

257.

Quelles finalités pour l'éducation et la formation ?, Sciences humaines numéro 76.

Définissant l'éducation, Ph. MEIRIEU écrit qu'elle est "une relation dissymétrique, provisoire et nécessaire visant à l'émergence du sujet. (...) Dissymétrique car c'est l'éducateur qui choisit ce qu'il considère être bon pour l'éduqué. Que nous le voulions ou non, nous choisissons toujours une multitude de choses pour celui dont nous sommes chargés : les parents choisissent la langue que va parler leur enfant, ainsi que les rituels sociaux auxquels il devra se soumettre ; les concepteurs de programmes scolaires et les enseignants choisissent les contenus culturels qu'il convient de transmettre aux élèves, les méthodes qu'il faut utiliser pour cela, lesquelles sont toujours porteuses de représentations de l'homme, du savoir, de la société. Nécessaire car il n'y a pas d'exemple d'homme qui ait pu parvenir au stade adulte sans les efforts de transmission culturelle d'autres hommes, adultes ceux-là. En ce sens, Paul Ricoeur a raison de dire que "tout autodidacte est un imposteur". Cette relation entre personnes est nécessaire parce que ce que l'on nomme la vie - ou la réalité- n'est pas éducative en elle-même. Dans "la vie", quand on se trompe on est lourdement sanctionné et l'intégrité physique ou psychologique de l'individu est parfois menacée, les rencontres importantes sont aléatoires et liées à la chance des uns ou des autres. L'éducation ne peut se satisfaire de cela : son rôle est de permettre des apprentissages cohérents, progressifs et exhaustifs qui imposent un travail considérable de préparation en amont. (...) L'éducation est une relation provisoire car le projet éducatif impose que les savoirs, connaissances et objets culturels qui ont été transmis soient véritablement intégrés par l'éduqué, et qu'il puisse les réutiliser ailleurs et de sa propre initiative."