LE CORPS EN QUÊTE DE LA LIBERTÉ

C'est dès l'été 1915, soit au seuil de sa seconde année de scolarité normalienne, que les premiers signes du malaise et de la révolte de l'adolescent apparaissent : il se cogne à ce qu'il considère être une neutralité mensongère, une liberté tronquée, vouée ‘à "rester dans le décor, lors même qu'elle est bannie des actes104"’. De plus, il se sent loin de ses montagnes; son exil lui révèle une réalité qui orientera toute sa vie : jamais la ville ne parviendra à le séduire105. Déjà il doit se dire : ‘"Aucune cité ne m'a jamais conquis. Paysan des montagnes de Vaud, et c'est tout106."’ Heureusement, son logement est situé aux portes de l'agglomération lausannoise, en bordure de la campagne; il use et abuse de la clef des champs, trouvant dans ses ‘"Rêveries de promeneur solitaire107"’ de quoi apaiser la faim mystique qui s'empare de son coeur.

Le jeune homme est en quête de dieux, ‘"à la recherche des dieux108"’ : La Nature, avec son déploiement incessant de rythmes, de couleurs et de formes, lui offre un premier refuge contre tout ce qui est laid : dans l'énigme qu'elle propose, Leyvraz recherche le ‘"nom de l'éternel Amour, de l'éternelle Beauté, de l'éternelle Vérité109"’. Autre dieu qu'il découvre sur son chemin, et auquel il rend un culte : la poésie romantique. ‘"Longue ivresse lyrique [qui s'empare de lui; il croit] sentir toutes les cordes de son coeur vibrer sous les doigts du poète : premiers élans de l'amour, amertume de déraciné, extases lunaires et diffuses ferveurs ...110."’ Il s'identifie certainement au destinataire du poème d'Alfred de Vigny, dont le stoïcisme trouve en lui un écho profond : n'est-ce pas à son corps en quête de liberté que s'adresse l'exode de la Maison du Berger 111 ?

"Si ton coeur (...) se traîne (..), Si ton âme enchaînée, (...) lasse de son boulet (...) penche sa tête pâle et pleure sur la mer (...), Si ton corps, frémissant des passions secrètes, s'indigne des regards, timide et palpitant; (...) Si ta lèvre se sèche au poison des mensonges, (...)
Pars courageusement, laisse toutes les villes;
Ne ternis plus tes pieds aux poudres du chemin;
Du haut de nos pensers vois les cités serviles
Comme les rocs fatals de l'esclavage humain.
Les grands bois et les champs sont de vastes asiles,
Libres comme la mer autour de sombres îles.
Marche à travers les champs une fleur à la main.
La Nature t'attend dans un 112 silence austère ....113."

La Nature l'attend, la Nature l'appelle et .... l'invité répond; avec, pour conséquence, un échange de correspondance, au cours du premier trimestre de l'année scolaire 1915-1916, entre la direction de l'Ecole et le père du jeune homme qui s'était inquiété de savoir pourquoi son fils avait obtenu un 5 en allemand écrit et en conduite; Savary lui répond en date du 10 juillet 1915 114 :

‘"Monsieur,
Je suis très heureux que vous me fournissiez l'occasion de vous entretenir de M. votre fils René. J'ai fait ce matin une petite enquête au sujet de la "tromperie" dont le bulletin fait mention. J'ai appris que le cas est moins grave que je ne le craignais; M. votre fils malgré les avertissements donnés par le Maître a cherché à deux reprises à communiquer avec son voisin pendant un travail écrit d'allemand. Comme nous avons eu d'autres cas de tromperie nous les avons tous traités de la même manière par un 5 de conduite, car nous voulons absolument pouvoir compter sur la franchise, la loyauté de nos futurs instituteurs. M. votre fils ainsi que son camarade Lugrin a un peu payé pour les autres dans ce cas-là. Mais il y a un autre cas où il n'a pas été frappé comme il l'eût mérité : un lundi matin à 9h. sa maîtresse de pension115 est venue nous informer que M. Leyvraz n'était pas rentré depuis le dimanche à 12h. et qu'on ignorait ce qu'il avait pu devenir. Vous devez comprendre dans quelle inquiétude cette communication nous mit. J'eus l'idée de téléphoner chez l'un de ses camarades et je fus un peu rassuré. Néanmoins, j'étais décidé à mettre en campagne la police, si à 2h. je n'avais pas de nouvelles sûres. A 2h. les deux absents rentraient heureusement à l'Ecole. M. votre fils et un camarade avaient jugé bon d'aller camper dans une forêt et d'y passer la nuit. Le matin les deux campeurs restèrent endormis et ne purent venir à l'Ecole assez tôt. Mais réveillés à 8h. ils auraient pu être ici à 10h. au moins, mais non, ils crurent devoir manquer encore le reste de la matinée, nous laissant dans l'inquiétude. Les deux coupables ont été punis par des travaux à faire pendant leurs vacances et je leur ai dit que, pour cette fois, je ne diminuerais pas leur note de conduite quoiqu'ils l'eussent bien mérité. J'ignorais à ce moment-là le cas de fraude dans la leçon d'allemand. Mais cette escapade montre que votre fils se laisse entraîner facilement par un mauvais camarade. Il n'est pas assez surveillé dans sa pension, puisqu'il a pu faire une telle expédition sans rien dire à ses maîtres de pension. D'autre part, la moyenne des notes de votre fils a baissé116. C'est le moment de l'arrêter sur une mauvaise pente. Je lui ai déjà fait une sérieuse leçon et je continuerais (sic) à avoir l'oeil sur lui; mais une sérieuse admonestation de votre part ne sera pas superflue. Je crois que M. votre fils est bien disposé. Il est bien ... [illisible] mais encore un peu jeune : caractère faible, il faut le tenir de près. Excusez la hâte de ces lignes et agréez, Monsieur, l'assurance de mon sincère dévouement."’

L'admonestation paternelle (s'il y en a eu une) a peut-être porté ses fruits en ce qui concerne le travail de l'élève qui termine son année scolaire 1915-1916 avec des notes tout à fait satisfaisantes. On peut penser, en analysant ses meilleurs résultats, que l'étudiant est alors surtout intéressé par les leçons de religion (du moins durant les deux premiers trimestres) et par les branches plutôt littéraires (lecture, grammaire, orthographe, composition, histoire, calligraphie, chant et musique). Il faut cependant relever, qu'en plus du problème de tromperie en allemand, évoqué par Savary dans sa lettre, la note de conduite baisse encore durant cette deuxième année, non seulement dans le cours d'allemand mais aussi dans ceux de géographie, d'instruction civique et surtout, à trois reprises, dans les leçons de sciences naturelles.

Notes
104.

Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 47.

105.

Ce fait s'illustre par une image : il arrive à chacun de faire des esquisses sur un bloc-notes au cours d'une réunion, ou sur une nappe de papier à la fin d'un repas. Dans de tels moments, et jusqu'à la fin de sa vie, ce sont invariablement des sapins que Leyvraz dessinera !

106.

Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 29.

107.

Ibid.

108.

Ibid., p.26.

109.

Ibid.

110.

Ibid., pp. 29-30.

111.

Alfred de Vigny écrivit "La Maison du Berger" en 1836 au lendemain d'un départ en tournée de Marie Dorval. Cette "lettre à Eva" fit partie d'une production poétique qu'il intitula Les Destinées.

112.

On peut penser que Leyvraz connaît ce poème par coeur puisqu'il commet une petite erreur en écrivant "dans son silence austère" (Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 30).

113.

Alfred de Vigny. "La Maison du Berger", Les Destinées. Oeuvres Complètes. Paris : éd. du Seuil, 1965, p. 90. Collection L'Intégrale.

114.

Archives cantonales vaudoises, fonds de l'Ecole Normale, Lausanne, cote K XIII 122/76.

115.

Le registre d'école mentionne qu'en 1914, René Leyvraz loge chez M. Küng, place de l'Ours 18, puis qu'il a habité chez M. Humbert, Martheray 18, mais sans indiquer la date de changement. Au début du siècle, le prix d'une chambre meublée à Lausanne était de 240 fr. par an.

116.

En fait, au 1er trimestre de la volée 1915-1916, les notes de Leyvraz dans les disciplines suivantes sont en progression : religion, chant pratique, histoire, allemand (récitation, lecture); elles sont stables pour ce qui concerne lecture, grammaire, orthographe, composition, calligraphie, musique instrumentale; elles baissent en arithmétique théorique et pratique, géographie, allemand oral et écrit, sciences naturelles, dessin, gymnastique. En définitive, l'adolescent ne travaille pas mal, puisque sa moyenne annuelle des branches du premier groupe passe de 8,7 l'année précédente à 9,2, et sa moyenne générale de 8 à 8,4.