II. PROTESTANT DE NAISSANCE27

Les Corbeyrians sont tous de souche protestante28; leur foi, qui n'est certes point morte, se manifeste cependant en ce début de siècle sous la forme ‘"d'une vie ralentie, latente, presque secrète29"’, discrétion que les pasteurs déplorent depuis de longues années : en 1864 déjà, le rapport sur la marche de la paroisse d'Yvorne - à laquelle Corbeyrier est rattaché - fait état d'une ‘"fréquentation relativement faible du culte public et [d']une instruction religieuse qui serait certes plus avancée si les parents avaient plus à coeur le développement religieux de leurs enfants30"’. Année après année la défection quasi complète des hommes à l'auditoire dominical est relevée. En 1902, le pasteur Edouard Rochat, en charge depuis 1900, démissionne ‘"pour cause de maladie et pour diverses autres raisons, dont la principale aurait été l'indifférence générale des paroissiens31".’

En 1900, les étrangers d'ailleurs que sont les nombreux touristes (anglais pour la plupart) qui, depuis vingt ans font de Corbeyrier un lieu de villégiature privilégié, demandent au Conseil de paroisse d'ériger une chapelle dans le village, afin d'éviter de devoir se rendre jusqu'à Yvorne, éloigné de 8 kilomètres; les autorités communales font d'abord la sourde oreille; quatre ans plus tard elles changent cependant d'attitude : en 1908, un sanctuaire d'architecture classique est inauguré au bord du chemin menant à Leysin. Mais situé en amont, en dehors du hameau, le temple est peu intégré à la vie villageoise. De novembre à mai, les cultes n'y sont célébrés qu'un dimanche par mois; entre-temps, l'édifice est fermé32. Ainsi seule la mort d'un habitant rassemble - le temps de l'ensevelissement - des paroissiens soustraits quelques instants aux travaux de leurs champs.

La pratique religieuse est discrète non seulement au niveau cultuel mais également domestique : rares en effet sont les familles dans lesquelles la Bible est lue. Pourtant le tempérament vaudois - tout à la fois mystique et réaliste - est foncièrement religieux. Mais le protestantisme imposé par les conquérants bernois l'a peut-être coupé d'une part importante de ses racines; Ramuz le souligne : la Réforme a non seulement rompu les relations naturelles que le Vaudois entretenait avec ses voisins catholiques du Rhône et de la rive savoyarde du Léman; mais elle a encore substitué, à des ‘"relations fondées sur le climat, le sol et une vie commune des liens d'espèce théologique et reposant uniquement sur certaines convictions (....)33".’

René Leyvraz, lui, naît dans une famille croyante; alors qu'à l'âge de deux mois le bébé risque d'être emporté par une broncho-pneumonie, ses parents le veillent toute la nuit, prient et inscrivent dans leur bible : ‘"Si le Seigneur nous sauve cet enfant, nous le réservons à Dieu"’. C'est de sa mère que, durant sa petite enfance, il apprend ses premières prières. Son éducation religieuse est d'abord complétée par l'Ecole du Dimanche qui se tient au chef-lieu paroissial, à Yvorne, soit à plus d'une heure de marche de Corbeyrier; dans la petite classe du collège, sa bonne tante (la soeur de sa mère), institutrice, s'efforce d'inculquer aux gamins rassemblés autour d'elle ‘"quelques pieux sentiments34"’. Avec ses petits camarades, l'enfant chante avec ferveur :

O mon Dieu, bénis mes pensées,
Mes paroles et mes travaux.
Qu'après mes terrestres journées
En Toi je trouve un doux repos 35.

Malgré l'indifférence religieuse relevée - perceptible par le fait que, dans son village, ne règne ‘"pas même l'émulation entre l'Eglise libre et l'Eglise nationale36"’ - le jeune René est cependant marqué par quelques impressions très profondes qui jamais ne s'effaceront; ainsi cette jeune fille qui, sur son lit de mort, exhorte avec ‘"un accent étrange et presque prophétique37"’ un cercle d'auditeurs émus, rassemblé autour d'elle. Devenu adulte, Leyvraz se souviendra : ‘"Et lorsque, avec les gens de mon village, j'accompagnai au cimetière sa dépouille mortelle, je sentis notre abandon et notre détresse, et j'en eus le coeur serré38."’

Notes
27.

L'origine protestante du Pays de Vaud remonte à la conquête bernoise de 1536; mais pour ce qui concerne les Alpes vaudoises, elle est même antérieure; en effet, LL.EE (Leurs Excellences) de Berne qui possédaient déjà depuis 1475 la seigneurie d'Aigle et les mandements d'Ollon, de Bex et des Ormonts, avaient protégé en 1526 le réformateur Guillaume Farel qui avait prêché l'Evangile dans la paroisse d'Aigle, dans un climat d'hostilité générale, semble-t-il. Jusqu'en 1770, Corbeyrier, avec Yvorne et Leysin, fut rattaché à cette paroisse. En 1833 le Conseil d'Etat - jugeant la paroisse d'Aigle trop étendue pour que tous les fidèles puissent profiter convenablement des secours de leurs pasteurs et de leurs diacres - décida d'en détacher Yvorne et Corbeyrier pour les regrouper en une paroisse, celle d'Yvorne. En 1845, 13 pasteurs des Alpes vaudoises démissionnèrent collectivement, à la suite d'un conflit avec le Conseil d'Etat radical, issu de la Révolution de février (cf. annexe I); parmi eux se trouvait le pasteur d'Yvorne, Jean Baup. Privée de son guide spirituel, la paroisse fut alors à nouveau attachée à celle d'Aigle et ce, jusqu'en 1862.

28.

Le Dictionnaire géographique de la Suisse, op. cit., sous la rubrique "Corbeyrier", fait mention de "210 habitants, protestants".

29.

Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 20.

30.

CONSEIL DE PAROISSE (Yvorne-Corbeyrier; évangélique réformée). Rapports de 1864 et 1866. 150 ans de vie paroissiale. Yvorne - Corbeyrier - 1er mai 1988. Aigle : Imprimerie Dupertuis, 1988. p. 10.

31.

Ibid., p. 13.

32.

Dès 1909, le Département de l'Instruction publique et des Cultes accordera un subside de prédication à Corbeyrier afin que les cultes soient maintenus chaque dimanche, de novembre à mai.

33.

Charles Ferdinand RAMUZ. Découverte du monde, op. cit., p. 32.

34.

René LEYVRAZ. "Pays de ma naissance". Courrier de Genève, 29 juin 1930.

35.

Ibid.

36.

Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 19. Sur l'histoire de l'Eglise vaudoise, cf. la note explicative à la fin de la thèse (annexe I).

37.

Ibid. p. 21.

38.

Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 21.