II. LE SOCIALISTE

Un autre problème scolaire apparaît, qui ne sera pas sans conséquences sur la poursuite des études de Leyvraz à l'Ecole normale : celui de ses absences, pour des raisons de maladies, avec un total de 14h. pour le premier trimestre, 44h. pour le second et 80h. pour le dernier. Absences congé aussi, respectivement de 13h., 4h. et 8h. auxquelles il convient encore d'ajouter 5h. d'absence sans congé (s'agit-il peut-être de la fugue en forêt ?). Loin de s'améliorer, la situation empire : durant l'année 1916-1917, l'étudiant manque 183h. pour maladie, et l'on note encore 11h. d'absence sans congé.

Cette fois, dès le 19 décembre 1916, son cas est débattu à la Conférence des maîtres dont le procès-verbal relève : ‘"Le cas de M. Leyvraz : On constate qu'il est en baisse pour le travail et la conduite, il est parfois négligent et ne jouit pas d'une bonne santé. De plus il sort beaucoup le soir. Enfin il s'occupe de tout autre chose que de l'école et pourtant il a de bonnes notes117." ’Voilà où le bât blesse : l'intérêt du jeune normalien se déplace sur des problèmes dépassant largement le cadre de l'école. Mais surtout, l'étudiant ne cache pas des convictions politiques que Savary ne partage guère. Au cours de l'été 1916, le directeur avait découvert - avec stupeur - les initiales de son élève au bas d'un article publié dans Le Grütléen, journal officiel du Parti ouvrier socialiste vaudois et du parti ouvrier socialiste lausannois118 :

‘Chronique vaudoise, A la campagne
Appelé par un groupe de citoyens de Corbeyrier et d'Yvorne, M. Naine (*) a donné le 4 ct119 à Corbeyrier une conférence sur les agissements des capitalistes avant et pendant la guerre et les rapports entre partis paysans et ouvriers socialistes. La salle du Conseil général était pleine pour écouter ce Conseiller national qui, venu exprès de Lausanne à cet effet, allait entretenir un auditoire inconnu des théories socialistes et collectivistes et essayer de faire comprendre à un public prévenu de longues mains contre ses théories. C'est avec une maîtrise admirable que l'orateur s'est acquitté de sa tâche. Aussi ses conclusions ont-elles été accueillies par de longs et unanimes applaudissements. Après l'assemblée, 23 personnes ont signé leur adhésion au groupe socialiste qui va se fonder à Corbeyrier et à Yvorne120, et ont ainsi jeté le premier jalon d'une union entre l'ouvrier des villes121 et le travailleur des champs. C'est cette union-là qui arrachera la cravache de la main de nos officiers122 et qui balaiera les Chambres fédérales des députés qui n'osent plus être ni Vaudois, ni Romands, ni même Suisses.
R.L.’

Ces lignes ne seraient-elles pas nées sous la plume de René Leyvraz ? Jules Savary veut en tout cas en avoir le coeur net :

‘"Ayant reconnu, dans le journal Le Grütléen, au pied d'une correspondance de Corbeyrier, les initiales d'un élève de l'Ecole normale, M. René Leyvraz, je l'ai appelé dans mon bureau et j'ai eu avec lui un long entretien. Il en est ressorti :
1. Que la correspondance en question n'est pas de mon élève mais de son père123.
2. Mon élève m'a d'ailleurs assuré qu'il partage toutes les idées de son père et j'ai pu me rendre compte que l'un et l'autre ont adopté les principes les plus absolus du socialisme antimilitariste124 et antinational125.
3. J'ai rendu M. Leyvraz attentif aux conséquences graves que ses utopies dangereuses pourraient avoir sur la continuation de ses études et sur sa carrière d'instituteur. Il m'a répondu qu'il était prêt à faire à son idéal tous les sacrifices et qu'il n'y renoncerait à aucun prix.
4. M. Leyvraz m'a promis de s'interdire toute propagande auprès de ses camarades d'études. Je l'ai averti que j'aurais (sic) l'oeil sur lui.
J'estime qu'il n'y a pas lieu de prendre au tragique l'attitude de M. Leyvraz. Il faut se garder d'en faire un martyr et le laisser pour le moment poursuivre ses études126."’
Notes
117.

"Conférence du 19 décembre 1916. 2e classe". Archives cantonales vaudoises, fonds de l'Ecole Normale, Lausanne. Procès-verbaux 1906-1922, cote K XIII 127/11.

118.

Article paru le 14 juillet 1916. Le Grütliverein fut fondé en 1837 en Suisse allemande; ses sociétés d'entraide et d'éducation ouvrière se répandirent dans toute la Suisse, avec pour but de faire avancer la question sociale de manière légale, sans recourir à la lutte de classes. Au départ, beaucoup de radicaux y adhérèrent; mais dès le début du XXe siècle, des tensions surgirent à cause d'un glissement vers la gauche. Le Grütli se sépara alors du radicalisme et fusionna, en septembre 1901, avec le parti social-démocrate de Suisse, donnant ainsi naissance au parti socialiste suisse.

119.

Le 4 courant, c'est-à-dire le 4 juillet.

120.

Suite à la conférence de Naine, un "Groupe socialiste campagnard à Corbeyrier-Yvorne" se constituait à fin octobre 1916; Paul Leyvraz en était nommé président, et Auguste Forel caissier.

121.

La période située entre 1914 et 1918 verra une très forte augmentation du syndicalisme ouvrier; le nombre des militants de l'Union syndicale suisse passera de 65.000 en 1914 à 177.000 à la fin de la guerre; en même temps, le parti socialiste suisse passera de 25.000 à 40.000 membres. Cet accroissement est à mettre en relation avec un fort mécontentement de la population, dû à l'inflation, à la baisse du pouvoir d'achat (30 % en 4 ans), à l'abrogation de certains articles de la loi sur les fabriques qui protégeaient les ouvriers, à l'absence d'indemnités pour les mobilisés, et à l'accroissement de la paupérisation (on comptera plus de 17 % d'indigents en 1918).

122.

La guerre de 1914-1918 secoue aussi la Suisse, divisée entre les Romands, partisans de l'Entente, et les Suisses-Allemands plutôt favorables aux Empires centraux. En décembre 1915, on découvre que des officiers suisses-allemands de l'état-major ont intercepté des dépêches destinées aux Alliés et les ont livrées aux attachés militaires allemand et autrichien. Cet événement met en lumière la difficulté de trouver un équilibre entre pouvoir civil et pouvoir militaire; il augmente encore les tensions : les Romands reprochent aux Alémaniques leur germanophilie et accusent le Conseil fédéral de ne pas respecter la neutralité helvétique. Dans plusieurs cités, les socialistes organisent des meetings pour protester contre le militarisme et les compromissions du pouvoir; jusqu'à 4.000 personnes défilent à Lausanne, réclamant des sanctions et la convocation des Chambres. On peut penser que ces événements et la manifestation du 27 janvier 1916 (citée plus haut) sont présents dans la pensée de Charles Naine au moment où il fait son discours.

123.

Il convient de noter cependant que le prénom de celui-ci, Paul, ne commence pas par un R ! Mais il est tout à fait possible que l'article ait bien été écrit par Leyvraz père; en plus du travail de la terre, il est greffier communal et écrit parfois des articles, en patois, pour des feuilles locales.

124.

En septembre 1903, Charles Naine avait été condamné par un tribunal militaire pour refus de servir; cette condamnation lançait en Suisse le débat sur l'objection de conscience.

125.

L'adoption par le jeune étudiant de thèses antimilitaristes et antinationales constitue certaine-ment la première incursion de Leyvraz dans la vie politique du pays.

126.

"Copies de lettres". Archives cantonales vaudoises, fonds Ecole Normale, Lausanne, op. cit.