L'INTELLIGENCE EN QUÊTE DU VRAI

Le jeune montagnard exilé dans la cité lausannoise avait conservé en son coeur un lien sentimental avec le protestantisme. Si les services religieux auxquels il participe dans le temple de son quartier éveillent bien quelque émotion, ces émois lui semblent dérisoires lorsqu'il les compare à ses ‘"effusions champêtres et sylvestres157"’ et, peut-être aussi, à l'exaltation ressentie à la Maison du Peuple ! C'est ainsi que, petit à petit, les cultes auxquels il assiste provoquent en lui un sentiment d'ennui, auquel succéderont la froideur et l'hostilité.

Leyvraz transfère alors dans son ‘"naturisme romantique158"’ l'attachement sentimental qui le liait à la religion de son enfance. Ses poètes parlent de Dieu, un Dieu qu'ils identifient au monde; à leur lecture le jeune étudiant est étreint d'une émotion qu'il assimile à un sentiment religieux et il vibre en lisant le prologue de Rolla, qui semble être écrit pour lui :

O Christ, je ne suis pas de ceux que la prière
Dans tes temples muets amène à pas tremblants;
Je ne suis pas de ceux qui vont à ton Calvaire,
En se frappant le coeur, baiser tes pieds sanglants;
Et je reste debout sous tes sacrés portiques,
Quand ton peuple fidèle, autour des noirs arceaux,
Se courbe en murmurant sous le vent des cantiques,
Comme au souffle du nord un peuple de roseaux.
Je ne crois pas, ô Christ ! à ta parole sainte :
Je suis venu trop tard dans un monde trop vieux 159.

Parfois, pourtant, ce poème laisse pressentir à Leyvraz ‘"la misère de sa fausse foi160" ’et le jeune homme ne peut retenir ses larmes. Conforté par les enseignements prodigués jadis par le Dr Forel, Leyvraz appelle la science à la rescousse, pour l'aider à résoudre son problème religieux. Il repousse avec force les derniers lambeaux de dogmes qui lui sont proposés. Fort de sa découverte à la Maison du Peuple, il compare le christianisme (objet d'une ‘"inexprimable confusion intellectuelle161"’ dans laquelle il se sent dépérir et dont il a hâte de sortir) avec ce matérialisme qui lui parle ‘"sans détour ni manoeuvre, en toute loyauté162"’. Il se dit ‘"athée, ou plus exactement [il se réclame] d'un christianisme sans Dieu, sans dogmes et sans miracles163"’. Mais, en même temps, il réagit chaque fois qu'un croyant ou un libre-penseur touche à son Christ - dont il ne considère cependant la personne que comme celle d'un "grand homme" et la doctrine que comme ‘"une étape de la pensée humaine164"’, - appuyé dans ces idées par l'oeuvre de Tolstoï qu'il commence à découvrir.

Vient un jour où Leyvraz note dans un de ses cahiers : ‘"Je suis allé jusque sous le porche de l'église, mais je ne suis pas entré. Libre ! Les bois m'ont accueilli avec leurs chants et leurs murmures. Et j'ai senti Jésus qui me souriait avec amour 165."’ Cette démarche de libération marque la rupture avec son Eglise166 et même, estime-t-il, avec la foi chrétienne. Ses doutes s'estompent; une nouvelle étape de sa vie intérieure s'ouvre, et toute occasion est bonne pour clamer ses certitudes. Lorsqu'un de ses professeurs propose comme sujet de rédaction, Lettre d'un jeune homme à son frère qui va terminer son instruction religieuse et qui lui a soumis ses doutes et ses anxiétés à l'approche de la confirmation de son baptême, l'étudiant ne craint pas de lancer un véritable manifeste qui fait le point sur son évolution; assez courageusement, il dénonce les limites de la science, justifie son propos par une dimension philosophique, éthique et spirituelle et termine par un acte de foi : ‘"Je n'ai nullement l'intention de te faire ici la critique scientifique des dogmes. Ce ne sont que des hypothèses métaphysiques, comme telles sujettes à erreur, n'atteignant jamais l'absolu, farcies d'anthropomorphismes. Ce qu'elles ont de particulier, c'est que précisément elles prétendent être au-dessus de la raison. En réalité, elles sont à côté. Tous les dogmes sortent de l'esprit de l'homme. Ils évoluent et sont instables. La critique scientifique et rationaliste frappe à grands coups dans cet édifice vermoulu. Elle y remporte de faciles victoires et en éprouve trop souvent une volupté malsaine. J'ai reconnu que la science ne donne pas le bonheur. Elle est amorale. Elle ne peut satisfaire à nos aspirations profondes. Un soir, j'ai fermé mes livres infaillibles de science humaine. Et je suis tombé à genoux. L'image du Christ m'a donné une force et une confiance inébranlables. J'ai reconnu que sa doctrine d'amour contient tout le secret de la vie : Aimez-vous les uns les autres ... Ne résistez pas au mal par le mal 167."’

La référence au Christ révèle, ‘"qu'en dépit de tout, le nom et les traits du Crucifié sont à jamais gravés168"’ en lui, telle une figure qui ne cessera de l'obséder et qui l'accompagnera dans ses années d'engagement socialiste. Pour Leyvraz - comme pour les révolutionnaires et les écrivains romantiques de 1848 (Vigny, George Sand, Lamennais, Lacordaire, Fourier, les socialistes catholiques groupés autour du journal L'Atelier) - Jésus sera le tribun de sa foi nouvelle, un apôtre de l'humanitarisme, un socialiste, le symbole de ce nouveau monde utopique qu'il convient d'ériger pour y faire régner la justice.

A l'Ecole normale, deux éléments vont provoquer bientôt le renvoi de l'étudiant; d'une part, les nombreuses absences du jeune homme (comme celles de plusieurs camarades de classe), font l'objet de deux mentions supplémentaires169 dans les procès-verbaux de l'école. Le 13 mars 1917, la Conférence des maîtres se demande comment réagir ‘"contre l'abus des excuses et même de certaines déclarations médicales. Après discussion, la proposition suivante de M. Freymond est admise à l'unanimité : "Lorsque des élèves ont de trop nombreuses absences par maladie, leurs parents seront invités à les retirer de l'Ecole normale, l'état de leur santé ne permettant pas d'espérer qu'ils pourront, plus tard, exercer absolument les fonctions si pénibles d'instituteur"170."’ Deux mois plus tard171, ‘"le procès-verbal de la séance du 13 mars est lu et adopté, après l'adjonction suivante demandée par M. Le directeur : "En application de la décision prise concernant la lutte contre les absences abusives, les parents des élèves Meylan, Leyvraz et Lugrin, de 2e classe, ont été avisés dans le sens de la proposition de M. Freymond"."’

D'autre part, le jeune homme n'a pas craint (l'entrevue de l'automne 1916 avec le directeur en est une illustration) de faire profession d'athéisme et de socialisme, bien décidé qu'il était à n'admettre dans la doctrine professée par l'Ecole normale que ce qui paraîtrait en accord avec son idéal et sa conception de la vérité. Au terme de trois années d'études et à la veille de l'examen préliminaire d'admission en dernière année, l'étudiant est convoqué par Savary qui s'efforce de le convaincre qu'il n'a nulle vocation pour devenir instituteur d'école primaire. Leyvraz se sent alors trompé; n'était-il pas entré à l'Ecole ‘"sous le signe du libre examen, de la neutralité et des droits imprescriptibles de la conscience individuelle172"’ ? Il tente de se défendre en répliquant que l'école n'a pas à exiger de lui ‘"la moindre orthodoxie religieuse ou politique173"’. La modicité des ressources financières du jeune normalien lui interdisant la poursuite d'autres études, il lui est suggéré de recourir à l'aide du Dr Forel dont on sait qu'il est ‘"le disciple fervent174"’; l'étudiant refuse net. Puis le directeur fait intervenir dans son propos la raison d'état. Leyvraz se rend compte qu'il ne sert plus à rien de discuter. ‘"Blessé jusqu'au fond de l'âme175"’, il laisse paraître son indignation. Jules Savary lance alors des paroles qui se gravent dans la mémoire de son interlocuteur : ‘"Quand vous serez au pouvoir, vous autres socialistes, vous en ferez autant 176 !"’

Leyvraz peut toutefois se présenter aux examens, et il est bien résolu à user de ce droit. Quelques jours avant la date fatidique, un professeur qui a de l'affection pour l'étudiant prend prétexte d'un propos subversif - faussement attribué au jeune homme - pour le prendre à part et l'avertir, de façon pressante, du danger auquel il s'expose en se présentant; n'est-il pas rendu responsable par la plupart de ses maîtres du mauvais esprit qui règne dans sa promotion177 ? Classé cinquième ou sixième sur vingt, Leyvraz (est-ce un hasard ?) ne reçoit pas les notes suffisantes pour les branches qui peuvent l'éliminer. Muni d'un certificat des plus louangeurs sur sa conduite, son zèle et sa probité, convaincu par la direction de l'école que son échec est dû aux problèmes de santé qui l'avaient effectivement handicapé, l'étudiant n'en est pas moins congédié178.

En proie à une réaction violente, il entre en révolte contre cette société qui semble le rejeter : Sa vie est brisée. Son rêve - ‘"cette belle vie d'autodidacte laborieux (...) en quelque village alpestre179"’ - est cassé. Son éloignement de Corbeyrier et ses études ont fait de lui ‘"une ébauche d'intellectuel, un "demi-monsieur" inapte aux travaux de la terre180"’. Il se considère comme un ‘"raté sans ressources, sans profession définie, voué à une vie hasardeuse, déclassée181". ’

La pointe révolutionnaire qui manquait à son ‘"socialisme sentimental et diffus182"’ vient de surgir. Leyvraz est prêt désormais ‘"à accueillir avec ferveur l'enseignement de Marx, à s'y plonger tout entier avec une farouche énergie183".’

La période de la scolarité du jeune normalien nous a permis de découvrir quelques nouveaux traits de sa personnalité : son côté romantique qui englobe la recherche de la vérité, de la beauté et de la liberté, son ouverture aux souffrances du monde, sa blessure devant l'injustice de son renvoi, son dégoût du radicalisme, sa capacité à se laisser entraîner mais aussi à entraîner les autres et, enfin, son refus de dévier d'une ligne qu'il a choisie.

Notes
157.

Ibid., p. 31.

158.

Ibid., p. 30.

159.

Alfred de MUSSET. "Rolla". Poésies complètes. Paris : éd. Gallimard, 1980, p. 274.

160.

Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 31.

161.

Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 44.

162.

Ibid.

163.

Ibid.

164.

Ibid.

165.

Ibid., p. 31.

166.

Vers la fin de sa vie, Leyvraz explicitera pour un ami ses liens au protestantisme : "Je n'ai jamais été attiré par la foi dans le protestantisme, j'étais indifférent à tout ce qui touchait cette foi, j'avais un engagement syndical et marxiste. Et quand j'ai découvert, quand j'ai senti quelque chose qui me poussait vers la verticalité, vers le domaine spirituel, c'est dans le catholicisme que j'ai trouvé mon aliment, que j'ai trouvé mes bases. Mais dire que je suis un protestant converti, ça n'est pas exact; je suis un marxiste qui a trouvé une autre voie à son engagement" (Interview de M. Claude Richoz, 6 février 1992).

167.

Les Chemins de la Montagne, op. cit., pp. 45-46.

168.

Ibid. p. 31.

169.

Nous avons déjà indiqué plus haut le jugement porté sur Leyvraz par la Conférence des maîtres du 19 décembre 1916.

170.

"Procès-verbaux des Ecoles normales", 1906-1922, Archives cantonales vaudoises, fonds de l'Ecole Normale, Lausanne, op. cit.

171.

Procès-verbal du 15 mai 1917, ibid.

172.

Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 49.

173.

Ibid., p. 48.

174.

Ibid.

175.

Ibid.

176.

Ibid. p. 49.

177.

Ce qui appellera la Conférence des maîtres du 2 juillet 1917 à faire la remarque suivante : "Cette classe se présente bien. L'épuration faite au printemps a été heureuse. Les élèves sont sages mais cependant un peu lents". ("Procès-verbaux des Ecoles normales", 1906-1922, Archives cantonales vaudoises, fonds de l'Ecole Normale, op. cit.).

178.

Nous avons découvert dans nos recherches que, contrairement à ce qui s'était passé pour d'autres renvois d'élèves, aucune lettre du Département de l'Instruction publique et des Cultes n'est venue ratifier cette décision.

179.

Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 51

180.

Ibid., p. 52.

181.

Ibid. p. 51.

182.

Ibid.

183.

Ibid.