INTRODUCTION

Etudier la vie de René Leyvraz (1898-1973) est source d'enrichissement parce que cet homme est soit acteur, soit témoin de ce 20e siècle sillonné de fortes idéologies qui amènent les humains à s'engager avec passion. On retrouve en effet dans les écrits du journaliste toutes les luttes et tous les espoirs soulevés par de nombreux défis. Ses éditos nous font comprendre l'ambiance qui non seulement enveloppe ce temps mais, aussi, contribue à en forger les événements.

L'influence du docteur Auguste Forel sur l'adolescence de Leyvraz nous rappelle combien la science, devenue toute puissante, mobilise ceux qui, fascinés par l'idéologie du Progrès, rêvent de supplanter les vieilles croyances chrétiennes par la construction d'un monde où souffrances et misères n'auront plus cours.

En étudiant la jeunesse de Leyvraz, marquée par la guerre de 1914-1918 et ses suites, nous retrouvons tous les courants qui jaillissent de l'atroce conflit : Ceux qui luttent pour effacer les frontières et bâtir un internationalisme permettant de tisser des relations fraternelles entre tous les travailleurs et, par une révolution, d'éradiquer les méfaits de la bourgeoisie et du capitalisme. Et, inversément, ceux qui entendent donner un sens au combat et à la mort de millions de soldats, en insistant sur l'attachement à la terre natale, sur la nécessité d'affirmer les liens de l'homme avec sa Patrie, une patrie qu'il convient de défendre et de reconstruire sur la base d'un Ordre nouveau, appelé à mettre un terme au désordre dans lequel le monde se débat : désordre engendré par la prise de pouvoir d'un capitalisme attribué au judéo-maçonnisme et qui, en faisant éclater la crise, risque de faire le jeu d'une révolution socialiste sans cesse menaçante.

La quête du jeune homme et sa conversion nous amènent aussi à nous souvenir que l'aube du vingtième siècle est marquée par cette foule d'hommes et de femmes qui adhèrent au catholicisme pour de multiples raisons : une recherche du sens de vie, de la beauté qu'ils découvrent dans la liturgie, d'une autorité qui les encadre et, de ce fait, leur fournit la certitude dont ils ont besoin dans cette époque marquée par le doute; et, encore, l'offre d'une doctrine leur permettant de s'inscrire dans une alternative sociale, syndicale et politique et de fuir ainsi tant la voie du communisme que celle du capitalisme.

Dès 1923, les engagements de Leyvraz au Courrier de Genève, dans le mouvement chrétien-social et dans le parti catholique nous offrent une sorte de zoom sur la vie politique, économique, sociale, syndicale et catholique genevoise, marquée par des événements tumultueux. Nous y découvrons l'époque dorée d'un catholicisme organisé et rassembleur, mais aussi les premiers conflits entre la hiérarchie de l'Eglise et certains de ses fidèles tiraillés entre obéissance et militance, écartelés entre une idéologie de l'ordre et un combat social. Conflits également entre Action catholique et action politique, entre intellectuels et hommes du terrain. Ces constats inscrivent un bémol dans la croyance, parfois répandue, d'un catholicisme qui aurait été alors harmonieux, formés de fils obéis-sants regroupés autour de leur évêque. La vie de Leyvraz, qui se trouve au centre de ces tensions, en est une bonne illustration qui culminera avec son départ du Courrier de Genève en 1935 et son option pour la voie syndicale.

Durant la guerre de 1939-1945, l'engagement du journaliste au sein de la Ligue du Gothard (groupement aujourd'hui presque oublié) donne un apport intéressant à l'histoire de la Suisse pendant la Seconde guerre mondiale : des hommes de toutes tendances se sont rassemblés pour créer une alliance fédéraliste. D'autre part, l'action menée par un groupe d'intellectuels contre la ligne axiste du Courrier de Genève permet de découvrir un fait souvent méconnu.

Les articles du journaliste catholique au lendemain de la guerre dans le Courrier nous rappellent cette grande espérance de paix bientôt assassinée par l'irruption de la menace atomique. Mais aussi les vastes démêlés qui vont éloigner de Rome les intellectuels catholiques alors acquis à la "main tendue", et ceux qui oeuvrent pour que l'Eglise noue un dialogue concret et engagé avec le prolétariat. Par leur fréquente insistance sur la morale sociale et familiale, ainsi que sur la jeunesse, les éditos de Leyvraz forment une sorte de tapisserie dont l'envers montre les premiers points d'une importante mutation : les jeunes attirés par la philosophie du néant, le couple défait par le divorce, et la contraception qui met un terme aux familles nombreuses. Mais cette tapisserie témoigne aussi, à l'endroit, de signes annonciateurs : l'appel adressé à l'Eglise pour qu'elle adapte son apostolat aux besoins du temps, le refus d'une presse muselée par les affairistes qui perd son indépendance et sa combativité, la dénonciation des dangers engendrés par le progrès (qui donnera naissance à l'écologie), la nécessaire ouverture au monde et l'aide au développement qui en découlera.

Enfin, localement, les dernières années professionnelles du journaliste témoignent, une nouvelle fois, des tensions entre des catholiques engagés et un évêque prudent; et aussi de l'évolution d'un Parti dont le visage se modifie fortement par l'évolution démographique et sociologique du catholicisme genevois.