3.3- L'inspection dans une école humaine et moins inhumaine

Une inspection ayant le souci de l'éthique et de la déontologie, dans une école humaine, observant et encourageant des pratiques telles que celles qui viennent d’être présentées282 devrait aider les enseignants, véritables médiateurs du savoir et de l'identité, à supporter mieux la pression de l'évaluation ou bien encore celles des parents, des médias et aussi de l'administration. Cette dernière tend à leur laisser croire parfois, inconsciemment peut-être, qu'ils seraient comptables des résultats de leurs élèves. Il y a là, à notre sens, un hiatus qui dessert à la fois les enseignants dans leur profession et les élèves dans l'appropriation des savoirs. En effet, cette pression exercée sur leur métier et leur action encourage le durcissement de la loi scolaire qui consiste à exiger toujours plus de lecture ou plus d'éducation civique ; toujours "plus de", sans se soucier de la qualité et des moyens mis en oeuvre pour faire de la quantité.

Il nous semble au contraire, que les instituteurs et professeurs des écoles ne peuvent pas être, ne doivent pas être, les comptables des résultats de leurs élèves, tout au plus peuvent-ils observer et notifier leurs réussites. Ils doivent plutôt se tenir pour responsables et redevables des moyens qu'ils mettent en oeuvre pour que chacun de leurs élèves s'approprie le savoir et accède à la culture. Ce sont là des clés pour entrer dans la communauté scolaire et au-delà, dans la cité. Ce sont ces situations pédagogiques développées, toutes diversifiées et s'appuyant sur des trésors d'ingéniosité qui, lorsqu'elles seront identifiées, pourront être évaluées et peut-être largement diffusées. Nous écrivons peut-être, car les inspecteurs ne semblent pas être les mieux placés pour faire se modifier les pratiques chez les enseignants. Alain Dupré, inspecteur de l'éducation nationale a conduit pendant de nombreuses années, et continue de le faire, des entretiens à l'issue des visites d'inspection avec des maîtres de sa circonscription. Il utilisait immanquablement le même scénario qui imposait de faire décrire par chacun des enseignants au moins une pratique modifiée depuis la dernière visite d'inspection. Tous disent qu'ils ont modifié quelque chose. Alain Dupré s'enquiert alors de savoir quelle fut la cause de cette modification. Parmi les hypothèses qu'il était prêt à retenir, se trouvaient, en bonne position, les animations pédagogiques, une proposition rédigée sur le rapport d'inspection ou encore un conseil prodigué par le conseiller pédagogique de la circonscription.

Les réponses des enseignants sont plus surprenantes et ne vont pas dans ce sens. Les causes des modifications des pratiques sont tout autre.

Il s'agit parfois de la visite d'un représentant venu présenter du matériel nouveau, ou encore de l'achat de manuels neufs par le sou des écoles ou enfin d'une rencontre effectuée au cours d'un stage de formation continue. Dans ce dernier cas, ce n'est pas la rencontre avec un formateur qui motiva le changement, mais celle avec un pair, comme si c'était plus facile de changer quand on n'est pas seul, comme si c'était plus facile d'échanger avec un collègue.

On peut s'étonner de ces réflexions, elles nous paraissent fondées et empreintes de bon sens. Les représentants vendent du matériel réputé plus moderne et performant, c'est leur métier et leur réussite dépend de leur force de conviction. Les sous des écoles ou toute autre association apparaissent comme des bienfaiteurs chargés de faciliter le travail difficile des enseignants et les collègues sont reconnus capables de mieux comprendre283 les difficultés à enseigner puisqu'ils les vivent au quotidien. Enfin, aucun de ces "partenaires" n'est suspecté d'exiger des résultats de la part des élèves, pas plus d'ailleurs de rendre les enseignants responsables des moyens à mettre en oeuvre pour que les élèves apprennent mieux.

Cela étant, rien n'évoluera très rapidement tant que les inspecteurs eux-mêmes, bien que beaucoup s'en défendent si on leur pose la question, se sentiront comptables des résultats des enseignants de leur circonscription ou que les inspecteurs d'académie se sentiront eux, comptables des résultats des inspecteurs de leur département et les recteurs comptables des résultats des inspecteurs d'académie. Ces comportements créent un climat assez délétère, sans doute dû au fait que chacun ne sait plus très bien ‘"comment on fait, de nos jours, pour se maintenir dans le camp des pères totémiques de l'école avec toute l'auréole fantasmatique qui était jusqu'alors censée accompagner (la) fonction" ’ 284.

Il est urgent de faire se recentrer les actions des inspecteurs de l'éducation nationale sur l'acte d'inspection, comme exhorte à le faire le Ministre. Un acte d’inspection au cours duquel le contrôle ne représenterait que la partie émergée de l'iceberg car il convient surtout de privilégier l'accompagnement des équipes. Par accompagnement, il faut entendre ici la promotion des personnels et du système éducatif. Il est en effet du devoir de l'inspecteur de participer activement à la promotion de toutes les initiatives destinées à améliorer la qualité de la prise en charge de chacun des élèves. Il est aussi de son devoir, inlassablement, de favoriser l'accès des personnels dont il a la responsabilité aux informations et savoirs nouveaux qui pourraient les aider dans leurs missions. Dans ce champ des pratiques, l'inspecteur doit organiser son travail de manière à rendre possible une tâche indispensable qui consiste à proposer des procédures de formation continue diversifiées et personnalisées à chacun des personnels.

Si la qualification et la formation des personnels sont deux soucis permanents, des propositions doivent être faites pour la promotion de celles-ci. Il est bien de la propre compétence professionnelle de l'inspecteur de s'engager à rédiger, seul ou en équipe, des ouvrages, des essais et des articles à caractère pédagogique, didactique et éducatif comme ont tenté de le formaliser dans leur propositions les inspecteurs italiens. Dans ce secteur, l'inspecteur devrait conduire et coordonner des recherches avec différentes équipes pédagogiques et éducatives en s'assurant une méthodologie rigoureuse et en procédant à une évaluation des effets. Nous rajouterons bien sûr le devoir imprescriptible d'approfondir ses propres connaissances, d'entretenir ses compétences et d’en acquérir de nouvelles.

Nous nous prêtons à l'exercice, par conviction, pour que le dire devienne écrit, telle une véritable charte ou peut-être l'ébauche d'un code de déontologie, car nous ne nous résignons pas. Nous savons l'écart entre le dire et le faire, mais nous voulons croire en l'inventivité et aux échanges qui provoquent des tensions fécondes. Nous voulons croire qu'une posture éthique évitera de transformer ces tensions en violences insupportables, en actes inhumains pour l'une ou l'autre des parties. Nous entrevoyons bien la difficulté qu'il y a à rendre compatibles une dissymétrie institutionnelle entre les enseignants et l'inspecteur et une symétrie éthique, sans laquelle nous n'évoluerions que dans le pacte entre des protagonistes. Nous recherchons l'alliance entre des partenaires, le côte à côte fertile et nourrissant plutôt que le face à face dangereusement mortifère.

Lorsque nous nous demandons comment on peut vivre et travailler à la fois dans la dissymétrie institutionnelle et la symétrie éthique, sans renier l'une et l'autre, nous avons le sentiment de nous retrouver face à ce que Pascal nommait deux "vérités contradictoires". Il ne nous paraît pas possible, en l'état, d'abandonner l'une ou l'autre, aussi devons-nous tenter de trouver le lien d'une articulation entre l'une et l'autre. Les propositions ci-dessus y participent, d’autres restent à inventer.

Nous savons aussi les limites de notre action, aussi cohérente soit-elle avec nos principes. En particulier et surtout parce qu'elle prétend affranchir et non domestiquer, elle devra toujours laisser l'autre s'éduquer lui-même, même s'il ne s'éduque pas tout seul.

Si je ne suis pas comptable des résultats, j'ai le devoir, cependant, de pointer les effets et de rendre compte des réussites.

‘"Ce qui est dit doit être fait
Ce qui est fait était écrit
c'est comme ça
C'est la vie"
285 .

Tout paraît plus simple lorsque le chanteur, poète, s'en empare.

Notes
282.

Il en existe d’autres, beaucoup d’autres, et celles que nous présentions n’ont qu’une valeur d’exemple.

283.

Pour plagier Daniel PENNAC, je pourrais écrire que si on faisait le compte de tout ce que ne peut pas comprendre un inspecteur, ça ferait l'addition la plus longue du monde. Daniel PENNAC le fait dire à un élève, dans Messieurs les enfants, éditions Gallimard, 1997, à propos des professeurs.

284.

Jacques LEVINE, Je est un autre, numéro 6, page 7.

285.

Jacques HIGELIN, Ce qui est dit doit être fait, Illicite, EMI France production, 1991