"LE JUDO COMME PROCESSUS D'HUMANISATION.

Dans un article paru dans le numéro 4 de “Je est un Autre”, j'ai exposé quelques-unes des hypothèses qui sont à la base de ma recherche. Je plaide en effet pour tout ce qui a valeur transitionnelle, pour tout ce qui est de l'ordre de la médiation, lorsqu'on a affaire à des enfants insuffisamment prêts, que les premiers apprentissages du langage écrit risquent de mettre hors de la course scolaire avant même qu'elle n'ait commencé. Pour des enfants dits “bolides”, sans contrôle, qui semblent ne trouver jouissance que dans des actes d'emprise qui leur donnent l'illusion, sinon de la toute-puissance, du moins de la non-impuissance, c'est au judo que je m'adresse.

Pour trois raisons : c'est mon domaine ; c'est une voie tout indiquée pour passer du corps familial, souvent encore anarchique, en tout cas insuffisamment régi par les messages de la parole, au corps de la famille judo où l'instance paternelle joue un rôle sans ambiguïté, qui inscrit les conduites dans des règlements, oblige à analyser les situations et à réfléchir sur le choix des réactions ; le judo confère au surplus un statut de sujet accueilli et accueillant qui permet de lutter contre le vécu de rejet. Car, au-delà de l'apparence, ces enfants bolides sont en réalité des enfants angoissés qui se vivent sous menace de rejet, de non-acceptation, de cassure des liens, de perte des points d'appui essentiels.

J'ai donc choisi de travailler avec des enfants de grande section de Maternelle, du C.P. et de CE 1 dont la majorité était en forte souffrance, familiale et scolaire.

J'ai voulu voir dans quelle mesure le judo était susceptible de les aider à sortir d'une phase de déstructuration. Faute de place, je me bornerai ici à un seul exemple qui montre, à la fois, qu'on peut attendre beaucoup d'un tel type de médiation sans que, pour autant, la réussite soit acquise d'avance.

Anthony (7 ans), suivi en judo depuis la Maternelle, actuellement en classe d'adaptation... Il est présenté comme un enfant ne supportant pas l'échec, faisant régulièrement de violentes colères, dont certaines sont paroxystiques. Il est tout petit, tout maigre, très buté, méfiant, à la fois attachant et déroutant. En classe, il est souvent debout. Dès qu'il est en difficulté dans le travail scolaire demandé, il balance son cahier, sa chaise, donne des coups de pied à la porte, se décourage. Sa stratégie est toujours la même : se mettre en conflit avec l'adulte et les copains pour se faire rejeter (couloir) et se réfugier dans sa solitude. Ses difficultés d'apprentissage sont manifestes ; il ne lit pratiquement pas, il n'écrit pas sur les lignes. Les tests excluent l'idée de débilité; ils sont meilleurs lorsqu'ils sont non verbaux. Effectivement, quand on lui pose des questions, il se replie dans une attitude de chien battu.

La famille : une maman très fragile, qui a peur qu'on lui enlève ses enfants : six enfants de trois pères différents. Elle se plaint d'avoir été très maltraitée par sa mère.

Les séances : l’analyse des différentes séances filmées montre qu'il y a eu quatre sortes de séances. Au début, Anthony était dans l'expectative, comme sidéré, craintif, regardant comment faisaient les autres. Cependant, tout en étant à l'écart du groupe, il donnait l'impression d'entrer dans un travail silencieux de découverte de son corps. Il examinait ses pieds, ses bras. Il se regardait en train d'esquisser des gestes semblables à ceux qu'il voyait faire. Par la suite, il a accepté de participer d'abord au protocole de salut du début du cours, puis à l'échauffement où les enfants jouent à se transformer en différents animaux avec leur façon d'avancer, du serpent à l'escargot, en passant par le homard, la tortue, le crabe, le canard, avant d'en arriver au kangourou qui a l'avantage de représenter l'intermédiaire entre la position horizontale et la position verticale.

Manifestement, il était en train d'acquérir une certaine maîtrise de gestes dont il semblait incapable quelques semaines auparavant. Etait-ce dû au fait de "vouloir appartenir à la famille judo", donc à la valorisation que cette sphère d'appartenance pouvait lui procurer ? Probablement, car il ne s'agit pas d'une simple appropriation de techniques, mais bien plutôt d'une appropriation du savoir-faire du groupe pour avoir sa place dans ce groupe et ainsi pouvoir donner une dimension nouvelle à son image et à sa personne. Le problème posé est de passer d'un corps pulsionnel, de type “primitif”, à l'imaginaire d'un corps social sachant s'adapter à l'autre dans un univers qui, tout en n'étant plus celui de la bagarre, ne nie pas pour autant les difficultés de la coexistence et toutes les modifications intérieures qu'il s'agit d'élaborer au niveau des sentiments d'amour et de haine.

Mais le déroulement des séances n'a pas été aussi simple. Les choses se sont passées comme si, après des séances de progression et de plaisir, il fallait des séances d'effondrement où la vulnérabilité et la grande fragilité émotionnelle d'Anthony reprenaient le dessus. Pour un rien, il entrait dans un cycle de provocations et d'altercations, d'insultes, de menaces de partir du dojo. Il était alors hors de lui, transpirant, faisant peur à tout le monde. Souvent, dans la séance qui suivait, il faisait comme s'il n'avait rien appris jusqu'alors, comme s'il ne savait plus rien des exercices au sol ou du combat debout.

Ce n'est qu'après de longs mois qu'une continuité dans le plaisir de faire du judo s'est installée et qu'il a pu montrer à des intervenants extérieurs ce qu'il savait faire. Il a fallu également longtemps pour qu'en classe, il commence à quitter son attitude de méfiance systématique et ne se vive plus comme celui qu'on va rejeter à tout instant. Les apprentissages n'ont pas été brillants pour autant, mais ils ont été rendus possibles.

La suite de ses dessins atteste en même temps que ce déroulement en dents de scie, la nature des modifications positives qui s'opéraient en lui. Au début, il n'a dessiné que son corps, mais sous deux formes totalement opposées : tantôt un corps qui était en voie de structuration, aux traits de plus en plus fermes et qu'il signait de son nom de famille et, en concomitance avec les séances de régression, un corps aux traits à peine perceptibles, avec des taches très noires, notamment à l'endroit de la bouche. Ces dessins, il ne les signait pas. Ce n'est que dans les dernières séances qu'est apparu spontanément le dessin de la famille, avec un père placé en position dominante, au dessus de la mère et du fils, seul. Sont apparus également des dessins de lui-même comportant son nom et son prénom, écrits sur le torse.

Il me paraît, en conclusion de cette description, important d'insister sur le fait qu'il m'a fallu batailler avec moi-même pour ne pas ressentir, comme des défaites définitives, les séances où, en raison de son basculement dans la déstructuration, je pouvais penser que je perdais mon temps, que le judo ne lui apportait pas la stabilisation et l'unification que j'en attendais et qu'il fallait donc que je m'avoue vaincue en même temps que lui. C'est dire que, comme toutes les techniques, celle du judo implique que la médiation du tiers y joue pleinement son rôle. Le rôle de l'adulte, sa capacité à accueillir, aussi bien les progrès que les retours en arrière, est primordial. L'enfant a besoin de lire dans notre regard que, contre vents et marées, nous croyons au postulat d'éducabilité."

Ces cinq exemples vont tous dans le sens d'une construction de la raison en faisant résonance dans celui qui acquiert et s'approprie la raison. Ils sont le fruit d’un important travail d'instituteurs ou de professeurs des écoles, véritables médiateurs entre les élèves et les savoirs, entre les enfants et les adultes. Ce sont des enseignants dont les pratiques permettent de ‘"graver en chacun des codes de bonnes conduite auquel l’honnête homme se conformera plus tard, par respect pour autrui et pour lui-même"’ 281.

La "contagion" éthique n’est assurément pas une influence pernicieuse, elle est tout le contraire : judicieuse et salutaire, c’est une interpellation prometteuse.

Notes
281.

P. CATALA, Ethique et société, Op. Cit., page 9.