IV. PRIS DANS LA TOURMENTE MODERNE

René Leyvraz ne trouve donc pas dans son protestantisme d'origine, ou dans l'enseignement religieux qui lui est dispensé, la réponse aux questions existentielles qui l'assaillent et qu'il laisse parfois percer au travers de ses dissertations scolaires. Dans la philosophie que l'adolescent se forge, une personnalité éminente, le Dr Auguste Forel va jouer un rôle prépondérant53. Depuis 1907 le vieux savant a quitté les bords du Léman pour s'installer dans une propriété délaissée, qu'il baptise La Fourmilière54, sise à la sortie d'Yvorne, afin d'y poursuivre ses travaux et ses expériences contre l'alcoolisme55. Tout apparaît "très grand dans ce village d'Yvorne". Comme dans tout hameau de vignoble, ‘"les aises de l'homme ne comptent guère auprès de celles de la récolte. C'est le vin qui est logé, d'abord, et le mieux possible : l'homme s'accommode de ses restes. La dimension des maisons dépend de celle des caves : toute la disposition du dessus de la disposition du dessous56".’ Mais la nouvelle demeure de Forel n'est pas destinée à abriter des vendanges : au contraire, dès son arrivée, il entrepose dans la maison ses collections de fourmis, fait vendre les énormes vases et tonneaux à vin qui s'y trouvent, arrache la vigne et transforme son lopin de terre en jardin potager. Ce comportement est de nature à ébahir tous les paysans de la région qui, ‘"quoique conservateurs57"’, sont considérés par Forel comme beaucoup plus ouverts et sympathiques que ceux de la région de Morges, sa ville natale. En revanche le savant se heurte à l'attitude hostile du ‘"pasteur de l'endroit, mal disposé à l'égard des abstinents58"’; cette hostilité peut étonner, puisque les rapports de la paroisse d'Yvorne déplorent, depuis longtemps déjà, une intempérance masculine qui n'est plus à démontrer. La légende ne veut-elle pas, qu'en 1830, lors du démantèlement de la paroisse d'Aigle et de la répartition de biens entre leurs deux villages, les gens d'Yvorne aient soûlé les Corbeyrians pour leur arracher les meilleurs lots de forêts ? Et chacun sait, en ce début de XXe siècle, que la fanfare du village, judicieusement appelée La Vigneronne, ‘"passe pour sacrifier autant à Bacchus - si ce n'est plus - qu'aux muses59"’. C'est que le Vaudois rhodanien est viscéralement attaché aux rites qui accompagnent la dégustation du fruit de sa vigne à la pinte 60 ou dans son carnotzet 61 : Rituel de ces réflexions quasi philosophiques qui s'échangent entre amis, autour de deux ou trois décis 62, sur la vie politique ou les événements du village. Rituel de ces profonds silences destinés certes à savourer le vin; mais aussi à peser, à donner tout son poids à chaque propos qui, bien qu'énoncé avec humour, n'en contient pas moins sa part de vérité.

Cependant légendes et histoires plaisantes ne doivent pas occulter une dure réalité : celle des ravages causés par l'alcool dans la région d'Yvorne et de Corbeyrier (et comme dans le reste de la Suisse d'ailleurs). Déjà en 1900, donc avant l'arrivée de Forel, une société de tempérance63, "l'Avenir", avait vu le jour. En 1908, le nouveau propriétaire de La Fourmilière fonde "Yvorna", une Loge des Bons-Templiers64 dont les séances65 se tiennent dans son cabinet de travail. Paul Leyvraz en devient membre actif66 et y emmène son fils René. Des liens se tissent : l'adolescent adhère à "La Soldanelle", Loge créée à l'intention des jeunes par Inès, la fille aînée du docteur. Il se lie également d'amitié avec Oscar Forel, le fils, qui lui apprend à jouer du violon; quelquefois, le dimanche, les enfants donnent un concert pour les pensionnaires de Forel. C'est que la musique n'est pas absente du rituel de la Loge des Bons-Templiers; le vieux savant a lui-même édité tout un chansonnier dont il a écrit des paroles destinées à soutenir son action :

Il fut un temps, enfant de l'Helvétie
Où nos aïeux mouraient avec fierté,
Où Winkelried 67, comme un nouveau Messie
Donnait sa vie à notre liberté (bis),
Mais aujourd'hui nous glorifions l'ivresse
Et les héros de la bière et du vin,
Insouciants du poison qui, sans cesse,
Voile et détruit notre idéal divin (bis).
Frères et soeurs, triomphons des entraves,
Foulons aux pieds intrigues et lâchetés,
Marchons sans peur, la victoire est aux braves,
Pour la Patrie et pour l'humanité (bis).

Mais il y a aussi en Suisse des adeptes de l'ensorcelante "fée verte" qui, eux, composent des hommage à la gloire de l'absinthe :

Ah, soyons fiers qu'on le récolte en Suisse,
Ce végétal qui vaut son pesant d'or !
Des conquérants, que le ciel les maudisse,
S'annexeraient volontiers ce trésor.
Si quelque jour, ils avaient cette quinte,
Ils danseraient un rude rigodon !
Nous mourrons tous, pour sauver notre Absinthe,
Car rien au monde, oh rien n'est aussi bon ! 68

René Leyvraz est vite fasciné par Auguste Forel dont la bonté et la serviabilité ne sont plus à démontrer : ‘"il n'est pas une détresse qui ne l'émeuve, pas une iniquité qui ne trouve en lui une active réprobation69"’. L'adolescent trouve, d'une part, enfin une cause en faveur de laquelle il peut s'engager : la lutte contre l'alcool. D'autre part aussi, un homme capable de le galvaniser : le vieux docteur qui exerce sur ceux qui le côtoient une irrésistible influence. Et, enfin, un système rigoureux, dogmatique qui lui manque tant dans son protestantisme : la libre pensée, à la lumière de laquelle il examine avec sévérité sa religion; le christianisme du jeune Leyvraz sort rabaissé de cette confrontation sans pitié. Certes Forel ne prononce jamais devant l'enfant une parole qui puisse ébranler ses convictions chrétiennes; au contraire, il témoigne d'une réserve absolue à ce sujet; mais l'ambiance qui règne à La Fourmilière, les brochures qui y sont mises à disposition, et que le jeune garçon dévore avec avidité, les propos échangés, ce système ‘"dont Dieu est sévèrement exclu, où l'âme même n'a pas de place, puisqu'on l'identifie au cerveau70"’ achèvent en lui ce divorce du coeur (celui des premières impressions mystiques) et de l'intelligence : Leyvraz découvre la science, il mesure la religion à l'aune de la libre pensée : finie la croyance au surnaturel, ‘"survivance d'antiques terreurs dont découlent aussi les cérémonies et les dogmes chrétiens71"’; balivernes que ces miracles dont la science démonte les mécanismes; enfantin ce paradis destiné à distraire les hommes des révolutions sociales à opérer; balayé cet enfer qu'un certain protestantisme avait déjà sacrifié. ‘"Le Christ est mis au rang des grands hommes 72 dont le génie a su stimuler la marche du Progrès. On lui concède que sa doctrine, [bien comprise] s'harmonise avec la morale sociale qu'il faut à notre temps73."’ L'admirateur de Forel comprend que, grâce à la pensée moderne qui épouse résolument les thèses socialistes74, l'humanité s'émancipera petit à petit ‘"des superstitions moyenâgeuses dont l'Eglise s'efforce de sauvegarder le dépôt, ébréché par la Réforme et par la Révolution75"’; son intelligence - en quête du Vrai - se trouve ainsi préparée pour s'engager sur un chemin qui, au terme de ses études, le mènera au socialisme marxiste.

Notes
53.

Pour des raisons qui nous échappent, René Leyvraz, dans Les Chemins de la Montagne, op. cit., ne nomme jamais Forel autrement que "le Dr F...".

54.

Ce nom est à mettre en relation avec la passion qui habita Forel dès l'âge de sept ans, à savoir l'observation des fourmis, dont le sujet constitua une part importante de ses recherches.

55.

Dès son arrivée comme directeur de la clinique psychiatrique du Burghölzli à Zurich en 1879, Forel avait pu constater les graves méfaits provoqués par l'alcool sur ses patients et leur entourage. Il se trouva conforté dans sa lutte contre ce fléau par un événement qui eut des répercussions durables en Suisse : en 1905, un buveur d'absinthe, habitant le petit village vaudois de Commugny, assassina sa femme et ses enfants alors qu'il était sous l'emprise de la boisson. Atterrés, des habitants lancèrent une pétition demandant l'interdiction de la fée verte sur territoire vaudois; 82.000 signatures furent recueillies, et devant cette volonté populaire manifeste, le Grand Conseil s'inclina; le 10 mai 1906, il décida d'édicter une loi. Mais cette décision fut, d'une part, en contradiction avec la Constitution fédérale (parce que la Régie des Alcools dépendait de Berne) et, d'autre part, elle suscita de vives oppositions face auxquelles les organisations antialcooliques - avec Forel à leur tête - décidèrent de lancer une initiative sur toute la Suisse; elles remirent au Conseil fédéral un texte paraphé de 168.000 signatures. En 1908 cette initiative fut soumise au peuple et acceptée par 236.000 oui contre 133.000 non. L'interdiction de l'absinthe fut alors décrétée sur tout le territoire de la Confédération.

56.

Charles Ferdinand RAMUZ. Vendanges, op. cit., p. 213.

57.

Auguste FOREL. Mémoires. Neuchâtel : La Baconnière, 1941, p. 252.

58.

Ibid.

59.

"On raconte à ce sujet qu'un facétieux vétérinaire d'Aigle appelé chez un agriculteur qui se plaignait de ce qu'un de ses veaux refusait de boire, lui aurait répondu par cette boutade : "Faites-le donc entrer dans la Vigneronne !" (Alphonse MEX et Paul ANEX. Aigle, Yvorne et Corbeyrier. Neuchâtel : éd. du Griffon, 1966. Collection Trésors de mon pays, 126.).

60.

Nom vaudois donné aux établissements qui servent du vin.

61.

Lieu aménagé dans les caves de la maison pour déguster la récolte entre amis.

62.

Le vin ouvert, dans les cantons romands, se commande encore toujours par décilitres.

63.

De telles sociétés furent souvent créées par des pasteurs ou des fidèles demeurés attachés à l'Eglise nationale, tout en étant cependant influencés par l'action du Réveil en ce qui concerne la mission et l'évangélisation.

64.

Fondé en 1852 par l'Américain Coon, l'Ordre Indépendant des Bons Templiers a pour devise "Foi, Espérance et Charité". Introduit en Europe (Angleterre) dès 1868, l'Ordre connut un rapide essor. La première Loge suisse, apparue en 1883, fut d'abord combattue. En 1892, Forel fonda à Zürich avec Charlotte A. Gray la Loge "Helvetia N° 1", suivie de 9 autres fondations; le nombre de 10 Loges étant atteint, la Charte de la Grande Loge Suisse put être instituée deux ans plus tard. Mais des dissensions apparurent lorsque cette Loge (et Forel en particulier) tentèrent d'obtenir de la Loge suprême internationale plus de liberté et, surtout, une neutralité religieuse complète pour toutes les Grandes Loges : certes, en théorie, chaque membre est libre d'interpréter comme il l'entend sa croyance en Dieu; mais le rituel obligatoire comporte des prières protestantes et requiert la présence de la Bible sur l'autel; Forel estimait que cette manière de faire cadrait mal avec la tolérance proclamée, et qu'elle pouvait se révéler particulièrement gênante, tant pour les catholiques que pour les libres penseurs. Afin de disposer d'une plus grande liberté, les membres suisses créèrent alors en 1905 l'Ordre Indépendant neutre des Bons Templiers : pour permettre aux adeptes de toute croyance d'adapter l'Ordre à leurs idées philosophiques ou religieuses, un rituel commun neutre fut établi, auquel les Loges ont le loisir d'ajouter, si elles le désirent, des allocutions religieuses ou morales.

65.

Il s'agissait de lutter contre l'alcool, avec méthode et sans relâche, par la suppression graduelle de cette drogue. Forel estimait que cette réforme morale permettrait au cerveau - par l'élimination des poisons qui le détériorent - de redevenir sain et fort et d'entreprendre alors la réforme sociale, en détruisant le culte de l'argent et la tyrannie exercée par le Capital.

66.

Dans ses Mémoires, op. cit., Auguste FOREL parle de Paul Leyvraz (p. 291) en utilisant les qualificatifs de "notre frère en l'ordre". De même, dans la revue Demain, (1916, p. 318) publiée à Genève par Henri Guilbeaux, Forel termine son article sur la guerre, intitulé "Les féroces héros de l'arrière", par cette phrase : "Mon frère, Bon Templier et camarade, M. Paul Leyvraz, nous disait ironiquement, il y a quelques jours : "Oui, pour écraser l'Allemagne, il faut anéantir la France !"

67.

Arnold Winkelried, Unterwaldien, héros de la bataille de Sempach (1386). En se jetant contre le "mur" que formaient les lances des troupes de Léopold III, duc d'Autriche, il aurait permis aux soldats suisses, par son sacrifice, de se frayer un chemin.

68.

A. DUBOIS-HUGUENIN. "Hommage à l'absinthe". Cité par Anne-Françoise PRAZ. Regard sur une Belle Epoque, La Suisse de 1900 à 1909. Prilly/Lausanne : éd. Eiselé, 1990, tome I, p. 246. Collection La Mémoire du Siècle.

69.

Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 23.

70.

Ibid., p. 24. Dès son adolescence, Forel fut fasciné par les nouvelles théories de Darwin; la conception du monisme se précisa alors dans son esprit : si le cerveau de l'homme dérive d'êtres inférieurs, "s'il est établi que nous pensons et que nous sentons grâce à notre cerveau, alors, ce que nous désignons par âme est, pour ainsi dire, une fonction variable dans sa complexité, identique dans le fond, et dépendante du degré de développement du système nerveux central". (Auguste FOREL. Mémoires, op. cit., p. 42).

71.

Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 25.

72.

Pour respecter les mots clés ou idées forces que Leyvraz fait ressortir, nous adoptons dans cette thèse, comme il le fait lui-même, les caractères italiques lorsqu'il les utilise lui-même.

73.

Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 25.

74.

En 1912, Forel plaidait pour les buts suivants du socialisme intégral : réforme économique, eugénisme (sélection humaine), réformes de la vie sexuelle, éducation intégrale de l'enfance, pacifisme, langue internationale, libre échange, abstinence et prohibition des drogues et de l'alcool, droits égaux, suffrage féminin, suppression des Eglises d'Etat et de "tout accaparement de l'enfance par les Eglises", décentralisation administrative, gouvernement par les plus capables mais sans privilège et avec suppression des abus de pouvoir, "adoption des mesures nécessaires à l'hygiène de la race" et réformes du droit pénal et civil, basées sur les nécessités sociales (Auguste FOREL. Pensée, Liberté et Socialisme, But de la Libre Pensée. Lausanne : éd. Libre Pensée internationale, 1912, p. 11).

75.

Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 25.