"La classe Titou"

  • “Les enfants de votre classe, mais aussi de l'école, appellent votre classe la classe Titou. Qui est Titou ?"
    A.P.- Il est là et voici deux photos... Comme vous le voyez, c'est un pantin. Tous les ans, nous confectionnons un Titou. Ce n'est jamais le même, mais sur le fond, son rôle varie peu.
    - Je suis frappé par son allure d'humain. C'est presque un être vivant. Ici (photo n°1), il est triste comme un orphelin esseulé qui aurait peur de tout et là (photo n°2), il est dans la toute-puissance, il n'a peur de rien.
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    A.P.- La deuxième photo date du deuxième trimestre et ce sont les enfants qui imaginent les différents états affectifs de Titou. Ils déposent en lui quelque chose qui est probablement au fond d'eux-mêmes.
  • Comment s'est faite son apparition dans la classe ?
    A.P.- Dès les premiers jours de classe, je place des sacs en grosse toile au milieu de la classe. Les questions fusent : "Qu'est-ce que c'est ?" ... Hypothèses diverses... C'est un bonhomme en morceaux... Je couds les morceaux devant eux. Ils m'aident, c'est important que nous le fabriquions ensemble. J'explique qu'il aura leur taille... "Et sa bouche ?... Et ses yeux ?..." On complète le visage .. Il est conçu de façon à ce qu'il puisse sourire, pleurer, dormir... Mais il est encore nu... Les enfants apportent des vêtements... Est-ce un garçon, une fille ? La classe choisit son sexe, en général le garçon l'emporte.... "Il est comme nous, dit Patrick"... Julien le présente à son père en lui montrant le sexe de Titou "Tu vois, c'est un garçon comme moi..." Vient le problème du nom. Je sors un livre appelé "Titou s'habille". J'écris alors au tableau "Titou", ce qui signifie que Titou est né, qu'il a un nom, un sexe. On lui donne une adresse (la classe), une famille (celle des enfants).
    Peu après, on explique à Titou comment la classe est organisée : en quatre groupes distingués par une couleur, et c'est l'occasion de nombreuses mises au point avec les enfants, sur le fonctionnement quotidien de la classe. Puis on élabore, toujours pour Titou, la loi. Je sors une grande affiche et, avec les enfants, nous dessinons en vert ce qui est permis, en rouge ce qui est interdit.

  • Quel a été votre désir en inventant Titou ?
    A.P.- Je l'ai fait d'instinct. Probablement représente-t-il ce que chaque enfant ressent en début d'année, quelqu'un qui doit prendre corps, qui doit prendre le temps de se reconnaître et de se construire.

  • Dans quelle mesure représente-t-il également une identité collective ?
    A.P.- C'est, bien sûr, un emblème, un signe distinctif de la classe. Elle n'est pas comme les autres. Les enfants ont comme un nom à défendre.. Ça les motive. Titou crée un “nous”, mais c'est un “nous” associé à des idées de fantaisie et d'invention.
    - On a l'impression qu'il élargit l'espace de la classe, qu'il introduit l'idée d'une famille plus complète, plus diversifiée.
    A.P.- Je supporte mal qu'une classe, ce soit seulement un face à face enseignant-enfants. Avec Titou, la classe me paraît moins massive. Il joue un rôle d'intermédiaire entre moi et les enfants.

  • Une présence de père entre la mère et les enfants ?
    A.P.- Peut-être, encore qu'il n'ait pas du tout, sur la première photo, l’allure d'un papa ! Dans mon esprit, il sert surtout à un rééquilibrage du pouvoir. Il fait la transition entre l'adulte et l'enfant. Je l'utilise aussi comme un “regard”. Tantôt c'est un témoin de ce qui se passe dans la classe, même une sorte de juge : “Qu'est-ce que vous croyez que Titou pense de vous ?”, ou un conseiller : “Qu'est-ce qu'il vous dirait si vous lui demandiez son avis ?...”
    Mais je ne voudrais pas vous laisser croire que Titou prend une place démesurée dans la classe. Beaucoup de choses se passent sans lui.

  • Vous avez utilisé le mot “intermédiaire” pour désigner le rôle de Titou.
    A.P.- La grande section, même si on n'a pas trop la terreur de l'entrée au C.P., c'est un moment de passage du maternel au moins maternel. Dès le mois d'octobre, j'initie les enfants aux sons, à la graphie.
    Pour les enfants fragiles - c'est surtout en pensant à eux que j'ai fait Titou - c'est un accompagnateur. Il les aide à affronter, moins seuls, ce qu'il y a de nouveau et d'inconnu en matière de langage écrit. Pour que ce soit clair, il faudrait que je vous explique des moments précis, comme par exemple le voyage au pays des sons.

  • C'est un aide-passeur, un transiteur ?
    A.P.- L'idée de transitionnalité décrit bien la place que tient Titou.
    - Si nous avons bien compris ce que vous nous avez expliqué la première fois que nous nous sommes rencontrés, cette transitionnalité va dans plusieurs directions: transitionnalité affective parce que Titou fonctionne comme un double, que chaque enfant peut adjoindre à son imaginaire Vous avez donné un exemple où l'on voit le rôle apaisant que joue Titou avec un enfant violent, de même qu'avec des enfants à vécu douloureux.
    A.P.- Oui, tantôt c'est quelqu'un qu'ils transforment en être qui les aime, qui les console, tantôt ils se comportent avec lui comme un enfant à qui on fait la leçon...
    - Et vous avez évoqué une autre forme de transitionnalité plus cognitive : une certaine façon de pénétrer dans le monde des sons et des lettres et, au-delà, dans ce que vous appelez l"'intelligence des situations", notamment par les jeux coopératifs.
    A.P.- Un point qui me tient également à coeur, que peut-être nous aborderons, c'est Titou comme repère pour aider les enfants à penser leur croissance.

  • En quoi consiste le voyage au pays des sons ?
    A.P.- J'ai pensé que Titou pouvait aider à créer un climat de mystère, celui de la découverte d'un monde nouveau et donner à l'apprentissage un tempo qui permette à chacun de trouver son rythme personnel, Je commence par les “sons-voyelles”. Nous consacrons près d'un mois au son “A”. Le voyage au pays des sons se fait en avion. Titou est le guide ; c'est lui qui va nous faire découvrir le pays des “A”. Nous l'équipons pour le départ avec quatre sortes de valises pour y mettre les mots qui contiennent un “A”, selon qu'il s'agit de vêtements, d'alimentation, d'objets rencontrés sur notre route, d'animaux.
    • Déjà, pour entrer dans l'Avion, ils doivent embArquer avec un ticket d'embArquement en portant leur vAlise, un pAnier-repAs, puis il faut AttAcher les ceintures et pArtir. Comme leur nom comporte un A. Caroline et Marie partent, mais non José et Séverine. Comment Titou fera-t-il pour pArtir aussi ? Rusé, il prend un mAsque et donne un mAsque à José et Séverine.

    • Nous décollons sur des vocalises en A, en imitant le bruit du réActeur, mais mAlchance, un orAge survient et nous devons retourner au dépArt. Le lendemain, nouvelle difficulté : il y a une pAnne du réActeur.

    La carte des paysages où figurent les mots en “A” fonctionne donc comme une carte routière produite par eux-mêmes, ce qui facilite le passage du son à sa graphie.
    C'est le moment où Titou fait appel au détective RenArd pour établir la correspondance son-signe. RenArd dit : "si j'entends le A, alors je dois voir quelque chose dans le mot écrit qui correspond à ce son". Cherchons...
    Au deuxième trimestre, les “sons-voyelles”, le A de Avion, le O de vélO, le I de pIe, le OU de lOUp, le U de lUne sont intégrés après avoir été émis, repérés, dessinés, écrits.
    Titou qui, en septembre, avait froid, devient par ces voyages le héros-guide qui affronte les terres inconnues par l'intermédiaire de cartes. Ensuite, d'autres cartes seront alimentées, aussi bien par les mots des contes que par ceux qu'on joue à repérer au cours des sorties de classe.
  • Peut-on revenir sur le rôle des cartes routières ?
    A.P.- J'y attache de l'importance parce que j'y vois une transition vers l'écrit. C'est, pour l'enfant, une sorte de point de passage, de l'écriture concrète que représente le dessin à l'écriture abstraite dont il sait l'existence mais dont il ignore encore la façon de la produire ; ça la préfigure. En tout cas, l'une et l'autre écritures ont une fonction semblable. Ce sont des lieux où l'on dépose, relie et consigne des acquisitions. C'est une trace extérieure du trajet qu'on a fait dans sa tête pour faire ces acquisitions.
    - Tous les enfants ne vont pas au même rythme. Certains repèrent très rapidement les sons.

  • Que faites-vous pour les enfants qui mettent plus de temps ?
    A.P.- J'attends le voyage suivant. A plusieurs reprises, je découvre que c'est au moment où on explore le O qu'ils comprennent, comme par un déclic, ce qui concerne le A. Mais ces décalages m'obligent à faire très attention à ce que contient la valise de chacun.

  • En quoi la présence de Titou au long de l'année modifie-t-elle les relations entre enfants ?
    AP.- Lorsqu'un tiers entre dans la classe, les enfants présentent Titou et, fièrement, en même temps, leurs propres productions (contes, peintures, écrits à la machine...) Titou dynamise leur adhésion à la classe. Ils se comportent comme s'ils étaient des parents responsables par rapport à leur classe.

  • Nous nous questionnons sur la façon dont vous gérez l'individuel dans le collectif.
    A.P.- Il faut que chaque enfant de la classe se sente reconnu, que ni ses problèmes d'apprentissage, ni ses problèmes affectifs ne soient méconnus. Je pense, par exemple, aux enfants qui passent par des phases difficiles. Je me réfère alors à la classe : “untel pleure... que lui dire ?”. Jérémie dit, entre deux hoquets “c'est parce que ma maman n'aura plus d'enfant. Je n'aurai pas de petit frère”. Je demande à la classe comment faire pour le consoler. “Quand tu seras grand, tu auras des enfants...” ou cette réponse surprenante : “tu es toi-même ton petit frère”. Je demande alors à Jérémie ce qu'il en pense et la discussion continue. J'essaie de faire en sorte que les enfants en difficulté soient portés par toute la classe.
    Quand un enfant transgresse les interdits, ou bien je le sanctionne aussitôt, ou bien je demande à la classe de donner son avis et on se réfère au règlement affiché.
    Pour les enfants tendus, et à la condition qu'ils l'acceptent, il m'arrive de pratiquer un peu de relaxation collective. Un des objectifs est que l'enfant la pratique lui-même, chez lui, donc reprenne mieux possession de son corps.

  • Vous donnez une place importante à des jeux qui développent "l'intelligence des situations".
    A.P.- Je pense, par exemple, à un jeu où l'on compare les réactions des enfants à une situation imprévue “Tu appelles l'ascenseur qui se trouve occupé par une énorme dame. Il n'y a plus de place pour toi... Que fais-tu ?”. Chaque enfant dit son scénario, on compare, on se justifie, on prend en compte les observations de l'autre. Il y a un échange d'expériences entre ceux qui font prédominer l'imaginaire et ceux qui sont dans la logique de la réalité.
    Le même jeu peut se faire par le mime. Il s'agit alors d'apprendre à faire passer, par le visage et le corps, ce qu'on ressent.
    Autre exemple : c'est le jeu “émetteur récepteur” du “facteur” (jeu déposé 96). Ca se joue avec des dés ; on tire le numéro de la rue où habite le récepteur ; on pioche une carte qui indique si la nouvelle est bonne ou mauvaise. L'enfant doit alors inventer de toutes pièces un message agréable ou désagréable, puis imaginer les réactions du récepteur. L'objectif est d'entraîner les enfants au dialogue qui est présent dans tout écrit et qui est de l'ordre d'un échange entre l'émetteur du texte et son récepteur.
    Autre jeu où il n'y a également rien à gagner sinon le plaisir de travailler ensemble : “donne-moi une patte” (la patte manquante, jeu déposé sous ce titre). Chaque équipe doit reconstituer un animal à partir de cartes-photos montrant des parties de cet animal. Il s'agit d'entraîner au va et vient entre la représentation qu'on se fait d'un ensemble et les éléments qui le composent. La gestion des conflits avec ceux qui refusent l'échange constructif fait partie de cette élaboration collective.
    Les jeux de coopération qui excluent la violence dans un travail collectif et exigent la solidarité font partie de cette panoplie. Ils sont également destinés à développer, tant la pensée logique que l'imaginaire. Par exemple, le jeu de l'incendie. Il s'agit de trouver une stratégie adaptée pour que les camions des pompiers puissent se déplacer en surmontant diverses difficultés sur la route et que tous ensemble puissent éteindre l'incendie.

  • Et les enfants qui ne sont pas au même niveau que les meilleurs dans tous ces jeux ?
    A.P.- Ils obligent l'enseignant à voir les obstacles qu'ils rencontrent et à être lui-même inventif. Si le lien avec eux est bon, c'est dans la relation quotidienne, en voyant comment les autres ou moi-même nous résolvons ces problèmes, donc par imprégnation, qu'en général ils progressent. Mais il est certain que le temps de l'année est trop court pour beaucoup de ces enfants ; plusieurs quittent la classe sans avoir suffisamment formé leur pensée. Par exemple, s'ils n'ont pas acquis la maîtrise des rapports “partie-tout”, il est probable qu'au C.P. ils buteront sur les problèmes que pose l'organisation des ensembles lettre-mot-phrase. La continuité maternelle-C.P. est un problème qui n'est pas encore résolu. Souvent il suffirait d'un léger temps supplémentaire consacré, au C.P., aux activités du type de la maternelle pour qu' ils abordent mieux les apprentissages.

  • Qu'est devenu Titou ?
    A.P.- Au troisième trimestre, je pose la question à brûle-pourpoint : “Titou est-il vivant ?” (Titou est alors, en général, dans un coin, désinvesti et usé). Puis “Et toi, es-tu vivant ? Grandis-tu ? Qu'est-ce qui grandit en toi ? (Notions de croissance physique et de progrès liés aux savoir-faire). L'année se termine donc avec un lieu symbolique pour le temps, le temps du “grandir”. Concrètement, c'est un album photo pour chaque enfant. Mon souhait est de donner à chacun la possibilité d'avoir accès à son histoire et à une représentation de son appartenance familiale.
    Au préalable je réunis les parents pour leur parler de ce thème (intitulé “je grandis”) afin de les rendre solidaires du projet ; puis des mères viennent en classe avec nourrissons et bébés de moins de 2 ans. J'invite ces petits et ceux de l'école. On observe la nourriture, les jeux, la propreté, le langage ; les silhouettes papier de nos invités sont affichées dans l'ordre croissant des tailles de 0 à 5 ans.
    A chaque étape, mes élèves retrouvent leur photo personnelle. Elle est mise dans l'album classeur. Ils collent des vignettes symbolisant les différents progrès, écrivent leur âge et font des dessins qui illustrent.
    Une collaboration efficace avec l'infirmière scolaire nous permet d'aborder la croissance de la taille par la mesure (toise et bandes de papier pour comparer l'évolution de la naissance à 6 ans), ainsi que les conditions optimales de vie : sommeil, nutrition.
    L'album s'ouvre enfin sur la famille : présents et absents, dont les membres ont en commun un nom, le patronyme. J'explique les liens entre tous les membres. Nous parlons éventuellement deuils, séparations, divorces, adoptions... mais également joies et bonheurs.
    Les enfants ont veillé, aidé, aimé Titou. Maintenant ils partagent la vie de leurs pairs, les écoutent et leur répondent. Nous cherchons aussi des réponses dans les livres (exemples: “le marchand de problèmes” Tony Ross, Comment on fait les bébés, Le Seuil)
    Cet album, construit par l'enfant et qui lui appartient - j'insiste sur ce point auprès des parents -il l'emportera au C.P. pour le continuer - lien entre la maternelle et le C.P., premier livre dont il est le héros. De toutes façons, l'enfant sait dès lors qu'il a sa place et qu'il a un avenir.

  • Et Titou ?
    A.P.- Eh bien, je le donne, le dernier jour, à celui qui porte le badge “j'aide la maîtresse”. Il s'en chargera et nous nous séparerons de lui. Il y a ainsi, dans le quartier, de vieux Titous, garçons ou filles, qui reviennent parfois à l'école pour jouer avec le “vrai Titou”, celui qui a vécu au jour le jour la naissance du groupe, sa maturité, en devenant alors inutile ; celui qui a initié aux jeux entre les mots, aux liens entre les sons, mais qui a cédé la place au seul héros en devenir, qui se construit lui-même tout en apprenant : l'enfant.
    Je peux ainsi me séparer de mes élèves, rendus entiers à leur famille et propulsés dans la grande aventure de la lecture ... de la vie.