3.4 - Passer de l'émotion non pensée à la pensée de l'émotion

Nous souhaiterions terminer cette quatrième partie en relatant une autre expérience, vécue elle aussi dans une classe. Chaque enseignant s'est parfois retrouvé face à une situation difficile pour lui, induite par un comportement ou une réponse d'un de ses élèves.

C'est à partir de l'une d'elles, vécue par un professeur de Français dans un collège, que nous avons tenté tout à la fois de réaliser comme une trame pour passer de l’émotion non pensée à la pensée de l’émotion et de mettre en tableau une proposition qui synthétise et formalise la situation pédagogique vécue.

L'extrait de la séquence pédagogique dont il est question286 et qui sert de support à nos propos présente une séance de travail à partir de textes libres que les élèves ont rédigés.

Manon, ainsi que nous la prénommons, est issue d'une famille nombreuse de gens du voyage ; elle a terminé le texte suivant qu'elle présente à son professeur :

‘"Un jour, en rentrant de l'école pour aller chez moi, j'ai vis plein de camion et de voiture de la police. Je me suis demander c'était quoi ! Et surtout pourquoi ils étaient là ; et plus j'avançais, plus le mistère était là. Jusqu'à ce que je vois des morceaux de cerveau sur la route et tout le monde regardait. Il y avait des traces par terre et de mais yeux, je l'ai est suivie et j'ai vu un homme étaler par terre ; c'était aurible. Il avait les joues couper de la bouche jusqu'au oreilles et les deux partie était arrachés. Ont pouvais voir la machoire qui était manger par des rats.
C'était un règlement de compte.
Mais cette histoire fini bien car il ont ratrapper le meurtrier et son nom reste inconnut."’

Après l'avoir lu en classe, le professeur intervient uniquement sur la structure du texte, la syntaxe qu'il conviendrait de reprendre après corrections des erreurs d'orthographe ; plus par sentiment de malaise, précisera-t-il au moment de notre entretien, que par conviction professionnelle. En effet, il ne se sentait pas capable, à ce moment imprévu, d'intervenir sur le fond, de poser d’autres questions.

Le texte fut donc proposé une seconde fois et l'enseignant conserve en mémoire les propos de son élève pour l'informer du caractère "vécu" de sa première version.

Après réflexion, nous pensons tous deux, qu'il ne pouvait pas, dans le cadre de cette classe, être fait autre chose et qu'il convenait, face à cette situation difficile, de tenter de passer de l'émotion non pensée, susceptible de faire courir le risque de déstabiliser le groupe classe dans son entier, à la pensée de l'émotion. Cette dernière autorise l'acte professionnel.

Dans ce cas précis, le professeur avait un discours et proposait un geste pédagogique, s'appuyant sur la didactique de la discipline qu'il enseigne. De plus, il permettait à une adolescente déstabilisée après avoir été témoin d'un drame de rester ou, mieux encore, de redevenir élève dans son collège, en donnant sens au travail scolaire qui lui était proposé.

C'est seulement après la seconde présentation du texte qu'un bref échange de paroles eut lieu entre le professeur et Manon :

Comme si, elle aussi, reconnaissait qu'elle avait été contrainte par les événements à écrire ce qui l'encombrait, et qu'elle avait pu le faire dans cette classe, car l'enseignant offrait un temps à chacun de ses élèves pour, éventuellement, écrire l'insupportable et tenter de le transformer en supportable. Cet exemple, à l'évidence montre comment un enseignant peut offrir à un élève la possibilité de tenter de faire face à l'autrement que prévu.

Le tableau ci-dessous présente un essai de formalisation distinguant la parole inscrite dans le registre de l'émotion, du discours pédagogique inscrit lui dans le champ de la raison.

Une parole (l'émotion) Un discours
Un geste pédagogique
Un acte
(la raison)
Engage L'éducateur,
le formateur,
l'adulte,
la personne,
l'enfant ou l'adolescent.
L'élève ou l'enseignant.
Est centré(e) sur Le sujet. Un objet de travail.

Ce court texte pourrait laisser croire à l'unicité d'une relation duale dans la classe entre un professeur et un élève. Bien évidemment il n'en est rien et nous savons tous qu'un troisième pôle est toujours présent, c'est celui que compose le groupe des autres élèves de la classe.

C'est effectivement parce qu'il y a le groupe, un élève et l'enseignant, ou le groupe face à l'enseignant, ou bien encore le groupe et l'enseignant côte à côte, que ces situations difficiles permettent au professeur de faire son travail : enseigner et éduquer.

C'est aussi parce que des institutions existent dans les classes et qu’elles sont autant de cadres instituant de la personne et de l'humanité, de la responsabilisation et de la citoyenneté, que parole et discours ne s'opposent pas mais alternent et se complètent.

En fait, c'est sans doute grâce à la qualité d'écoute des autres élèves placés en situation d'être auditeurs, témoins et critiques, que pourront naître et se développer des éléments de réponses proposés par l'enseignant. Une espèce d'alchimie du verbe s'installe alors, qui permet à chacun de tenir son rôle dans le respect du droit de la personne, le seul qui autorise celui d'apprendre.

Le dernier texte libre produit par Manon à la fin de l’année, disait en substance qu'elle vivait son dernier jour d'école avec tous ses camarades et son professeur et qu'elle voulait dire qu'il lui était arrivé quelque chose de surprenant. Elle était arrivée avec une heure d'avance, ayant oublié qu'elle avait une heure de permanence, tellement elle aimait “venir dans cette école”.

Enfin, elle remerciait les uns et les autres de lui avoir fait aimer le collège. L'orthographe ne s'était certes pas réellement améliorée, mais l'essentiel réside sans doute dans le fait que, cette année-là, la vie fut rendue vivante pour Manon, au point qu'elle s'y intéressa, au point qu'elle eut envie de la questionner et d'y prendre place, au point de s'y impliquer et peut-être de comprendre le sens à donner à sa scolarité, au point enfin de lui permettre d'apprendre et d’espérer connaître ce qui jusque-là lui échappait car ‘"si le mal dont nous souffrons et faisons souffrir est l'incompréhension d'autrui, l'autojustification, le mensonge à soi-même (self-deception)’ , rapporte Edgard MORIN‘, alors la voie de l'éthique est dans l'effort et la compréhension"’ 287.

Ces efforts de diffusion éthique et de compréhension sont à poursuivre, inlassablement, et cette fin heureuse ne saurait résoudre tous les problèmes que rencontrent, ici et là, des enseignants qui ont toujours à se positionner sur l’échiquier des relations professionnelles. Loin de nous l’idée qu’il faille, au nom d’une pseudo-technicité prétentieuse ou d’une professionnalité faussement didactique se réfugier dans un formalisme qui réduirait la parole au discours. Nous croyons plutôt que toute relation professionnelle qui aura su trouver la bonne distance, grâce à une approche éthique, des outils de médiation et des remédiations, saura être une relation d’humanité. Professionnalisme et humanitude seront non pas synonymes mais compléments, au service de l’intérêt commun et supérieur qui est d’aider chacun des élèves à apprendre, en favorisant, pour chacun, le sens de cet apprentissage et en lui donnant le goût d’apprendre.

Aider à reconnaître de telles pratiques et les promouvoir autoriseront les enseignants à faire preuve d’encore plus d’inventivité dans leurs classes. L’inspecteur de l’éducation nationale y tiendra une place prépondérante dès lors que lui aussi, au cours d’une visite d’inspection aidera les instituteurs et les professeurs des écoles à identifier les causes possibles de la diversité des profils des élèves et qu’il saura, au-delà de cette visite conduire des entretiens capables d’expliciter pour construire de nouvelles pratiques. Il y parviendra d’autant mieux qu’il aura osé se poser la question : "qu’est-ce que je ferais dans cette situation ?" C’est une question qui le place dans la nécessaire position éthique requise pour tenter de mener à bien sa mission. R.M. RILKE288 nous invitait à ne vivre que nos questions, dans un premier temps ; "peut-être simplement en les vivant, finirez-vous un jour par entrer insensiblement dans les réponses" poursuivait l’écrivain; il ne précisait pas que pour vivre ses questions, il convient d’abord de se les poser.

Notes
286.

Ce n'est ni une leçon, ni un exercice d'application et c'est pourtant bien une séquence de pédagogie.

287.

E. MORIN, Amour, poésie, sagesse, Seuil, Paris, 1997, pages 77-78.

288.

R.M. RILKE, Lettres à un jeune poète, 1903