III. PROTESTANT D'ÉDUCATION39

Si la foi semble bien fragile à Corbeyrier, il n'en demeure pas moins qu'un certain climat religieux imprègne encore plusieurs secteurs de la vie, tel celui de l'école, par exemple. Il est à noter, qu'en ce début de siècle, les liens entre l'Etat vaudois et l'Eglise nationale40 - administrativement dépendante de lui - sont toujours étroits. Le radicalisme au pouvoir exerce une ‘"puissance quasi monolithique41"’ que les pasteurs de l'Eglise nationale contribuent souvent - paraît-il - à favoriser, même si ce n'est pas sans contestations que l'Eglise a dû abandonner certaines de ses prérogatives.

Le corps enseignant primaire (qui constitue la garde du régime politique en place) est trié sur le volet; parmi les attributions qui lui sont confiées se trouve la charge de dispenser aux enfants une éducation chrétienne. Obéissant à cette injonction, le régent de Corbeyrier fait chanter chaque matin à ses élèves un cantique, tel, par exemple, celui-ci :

Respectons l'honneur et la foi,
Et l'âme simple et fière,
Et du Seigneur gardons la loi
Jusqu'à l'heure dernière.
A qui met son espoir en Dieu
Tout travail est facile :
Le soc nourricier pèse peu
Et la terre est docile.
Et celui qui sème le bien
Le long de la journée
Recueille, laboureur chrétien,
La moisson de l'année.

Dans la grande salle boisée du collège, ornée de cartes de géographie et du portrait du Major Davel sur son échafaud de Vidy, le petit René Leyvraz - ‘"avec ce coeur pensif et tourmenté de fantaisie42"’ - apprend à lire et à écrire. Il devient vite un lecteur acharné et révèle des capacités certaines pour s'exprimer par écrit. Outre Dickens, sa culture juvénile se forme à la lecture de Robinson Crusoé, des Contes de Perrault, de quelques romans de Walter Scott, puis du Cid découvert dans un kiosque de gare.

Mais la scolarité du jeune garçon se trouve bientôt perturbée : en proie à des bronchites chroniques, il doit rester de longues heures étendu au soleil, selon la coutume adoptée à l'époque pour éradiquer les maladies pulmonaires43. Malheureusement son état de santé ne s'améliore pas : vers sa douzième année, il est hospitalisé au sanatorium populaire des enfants, à Leysin44. Cette station climatique, les Corbeyrians l’atteignent au terme de deux heures de marche à travers de vastes sapinières; l'établissement de quarante lits tourne en grande partie grâce à l'appui financier de donateurs; il accueille chaque année, en nombre croissant, plus de cent enfants qui, encadrés par des Soeurs diaconesses, reçoivent régulièrement la visite du prêtre ou du pasteur. René Leyvraz se trouve ainsi plongé dans un climat marqué par la tuberculose, dont l'alcoolisme fait le lit (selon l'expression alors utilisée)45, et qui crée de nombreuses victimes. Grâce à une nourriture saine et à des soins appropriés, les petits pensionnaires se battent contre la maladie; certains tentent d'apprivoiser la mort en disant leur espérance par le biais des cantiques qu'on leur fait répéter :

Dans la joie et l'allégresse
Que rien ne viendra ternir,
Faut-il voir dans sa jeunesse
Le printemps s'épanouir ?

D'autres expriment, peut-être inconsciemment, leur angoisse; tel ce petit camarade qui n'a pas bien saisi les paroles apprises et qui chante :

Faut-il voir dans sa jeunesse
Le printemps s'évanouir ?

L'expérience de la maladie, la proximité de la mort impressionnent très certainement l'enfant fragile et pensif. De retour à l'école de Corbeyrier, il rédige des compositions scolaires fréquemment lues par l'instituteur devant toute la classe, ‘"parce qu'elles traitent presque toujours d'un sujet religieux46"’. Mais qui peut percevoir que derrière les mots et les phrases se cache la détresse d'un adolescent aux prises avec de multiples questions métaphysiques ? La foi de ses parents ne "prend" pas sur lui. La première éducation religieuse qu'il reçoit - Ecole du Dimanche et histoire biblique - ne mobilise pas sa forme d'intelligence; il la jugera ‘"sentimentale, moralisante et anecdotique47"’; ce qu'il lui faudrait, c'est ‘"une formation chrétienne cohérente et solide48"’ qui permettrait de donner sens à sa vie, de lui insuffler un rythme, de répondre peut-être à ses interrogations.

Lorsqu'à quatorze ans il se présente au catéchisme qui le préparera à sa première communion, il s'est forgé dès sa douzième année - particulièrement sous l'influence prépondérante du Dr Auguste Forel (*)49 - une philosophie de laquelle toute référence religieuse semble absente; alors que ses camarades accueillent avec confiance ce qui leur est enseigné, le jeune Leyvraz, avec son esprit ‘"meublé déjà d'idées et de réflexions50"’, est poussé à se défier et à analyser le cours dicté par le pasteur. Son intelligence réclame une synthèse de la doctrine, un tableau d'ensemble. Or l'enseignement qu'il reçoit privilégie surtout l'aspect moral, dispense des éléments d'érudition exégétique, fait appel à ses sentiments. En conséquence sa première communion se déroule dans un ‘"état d'exaltation sentimentale, mais aussi dans une complète confusion intellectuelle51".’

A son insu se prépare ‘alors "ce divorce de l'intelligence et du coeur52"’ auquel le socialisme apportera un premier remède.

Notes
39.

L'école au temps de la tutelle bernoise était essentiellement fondée sur une base religieuse, et placée sous la surveillance de l'Eglise locale, c'est-à-dire communale; la charge d'âmes assurée par les pasteurs s'exerçait donc jusque dans le domaine scolaire. Dès la chute du régime bernois en 1803, le premier gouvernement vaudois s'employa à limiter les prérogatives municipales en transformant l'organisation scolaire par une loi datée de 1806 : désormais, il n'appartenait plus aux communes, mais à l'Etat, d'avoir la main haute sur l'instruction. Cette modification se répercuta peu à peu sur la charge assumée par l'Eglise réformée. A partir de 1834, la surveillance des classes ne fut plus confiée de manière large aux pasteurs qui siégèrent néanmoins jusqu'en 1865 dans les Commissions scolaires communales; toujours en 1834, l'organisation de l'école subit de profondes transformations; cette même année, l'appellation "Conseil de l'instruction publique" fut modifiée en "Département de l'instruction publique et des cultes".

40.

Sur les liens entre Eglise et Etat de Vaud, cf. la note explicative à la fin de la thèse (annexe II).

41.

René LEYVRAZ. "Petite révolution en Pays vaudois". Le Courrier, 8 février 1954. Les radicaux vaudois détinrent la majorité au Conseil d'Etat de 1845 à 1862, puis de 1870 à 1954.

42.

René LEYVRAZ. "Quand je pense à mon village". Le Courrier, 21 février 1957.

43.

Dès 1903, le célèbre Dr Rollier expérimentait son nouveau traitement, l'héliothérapie, qui fit basculer toutes les conceptions en vigueur jusque-là; en effet, il ne s'agissait plus de protéger le corps mais, au contraire, de l'exposer.

44.

Ce sanatorium fut construit en 1903. Avant l'apparition, au début du siècle, des sanatoriums populaires dont le prix de journée est estimé entre 2 et 3 fr. par jour, le traitement en sanatorium ou en hôtel ne pouvait être suivi que par des personnes aisées.

45.

Dès le début du siècle, une véritable croisade antituberculeuse contre les "poussières de l'air" fut entreprise par le biais de diverses Ligues et dans les écoles suisses; les bambins furent invités à faire la guerre à cette maladie qui enlevait chaque année à la patrie 8.000 de ses enfants. Quant aux adultes, les principes qui leur furent inculqués étaient la propreté et la tempérance.

46.

Interview (citée plus haut) de Mme Madeleine Leyvraz-Bournoud.

47.

Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 22.

48.

Ibid.

49.

Cf. le chapitre suivant qui traite de la personnalité de Forel et de son influence.

50.

Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 22.

51.

Ibid.

52.

Ibid., p. 21.