CHAPITRE PREMIER
L'ENFANT ET L'ADOLESCENT
OU LE DIVORCE DU COEUR ET DE L'INTELLIGENCE
(1898-1913)

I. UN PAYSAN VAUDOIS

22 mai 1898. René Leyvraz, deuxième enfant d'une famille pauvre qui comptera cinq filles et cinq garçons, naît à Corbeyrier, petit village des Alpes vaudoises. Originaire de Rivaz, charmante bourgade plantée sur le vignoble du Lavaux, aux rives du Léman, Paul, le père, en a hérité des racines libérales; mais transplanté ensuite dans la montagne, il a abandonné son libéralisme pour devenir socialiste. Comme la plupart des habitants du hameau, le père de René est paysan; en plus du travail de la terre dont le revenu ne suffit pas à nourrir tant de personnes, il exerce la fonction de greffier communal qui lui rapporte cinq cents francs par an. Laura, son épouse, outre ses tâches ménagères, exécute des travaux de couture pour des villageois.

De sa mère, l'enfant hérite une certaine douceur, l'amour de la forêt et de ce parler vrai que Ramuz2 (*) sait si bien retranscrire. De son père un caractère secret, silencieux, opiniâtre, passionné; parfois sombre, ombrageux, colérique, angoissé.

D'autres empreintes vont encore marquer le jeune garçon : il est profondément modelé par sa terre natale "perchée sur un replat au-dessus des escarpements de la montagne3". Corbeyrier4, son village, s'étage sur une altitude de 887 à 980 mètres. Il compte alors quarante-six maisons - dont deux hôtels et deux pensions5 - et environ deux cents habitants6. Situé à une heure et demie de marche de la petite ville d'Aigle, le hameau surplombe le village vinicole d'Yvorne, "un village en largeur et moins étalé qu'étiré7". L'enfant s'attache à la nature qui l'entoure : à ce belvédère du Signal qui offre une vue plongeante sur Aigle, au cirque alpestre de Luan, traversé de sources bondissantes; mais il aime entre tout, au terme de quatre heures de marche agrémentées par un superbe panorama sur le Léman et ses rives, les pâturages d'Aï (surmontés des trois sommets des Agites qui culminent à 1.800 mètres), "royaume du silence" dans lequel, émerveillé, il croise "le regard pur de deux petits lacs où se reflètent les cimes proches, dressées vers le ciel comme une solitaire imploration8". Pour atteindre les Tours d'Aï, il faut encore grimper mais l'effort est payant : on voit alors une succession de lacs et de vallées, de plateaux, de chaînes et de cimes qui, du Jura au Mont-Blanc, de la Savoie aux Alpes bernoises déroulent à l'infini des sommets qui se superposent en des teintes pastel. C'est dans ce pays que Leyvraz s'enracine, et si profondément que, loin de sa terre, jusqu'au dernier jour de sa vie, il se sentira exilé.

Sa personnalité se forge par ce qui l'entoure, par ce "peuple innombrable des sapins à l'assaut des pentes rocheuses9". Il sait tout de la forêt : il en connaît les moindres recoins, le nom des arbres et des plantes qui y poussent. Petit paysan à l'aspect terrien, il hérite, au contact des montagnes, l'amour de la solitude. Dès sa onzième année, il doit participer aux tâches paysannes : il paît les vaches, les trait, fauche, parcourt les routes de montagne comme charretier. Mais de, constitution physique plutôt chétive, il s'accommode peu au travail de la terre; fragile des bronches, il n'aime pas la pluie, se fatigue vite et préfère rêver en observant ce qui l'entoure. A la saison des foins, alors qu'il est chargé d'épancher l'herbe coupée pour la faire sécher, il s'arrête, plante sa fourche, pose un pied dessus et entame avec sa soeur un de ces dialogues rythmés par le son familier de l'enchapple10 :

‘- Regarde voir, Madeleine !
- Quoi ?
- Tu vois ce petit nuage qui est là-haut dans le ciel ?
- Oui ?
- Eh! bien, dans un moment il sera double; puis, dans une heure, il sera beaucoup plus gros; et puis il passera contre en-haut; puis, tu verras, on aura la pluie en profil 11.’

Mais René Leyvraz est tout autant façonné par le paysage des vignes dominant Yvorne, impeccablement alignées et qui, en gradins, s'échelonnent sur un terrain graveleux et perméable; le vin en est corsé, moelleux, chaud, généreux. La région est tournée vers le Rhône; et donc vers le Midi. De cette ouverture sur le sud, l'enfant hérite la capacité de communiquer. Possédé par un besoin de convaincre, de regrouper, entraînant derrière lui la cohorte des gosses du village, il grimpe vers les chalets, se juche sur une table et entame avec ses camarades des discussions qui tournent souvent à la bataille.

Il aime son village blotti entre deux collines, ses pas l'amènent fréquemment au pied du vieux cimetière tout cerné de sapins, témoins de ses jeux d'enfants. Adolescent, il se dirigera souvent vers celui des Larrets, où sont enterrés les personnes mortes de tuberculose au sanatorium, et aussi les soldats de la Grande Guerre internés à Leysin. Pour y parvenir, il faut quitter Corbeyrier, se diriger sur Boveau en traversant des champs et des bois. ‘"Après Boveau, la route fait mine de vouloir foncer sur Leysin, mais elle perd souffle au bout de cinq cents mètres de forêt et bute contre un dévaloir. De là part le sentier des Chables12."’ Au lieu-dit la crête noire, le chemin s'élargit en charrière, mène au pâturage des Larrets, puis sur le cimetière. Le jeune garçon parcourt les tombes, déchiffre les noms des étrangers inscrits sur les croix, sur les pierres. Et son coeur se serre à la pensée de tous ceux qui sont ‘"venus là de si loin trouver leur dernier repos, après quelles souffrances, quelles angoisses ...13".’

Enfant du Pays de Vaud, il en reçoit aussi l'histoire, les légendes, les traditions, la pensée : Il est fasciné par la figure du Major Davel (*) qui ‘"a enfanté l'âme vaudoise14"’ en donnant sa vie pour libérer son pays de l'oppression bernoise. Il s'identifie certainement au pâtre Michel que la fée Nérine (dont le domicile se trouve dans les cavernes d'Aï) veut épouser; le petit berger refuse; elle l'interroge :

‘- Quels liens si forts te retiennent donc ici ?
- L'amour de ma patrie, le bonheur de nos montagnes et les souvenirs du village 15.’

L'enfant sait que les habitants de Corbeyrier sont surnommés les Robaleus, accusés d'avoir jadis dérobé aux chasseurs de Leysin le loup qu'ils traquaient, afin de toucher la prime promise16. Le petit montagnard hérite encore de la mémoire collective le souvenir du tremblement de terre du 4 mars 1584, à l'origine du terrible éboulement qui détruisit entièrement Corbeyrier et la plupart des villages environnants17. En parcourant l'ovaille18, il observe que même sur une terre saccagée, recouverte d'une masse de débris, la vie est souveraine, et qu'au fil du temps, vignes et sapins peuvent repousser.

L'enfant engrange non seulement les contes et récits de sa région, mais également les chansons du terroir : celles d'Emile Jaques-Dalcroze (*) dont paroles et mélodies rythment ses promenades en forêt :

Seuls nos pas en cadence
font des trous dans le silence ...19.

Chansons aussi de Doret (*), le musicien dont il longe fréquemment la maison patricienne au sortir d'Aigle, après le pont de la Grande-Eau, et que lui désigne son père : - C'est la maison de Gustave Doret.

Le nom du personnage ne dit alors pas grand-chose au garçonnet, mais le ton employé par son père l'emplit de respect. Au chalet, devant le feu, il entonne souvent cette chanson qu'il aime entre toutes :

Nous étions là-haut deux joyeux bergers
Deux bons armaillis, deux amis, deux frères
Sachant bien soigner, bien faucher, bien traire,
L'un était valet, l'autre fromager,
Nous étions là-haut deux joyeux bergers.
Nous allions tous deux paître les troupeaux,
Paître les troupeaux sur l'Alpe sauvage
Et nous étions seuls parmi les nuages.
Sous le grand soleil, quand il faisait beau
Nous allions tous deux paître les troupeaux20.

Enfin René Leyvraz est encore marqué par le caractère vaudois qui, selon les régions, se déchiffre au travers d'un parler lent, marquant une disposition à la méditation, trahissant une certaine indolence; de manière générale le Vaudois craint les opinions trop tranchées; une sorte de flou de la pensée - qui cherche à se construire, qui tente de tout concilier - l'amène à s'exprimer de manière imagée. Sa façon de dire les choses, souvent avec un humour tranquille, ressemble à ce petit cours d'eau, la Venoge qui, du pied du Jura au Léman, traverse le canton :

Au lieu de prendre au plus court
Elle fait de puissants détours :
Elle se plaît à traînasser,
A se gonfler, à se lancer (...).
Tranquille et pas bien décidée
Elle tient le juste milieu,
Elle dit "Qui ne peut, ne peut"
Et elle fait à son idée 21.

Mais qu'on ne s'y trompe pas : ‘"Le fond du Vaudois est logique, la mousse seule est d'humour22."’ Car derrière l'humour, se cache ce tragique que Ramuz décrit si bien : malgré sa bonhomie, le caractère individualiste et mystique du Vaudois peut le conduire à une certaine neurasthénie23. En outre, enraciné dans sa terre, dans sa tradition, le Vaudois est enclin à respecter le pouvoir et les lois. Sa propension à bouillonner en dedans est signe de profondes réflexions; son souci d'harmonie, sa prudence, un vieux fonds de sagesse terrienne l'éloignent de l'agitation, même s'il se plaît à être assis, avec des amis, autour d'une bouteille de vin blanc.

Leyvraz développera certains de ces traits24 : une manière de parler imagée, la recherche de l'harmonie, le bouillonnement intérieur, le besoin de solitude, un penchant mystique, une âme inquiète et tourmentée, l'amour fervent de la terre et de la patrie, le recours à la tradition. Son accent n'est certes pas celui du Gros de Vaud 25; ses intonations disent une géographie : au sud de son village natal, à une dizaine de kilomètres, il y a le Rhône et la frontière valaisanne; au nord, au-delà de Luan et du barrage d'Hongrin, il y a le Pays d'En-Haut et ses anciennes attaches avec le Comté de Gruyère. Mais, surtout, le petit Corbeyrian possède ce côté taquin, moqueur, plein d'un humour narquois qui se nourrit des observations faites parmi les gens du village; sous sa plume d'adolescent, M. et Mme Bonin, commerçants dans le village et dont l'enseigne spécifie - "Bonin, le tailleur qui habille bien" - deviennent les "Benino de la Béninottière" dont les histoires enchantent toute la famille. Humour complice, proche de celui d'un Dickens qui sera bientôt son meilleur compagnon de route; combien de fois, par l'imagination, ne s'assied-il pas dans l'auberge du Maypole, entre John Willet et Gabriel Varden ? Combien de fois ne revient-il pas à la merveilleuse histoire du rachat de ce vieil avare de Scroogs au cours de la nuit de Noël 26 !

Notes
2.

Les noms suivis de (*) font l'objet d'une brève notice biographique, à la fin de cette thèse.

3.

Charles Ferdinand RAMUZ. Découverte du Monde. Lausanne : éd. Rencontre, 1958, p. 104.

4.

Attesté dès 1261 sous le nom de Curberiaco, puis de Corbery (en patois, Crébéri).

5.

Dès la fin du XIXe siècle Corbeyrier (comme de nombreux sites en Suisse) connaît un important développement touristique; celui-ci est dû non seulement à la littérature du XVIIIe siècle qui décrivait en termes romantiques le bon peuple des bergers, mais également aux voyages organisés et rendus possibles grâce aux chemins de fer.

6.

Le Dictionnaire géographique de la Suisse (Neuchâtel : éd. Attinger Frères, 1902), indique 210 habitants.

7.

Charles Ferdinand RAMUZ. Vendanges. Lausanne : éd. Rencontre, 1958, p. 210.

8.

Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 16.

9.

Ibid.

10.

Il s'agit du son provoqué par l'aiguisement de la faux, tapée sur l'enclume.

11.

Interview de Mme Madeleine Bournoud-Leyvraz, le 21 juillet 1989.

12.

René LEYVRAZ. "Ombres sur la montagne". Le Courrier, 22 novembre 1949. La quasi-majorité des articles de Leyvraz étant des éditos publiés à la Une, nous n'indiquerons plus le numéro de page, sauf si l'article paraît à l'intérieur du journal.

13.

Ibid. En 1910, paniqués par le nombre croissant de malades étrangers qui mouraient dans leurs sanatorium, les habitants de Leysin ont construit un nouveau cimetière à 4 km du village, en direction de Boveau, au lieu dit Les Larrets.

14.

René LEYVRAZ. "L'appel du Major". Liberté Syndicale, 4 mars 1938.

15.

"Michel et Nérine", Légende, Almanach catholique social genevois, 1927.

16.

Cet événement est à l'origine des armoiries communales dont le blason est d'or à la tête de loup arrachée de sable, lampassée de gueules.

17.

Le Dictionnaire géographique de la Suisse, op. cit., relate que le gouvernement bernois, qui régnait alors sur le Pays de Vaud, n'estima pas nécessaire de recenser le nombre exact des victimes (évaluées par ailleurs à plus de 100); en revanche, il fit un relevé détaillé des marchandises et des biens perdus pour la dîme ! Il acquit l'année suivante une certaine étendue de terrains qu'il fit distribuer aux survivants.

18.

Nom donné au lieu recouvert en 1584 "par la grande masse de terrain morainique et de détritus superficiel qui se détacha du fond du cirque de Luan, 1600 m., jusque sur les coteaux d'Yvorne. Sur toute son étendue, la surface recouverte est maintenant presque entièrement boisée et plantée de vignes dans sa partie inférieure, territoire d'Yvorne" (Dictionnaire géographique de la Suisse, op. cit., p. 528).

19.

Emile JAQUES-DALCROZE. Chant "Qu'il fait bon marcher" (également titré "A travers bois"). Chansonnier Jaques-Dalcroze. Lausanne : éd. Foetisch Frères S.A., s.d., p. 142.

20.

Tiré de l'opéra en deux actes Les Armaillis, composé par Gustave DORET en 1906.

21.

Jean VILLARD-GILLES. Extrait du poème "La Venoge"; in Gilles et Urfer, Le Disque d'Or. Philips 6326 032, 1974.

22.

René LEYVRAZ. "... Point comme nous ?". Le Courrier, 14 juin 1949.

23.

C-F. RAMUZ explique que cet état est le propre des petits pays dont les habitants manquent d'horizons et d'ouverture sur les autres et sur eux-mêmes : des hommes pas seulement et uniquement victimes de la misère, mais surtout "victimes de leur misère. Car la vraie misère est intérieure". (Besoin de Grandeur. Lausanne : éd. Rencontre, 1951, p. 46).

24.

Ces traits du Vaudois ne s'appliquent pas de manière unilatérale : il y a une distinction à faire entre le paysan de la plaine et celui de la montagne, dont le caractère est proche du montagnard valaisan ou fribourgeois, mais qui se distingue d’eux au point de vue confessionnel.

25.

Le Gros de Vaud correspond à peu près au centre géographique du canton.

26.

Charles DICKENS. A Christmas carol in prose. Leipzig : éd. B. Tauchnitz, 1846.