Conclusion provisoire

Ce qui me semble essentiel et m'indique l'importance de l'expérience est que tous sont fiers de s'entendre dire des choses qu'ils vivent comme importantes, d'autant que je suis là pour les approuver.

Ai-je pu faire sentir, à travers cet exposé, que chaque enfant est ainsi en situation de faire l'expérience de sa capacité à penser les grands problèmes ? de découvrir le plaisir que cela procure ? et d'évoluer dans et avec le groupe, pacifiquement ?

Ai-je pu faire sentir que, lors de cette pause-philosophie, l'enseignant est nourri de cette vie qui cherche à s'exprimer ? C'est comme un cadeau réciproque échangé.

Comme le dit Jacques Lévine : “La classe, par ce biais, devient le lieu où le concept s'élabore. En grande section, nous en sommes encore à un dire fait de juxtaposition d'impressions, mais c'est la condition pour qu'ultérieurement s'instaure l'habitude d'une interrogation collective et individuelle sur ce que vivre veut dire. Quelques signes indiquent, dès maintenant, que pour les enfants dits suivistes ou marginalisés, ce type de réflexions sur la condition humaine est susceptible de donner un sens beaucoup moins artificiel au monde de la lecture et surtout à la lecture du monde.. "

N'oublions donc pas qu'il s'agit là d'une pré-enquête. Par la suite, il sera nécessaire d'établir des points de comparaison synchronique (en programmation annuelle par exemple dans la même classe) et diachronique (en la proposant à d'autres niveaux de classe, notamment à l'école élémentaire).

Cette année de réflexion et de pratique nous aura montré que la philosophie pour les enfants n’est pas un genre mineur de la philosophie. Il ne s’agit pas d’adapter le programme de la classe terminale à l’école primaire. La finalité des moments philosophiques instaurés en classe est de favoriser l’exercice de la pensée personnelle.

L’enfant, reconnu comme interlocuteur à part entière, accède, grâce à la médiation interrogative et facilitante du maître, au statut d’élève. Non l’élève qui se soumet aux attentes du pouvoir scolaire, mais celui ou celle qui s’élève. N’oublions pas qu’un enfant - en latin infans - signifie : l’être privé de parole.

L’enfant n’est plus ici infantilisé, mais il prend son droit à la parole.

Le risque d’une telle entreprise est double : le mimétisme des adultes ou la confrontation d’opinions soclées affectivement, sur fond d’égocentrisme. Pour surmonter ce risque, il convient de dépasser la didactisation du dialogue. S’affirmer en parlant à l’autre n’est pas se conformer à un registre académique de discours.

Oser la parole c’est oser être, s’essayer à être. Pour ce faire, un problème doit être posé et identifié. Sa discussion requiert un souci d’argumentation et de communication.

Le rôle du maître est de fonder l’espace de cette discussion et d’inviter à un partenariat du questionnement.

Les élèves apprennent toujours des réponses à des questions qu’ils ne se sont jamais posées. Une communauté de chercheurs philosophes, c’est l’expression d’une quête de sens qui vivifie le désir de comprendre et donc d’apprendre..

Elle nous aura aussi permis de définir une condition essentielle de validité philosophique de ce travail qui est de bien distinguer entre le débat d’opinions et la discussion d’idées. L’ouverture démocratique à la parole des enfants ne consiste pas à cultiver un spontanéisme ni une majorité destinée à devenir "silencieuse". En effet, comme le précise G. GUILLOT, l’enfant, comme chacun de nous, exprime les stéréotypes qu’il a intégrés.

Or la pensée requiert un effort et l’épreuve de l’autre. Elle est une victoire conquise contre la précipitation et son cortège de préjugés. Nous visons certes le plaisir de penser, de se sentir penser et de se penser pensant. Mais un tel plaisir n’est point de consommation : il réfère à un désir de production - production de sens au sein d’un maelström d’influences hétéroclites. L’opinion est le plus souvent "courante", la pensée est toujours patiente.

L’opinion a tendance à céder à l’illusion de la certitude et du pouvoir. La pensée cultive l’incertitude, le doute actif qui questionne les champs de nos évidences et de nos méconnaissances. Le travail, rationnel, de la pensée fonde un espace de liberté possible à l’horizon de la confrontation de nos argumentations. Seule la mise en relation de nos idées permet une mobilité et une plasticité cognitives qui combattent le confort rigide des idées reçues. Développer l’autonomie c’est apprendre à lacer ses idées sans lasser son désir. Pour paraphraser BACHELARD, la vocation de la raison n’est pas une philosophie du nom mais "une philosophie du non".

Penser c’est entrer dans le dynamisme interactif du dialogue et de la discussion qui prévient de la paresse et de la sclérose des habitudes statiques. La philosophie est un élan, jamais une installation. KANT le rappelait : ‘"On n’apprend pas la philosophie, on apprend à philosopher"’.

Le "moment philosophique" ainsi offert aux élèves, en classe, ne doit pas opposer la réflexion personnelle et collective, ici instaurée, au reste des activités d’apprentissages scolaires. Le souci philosophique n’est pas périphérique : il est au coeur même de l’acquisition des savoirs grâce auxquels l’enfant apprend à penser et à juger par soi-même en connaissance de cause. Le moment philosophique a vocation à habiter l’acte d’apprendre.