3.2- Une école qui déjoue les pièges de l'inhumain suivi de cinq exemples de pratiques pédagogiques pour une école plus humaine

Cette école qui parviendra à déjouer les pièges de l'inhumain est une école à l’équipe pédagogique convaincue que chacun de ses membres doit s'attacher à comprendre comment un élève peut être victime d'actes inhumains, comment un élève souffre de l'inhumain.

Le premier piège à déjouer est celui de la dénonciation. Simplificatrice, elle évite la recherche, pour chacun, de la définition du supportable et de l'insupportable.

Jadis, l'école que l'on a longtemps appelée "l'Ecole de Jules FERRY", fonctionnait, assortie, pour les élèves, d'une promesse de promotion sociale. Cette promesse, que globalement elle pouvait tenir, l'autorisait à utiliser ‘"trois outils destinés à maintenir le lien social : l'humiliation des élèves en cas de mauvais résultats ; le droit des enseignants de pratiquer un certain degré d'inhumanité dans les punitions ; l'interdit pour les élèves, de montrer de la haine pour l'institution et les enseignants"’ 269. L'instance paternelle et son autorité étaient incontestées, incontestables. Actuellement, il n'est plus possible d'appliquer ce système d'autorité pour assurer une paix sociale dans l'école. Aujourd'hui, de nombreux enseignants ont le sentiment de ne rien pouvoir faire face à leurs élèves démotivés, pour lesquels le coup de la honte, en cas de mauvais résultat, conserve un effet douloureux. Il n'est d'aucune efficacité pour modifier des comportements et exige un déploiement d’énergie considérable pour en gérer ensuite le coût.

Il en est de même pour les élèves, déroutés sans doute, dans un cadre scolaire dont ils ont le sentiment qu'il ne les contient plus. La tentation est grande alors de laisser libre cours à leurs pulsions, ou de laisser apparaître les effets de leurs préoccupations personnelles et extrascolaires au point d'adhérer à l'école de manière tout à fait artificielle et d'en arriver à ce que ‘"les rites et le conformisme se substituent à l'implication"’ 270.

Cependant, une école qui déjoue les pièges de l'inhumain doit instaurer des rites qui contiennent, des rites qui sécurisent, mais en même temps, il est de son devoir d'entendre l'imprévu, "l'autrement que prévu", de prendre en compte l'événement susceptible de se produire dans la classe. C'est cette complémentarité, laquelle ne doit pas être juxtaposition mais mise en synergie, qui facilite chez les élèves le développement de la capacité à anticiper. Ce sont ces deux modes de fonctionnement qui relient le dire au faire, qui rendent possible la mise en pratique de ses convictions pédagogiques271.

Si l'on considère que les élèves organisent leur identité en fonction de ce qu'ils subissent, dans la classe et dans l'école, mais aussi à l'extérieur, nous devons nous interroger sur les actions à mettre en oeuvre pour les aider à passer du "on" de la bande, du on impersonnel, au on investi, au "je" et au "nous" de la personne et de la communauté de co-chercheurs que compose chacun des élèves d'une classe. C'est en effet quand les élèves d'une classe ne parviennent pas à quitter l'influence de la bande, symbole puissant de la force collective violente, qu'ils construisent une "classe bataille"272. Il revient alors à l'enseignant d'utiliser des outils appropriés et dont nous présenterons certains, pour aider ces élèves. Ces outils, empruntés à la pédagogie de type institutionnel, à la pédagogie de type coopératif ou à toute autre inspiration, aident à créer les conditions du passage d'une attitude à une autre. Ils aident à dire "je" et dire "je" autorise à penser ce que l'on peut apporter à la communauté des élèves d’une classe.

Les gestes pédagogiques qui vont dans le sens d'une pédagogie de la sollicitude, d'une pédagogie de la rencontre, d'une pédagogie qui vise l'alliance de l'élève avec l'homme, ou bien encore qui autorisent les élèves à collaborer avec le savoir, vont dans le sens du développement de l'humain dans l'école, contre l'inhumain. Ces gestes pédagogiques participent chez les élèves, au développement de leur capacité à savoir d'où ils viennent et qui ils sont, afin de les aider à s'ancrer dans leur identité d'humains. Etre humain est ici cette capacité à se sentir homme, c'est-à-dire faire référence à la culture qui commence quand deux êtres se rencontrent et se saluent, la culture qui s'initie avec la formation de l'esprit et de la personnalité toute entière, une culture qui s'oppose à celle, plus "bancaire" que l’on retrouve empilée et gisante sur les rayons morts des bibliothèques silencieuses et désertes.

Ces gestes pédagogiques, tout en tenant compte des différences qui existent entre chacun des enfants ou adolescents, s'appuient sur ce qui les rassemble tous, dans l'école. Ces gestes s’initient et se développent sur la ressemblance qui fonde leur appartenance à une famille et un milieu, qui leur fait découvrir qu'au-delà de leur identité d'élève, existe quelque chose de plus fort encore, de plus grand, sans doute. Un individu, "fils ou fille de..." est enraciné dans une identité qui dépasse toutes les identités singulières, une identité universelle : l'humanité.

Ces gestes pédagogiques se développeront, par exemple, dans une école qui sera le lieu d'émergence de la Loi plutôt que le terrain d'application des règles, une école qui mobilisera et développera la capacité de chacun à se responsabiliser, à être solidaire. Cette solidarité aidera à construire et à s'approprier du savoir, créant des espaces d'échanges et de conflits, des moments de nécessaires tensions qui ne se transformeront pas en actes violents. Ces pratiques ont des visées émancipatrices et montrent ainsi que les savoirs sont inscrits dans la culture et qu'ils ne s'enseignent pas, sauf à mourir sans délai, et que chacun doit se les approprier. Elles s'opposent aux pratiques à visée dominatrice qui font des élèves les objets du savoir de l'enseignant ; lequel savoir, à dominante conceptuelle et symbolique, évite au moins trois champs de développement des personnes qui devraient être aussi évalués, à égalité. Ce sont les savoirs à dominante réalisationnelle, ceux à dominante relationnelle et ceux qui prennent appui sur les talents et passions des élèves, en référence à l'école des quatre langages de J. LEVINE.

Nous nous proposons de présenter maintenant cinq exemples de pratiques pédagogiques qui contribuent à développer une école plus humaine. Celle-ci ne considère pas les savoirs à acquérir dans le cadre d'une progression linéaire et n'oublie pas que le temps pédagogique et celui du développement de l'enfant sont deux entités bien distinctes. Le temps pédagogique a une fâcheuse tendance à parfois oublier l'enfant, son développement et les arrêts nécessaires qui s'apparentent trop souvent à des régressions. Ce n’est qu’une apparence car, loin de faire perdre du temps, ils permettent au contraire d'en gagner, si on les autorise, évitant ainsi l'inhumain de l'école. Tous les exemples ont en commun de développer le sentiment d'appartenance à une même sphère, d'éviter que des élèves ne se sentent étrangers à l'école et d'apprendre à vivre ensemble en facilitant l'accueil et l'acceptation de la pensée et de la logique de l'autre. Il est toujours difficile, en effet d'accepter la problématique et les propos d'autrui, quand celui-ci ne parle pas de ma problématique ou sur ma problématique. Ces exemples de pratiques autorisent et facilitent la mise en mots, mais nous tenons à mettre en garde : la mise en mots n'est rien si les mots ne sont dits que par l'esprit et ne proviennent pas aussi du corps, de soi, de ce qui touche chacun. La mise en mots ne provoque pas de pensée, ne permet pas son émergence, ni sa circulation, si elle se cantonne dans l'utilitarisme et le fonctionnalisme. La fonction contenante de l'école est à construire et à reconstruire sans arrêt, pour chacun. L'école ordinaire ne s'y intéresse que depuis peu de temps. En effet, elle pensait sans doute à juste titre que cette fonction contenante qui évite les débordements et la marginalisation était du seul domaine de compétence de la famille, était l'affaire de la famille. Or, force est de constater que ce n'est plus le cas aujourd'hui. Il revient aux enseignants d'être contenants, pour répondre au souci permanent des élèves d'être tout à la fois apportants et importants. Apportants, ils doivent l'être, dès leur entrée à l'école, grâce à tout ce qu'ils sont à l'extérieur et qui doit trouver sa place dans l'école. Importants, on se doit de les reconnaître comme tels, c'est-à-dire de les tenir comme des interlocuteurs valables pour lesquels les savoirs ne s'apportent pas, ne s'impriment pas, ne se transmettent pas, mais pour lesquels les savoirs s'acquièrent et s'approprient.

Le premier exemple participe à la circulation de la parole dans la classe. Il s'agit du "quoi de neuf" 273, appelé aussi entretien ou communication, véritable sas entre la vie de l’enfant et celle de l’écolier.

Le deuxième est aussi emprunté à la pédagogie de type institutionnel ; c’est le conseil. Il participe au partage du pouvoir dans la classe ainsi qu’à une éducation citoyenne, celle qui instaure et respecte les lois de la classe.

Le troisième exemple décrit une pratique pédagogique qui ‘fonde "une communauté de philosophes de 6 ans"’ 274. C'est l'expérience menée à l'initiative d'une enseignante de classe maternelle qui s'est poursuivie par une réflexion et une pratique regroupant, au départ, une quarantaine d'enseignants des classes ordinaires et spécialisées des départements de l’Ain et du Rhône. Nous livrons ici l'article fondateur, il sera suivi de deux textes issus du groupe de travail réuni tous les deux mois pendant l’année scolaire 1997/1998 ; ils sont proposés par G. GUILLOT275.

Le quatrième exemple décrit le travail d'‘"une communauté de messagers télématiques de 7 ans"’ 276, dans la classe d'un enseignant utilisant aussi les techniques de la pédagogie moderne.

Enfin le cinquième exemple présente ‘"le judo comme processus d'humanisation"’ 277, une pratique conduite par Hélène Bénigno.

Par estime pour les enseignants, praticiens-chercheurs qui expérimentent pour construire une école de la reconnaissance des compétences de chacun des élèves, Nous avons décidé de reproduire dans le corps de cette thèse ce qu’ils en disent et ce qu’ils en écrivent.

Notes
269.

Jacques LEVINE, La dynamique de l'inhumain, Je est un autre, "N° 6, octobre 1997 AGSAS, Paris, page 6.

270.

J LEVINE, Op. Cit. page 6.

271.

Lire à ce sujet La pédagogie entre le dire et le faire, de Philippe MEIRIEU, éditions ESF, Paris, 1995. Dans cet ouvrage, l'auteur nous invite à nous demander pourquoi, "chaque jour et à chaque instant je résiste tant moi-même, dans mes activités quotidiennes, à ce que je propose par ailleurs avec infiniment de conviction". Il poursuit par cette autre interrogation : "Je ne sais pas si j'avancerai beaucoup plus qu'ici dans la réponse à cette question... et il me semble bien que je retrouverai, à chaque pas, cet écart irréductible, constitutif de l'entreprise éducative, entre le projet qui nous fait vivre et les décisions que nous devons prendre. Je crois que, longtemps encore, il me faudra accepter cet écart entre le dire et le faire, sans espoir de le réduire, mais sans m'y résigner non plus", page 266.

272.

J. LEVINE, la dynamique de l'inhumain, pages 7 et 8 en décrit deux types : "la classe-bataille "soft" dans laquelle les dérèglements ne vont pas trop loin. Ils sont contenus par des processus d'autorégulation. Entre enseignants et élèves s'installe tacitement une complicité pour éviter que la classe bataille soft ne devienne une classe bataille hard. Lorsque, dans la composition de la classe, le nombre d'élèves en opposition ou en situation de marginalité dépasse le seuil du supportable au point qu’ils peuvent difficilement être contenus, qu'ils sont soutenus, et même encouragés, de l'extérieur par les grands frères ou la bande, on passe à une classe bataille très éprouvante pour les enseignants, le chef d'établissement et pour la majorité des élèves"

273.

in Freinésies numéro 67, septembre octobre 1997, page 40 et suivantes. Revue du Groupe Lyonnais de l'Ecole Moderne.

274.

A. Pautard, Je est un autre, numéro 6, pages 19 et suivantes.

275.

G. GUILLOT est professeur de philosophie à l’IUFM de l’académie de Lyon, il est membre du comité scientifique chargé de développer la réflexion et la pratique de "la communauté de chercheurs philosophes de la maternelle au collège", tout comme Michel Develay, Jacques Lévine, Agnès Pautard et Dominique Sénore.

276.

R. BEAUMONT, Je est un autre, numéro 6 , pages 24 et suivantes.

277.

H. BENIGNO, Je est un autre, numéro 6 , pages 29 et suivantes.