LE COEUR EN QUÊTE DU BIEN

Comment ce jeune homme de dix-huit ans peut-il affirmer avec une telle assurance ses convictions, devant son directeur, au risque de tout sacrifier à ses utopies dange-reuses ? C'est qu'une faim le tenaille qu'il faut à tout prix prendre au sérieux, assouvir. Leyvraz veut tout. ‘"Tout l'amour, toute la beauté et toute la vérité en même temps, dans un seul Etre127."’ Habité par cette exigence, il se promet d'aimer dans la vérité, et non dans l'illusion ou la mystification. Or il découvre que les injustices, les tares, les maux, toutes les laideurs du monde qui l'entourent, ‘"sont des réalités qui ne peuvent être issues que d'un monstrueux mensonge"’. Il décide alors de ‘"les forger jusqu'à les rendre conformes à la Vérité, à cet idéal128"’ qu'il entrevoit, qu'il pressent.

Son inquiétude sociale s'était éveillée au contact de Forel et par ses premières lectures. A Lausanne, l'étudiant épie cette ville qu'il déteste129; il en parcourt les rues les plus sombres, poussant ses pas ‘"jusqu'aux faubourgs où s'entassent, dans de laides casernes, les ménages des ouvriers130"’. La transformation de Lausanne en une grande ville, d'une part, et l'exode rural, d'autre part, ont provoqué l'entassement des travailleurs dans des taudis dépourvus d'hygiène. Certes, depuis qu'une épidémie de typhoïde s'est déclarée dans la ville en 1891, des règlements ont été édictés par les autorités, en vue d'assainir les logements, mais leur mise en application est lente et difficile; les propriétaires tardent à entreprendre les travaux nécessaires; les appartements sont surpeuplés et insalubres, il y a pénurie de logements bon marché. Bien sûr, le plaidoyer d'un architecte français, en mai 1910, sur le thème La cité de demain ? avait fait salle comble et ouvrait de larges perspectives : l'orateur ne démontrait-il pas qu'il était possible de repenser le tracé des rues des quartiers ouvriers, de manière à y laisser pénétrer plus d'air et de soleil ? Puis, au printemps 1912, des conférences bien suivies avaient été mises sur pied par la Maison ouvrière, association coopérative en faveur du logement salubre et bon marché; mais la presse locale avait relevé ‘"l'indifférence complète du principal intéressé aux questions d'amélioration du logement, l'élément ouvrier, qui brillait par son absence à ces conférences gratuites131".’

Dans le visage de la cité, l'étudiant scrute avec effarement ‘"les hideux stigmates de la misère et du vice132"’. Il constate le profond déséquilibre de la vie sociale133; avec anxiété il en cherche les causes et les remèdes; son inquiétude devient révolte. La lecture de La Vie tragique des travailleurs134, recherche écrite par les frères Bonneff135, élargit son regard au-delà des frontières de son canton, de son pays; Leyvraz découvre une réalité bien plus terrible que tout ce qu'il pouvait imaginer : dans ce livre, les auteurs retracent fidèlement les investigations qu'ils mènent auprès des ouvriers et de leurs proches; telle cette famille d'un tisseur de Lille qui vit avec 2 fr. 50 par jour pour nourrir huit personnes; tels ces broyeurs de scories bien vite promus à la mort parce que ‘"la poussière est partout (...). On la respire, on l'avale, on la mange; elle grince sous les dents136"’; tels ces enfants placés au Bon Pasteur : en exploitant des ‘"milliers de jeunes filles qui, dans le silence des cloîtres, peinent sans relâche, pour une nourriture chichement mesurée137"’, ces institutions réalisent une ‘"excellente spéculation138"’. Mais comme l'ont déjà fait avant eux un Durkheim ou un Le Play, Léon et Maurice Bonneff, en bons journalistes qu'ils sont, ne se contentent pas d'une simple narration; fuyant les impressions subjectives, la réflexion abstraite, ils illustrent les récits de ces miséreux par des statistiques; ils réalisent un véritable reportage social, mènent des enquêtes approfondies sur les causes des accidents et des maladies. Ils sont témoins de la mort au travail. Ils parcourent la France, approchent tous les corps de métiers (tisseurs, travailleurs du feu, du fer et de l'eau, meuliers, caoutchoutiers, travailleuses de l'aiguille, confectionneuses de fleurs artificielles, ouvriers juifs de Paris), passent de l'enfer des filatures de Lille aux entrailles des égouts de Paris dans lesquels l'eau est partout : ‘"sur les côtés, en bas, en haut, elle coule des murs, elle tombe des voûtes : les égouts pleurent 139"’. Le livre bouleverse le jeune homme, suscitant en lui ‘"une horreur et une compassion indicibles140"’. A son tour, il veut voir; sa visite dans une grande usine des environs de Lausanne constitue vraisemblablement le premier regard engagé qu'il pose sur la société.

Certes, Leyvraz est à la recherche d'amour, de beauté, de vérité, et le culte qu'il rend à la Nature et à la Poésie répond à cette quête. Mais son caractère, ce qui lui reste de ‘"réalisme campagnard141"’ ne se satisfait pas de la seule contemplation. Les iniquités qu'il découvre autour de lui crient vengeance, le poussent à s'engager dans l'action. Le jeune étudiant se promet de combattre l'injustice, dans toute la mesure de ses forces. Un autre culte vient alors se greffer sur le premier, le culte de l'Humanité, ‘"l'Humanité-Dieu, le Grand Etre selon Auguste Comte142".’

Mais comment s'atteler à une tâche aussi lourde sans l'arc-bouter à une doctrine ? Son besoin de convaincre impose à Leyvraz de rechercher une foi qui l'engage dans la lutte. Malgré les questions pressantes qu'il pose à ses professeurs, ceux-ci sont incapables d'ouvrir devant lui quelque horizon : aucun plan, aucun principe; seulement une attitude ironique face aux théories socialistes et quelques palliatifs pour lutter contre un ‘"capitalisme tout-puissant et l'implacable soif du lucre143"’. L'étudiant pressent que son engagement contre l'injustice ne peut avoir de sens que s'il s'inscrit dans la mouvance d'autres luttes, dans le sillage d'autres militants, dans un combat non pas individuel mais collectif; c'est la raison pour laquelle la religion de son enfance - ce protestantisme romand ‘"pénétré jusqu'aux moelles d'individualisme libéral144"’ - n'offre aucune piste à sa recherche. Le voici ‘"donc, en quelque sorte, voué au socialisme145".’

Mû par sa révolte et ses interrogations, Leyvraz pénètre un soir à la Maison du Peuple où se tient justement un meeting. Il observe. Il écoute. Et tout s'éclaire : Comme en ces moments d'allégresse où le ciel semble plus bleu, l'air plus pur, où l'on se sent soulevé, et prêt à rebâtir le monde. Il est ‘"absolument conquis, débordant d'une joie, d'une exaltation qui [semblent décupler] les puissances de son être146"’. Bien sûr, il ne connaît pratiquement rien de la doctrine et des dogmes socialistes, son adhésion est d'abord sentimentale. Il se sent envahi d'un immense amour, de cet amour dont ses poètes romantiques eux-mêmes - Hugo, Vigny - avaient déjà entouré l'humanité. Le soir, de retour dans sa chambre solitaire, il ouvre Les Destinées. Il lit ce vers qui, telle une devise, tombe sous ses yeux et le conduit au seuil d'une nouvelle vie :

‘J'aime la majesté des souffrances humaines 147.’
Notes
127.

Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 27.

128.

Ibid.

129.

C'est Leyvraz lui-même qui, dans Les Chemins de la Montagne, utilise ce verbe. Il est pourtant piquant de savoir qu'après son arrivée à Genève en 1923, et jusqu'au terme de sa vie, c'est toujours le mot "Lausanne" qu'il écrivait lorsqu'il devait essayer une nouvelle plume ....

130.

Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 32.

131.

Anne-Françoise PRAZ. Un monde bascule, La Suisse de 1910 à 1919. Prilly/Lausanne : éd. Eiselé, 1991, tome II, p. 80. Collection La Mémoire du Siècle.

132.

Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 32.

133.

Suite aux problèmes d'approvisionnement et de hausses des prix, plusieurs produits disparaî-tront de la table de certaines classes sociales; la décision du Conseil fédéral d'interdire, en 1917, la vente de pain frais va cependant peu toucher la classe ouvrière qui n'a pas souvent l'occasion d'en manger ! Le beurre passe durant la guerre de 2 fr. 90 à 7 fr. 70 le kilo, le sucre de 47 ct. à 1 fr. 39, la viande de 2 fr. 36 à 5 fr. 24, et les oeufs de 10 à 49 ct. la pièce.

134.

Léon et Maurice BONNEFF. La Vie tragique des travailleurs. 2e édition, Paris : Etudes et Documentation Internationales, 1984 (1ère édition : Paris : Publication Jules Rouff & Cie, 1908).

135.

Les frères BONNEFF, nés dans une famille pauvre de brodeurs de la Franche-Comté; rêvaient de devenir poètes; ils montèrent à Paris en 1900, et après s'être mêlés à l'intelligentsia de gauche, devinrent socialistes, reporter-journalistes et écrivains. Ils moururent tous deux au Front, durant la guerre de 1914-1918, âgés de 30 et 32 ans.

136.

Léon et Maurice BONNEFF. La Vie tragique des travailleurs, op. cit., p. 97.

137.

Ibid., p. 230.

138.

Ibid., p. 231.

139.

Léon et Maurice BONNEFF. La Vie tragique des travailleurs, op. cit., p. 146.

140.

Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 33.

141.

Ibid., p. 32.

142.

Ibid.

143.

Ibid., p. 33.

144.

Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 34.

145.

Ibid., p. 34.

146.

Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 34.

147.

Alfred de VIGNY. Les Destinées, op. cit., p.93.