Printemps 1917 : Le jeune révolté se retrouve à Corbeyrier. La carrière d'instituteur qu'il avait envisagé d'embrasser lui est désormais interdite. En outre, sa réputation de rouge - et donc d'agitateur - le précède dans les démarches qu'il entreprend durant plusieurs semaines pour trouver un emploi. Une à une, les portes se ferment. Curieusement, cette situation ne l'accable pas; ses premiers contacts avec le socialisme ont inscrit en lui des mots nouveaux : résistance, lutte, courage, engagement de tout l'être; voilà qu'ils doivent prendre corps, devenir réalité. La route bien tracée qu'il avait choisie est bar-rée ? Cela ne fait rien, tout est à nouveau possible : Aube claire. Matin neuf. Première page d'un cahier, espace offert dans lequel tout peut encore être inscrit. Même dans la marge. Impression de départ. Cadeau.
Leyvraz décide de reprendre des études, à Neuchâtel. Après quelques mois, il obtient un diplôme l'autorisant à enseigner le français dans les pays de langues étrangères. Quels motifs ont donc guidé ce choix ? le désir de connaître d'autres horizons ? le besoin de décrocher, coûte que coûte, un certificat lui permettant de gagner sa vie ? la nécessité impérieuse d'assouvir - par l'enseignement - cette soif de communiquer qui le tient depuis son enfance ?
Une chose cependant est d'obtenir un diplôme, une autre, ensuite, est de le monnayer. C'est peut-être le conflit déchirant l'Europe qui contraint Leyvraz à chercher du travail en Suisse. Une fois encore, l'intérêt bienveillant d'Auguste Forel se manifeste : ‘"Malgré l'âge et une attaque d'apoplexie qui lui a paralysé un bras et rendu l'élocution confuse, [le vieux docteur] est encore très vif d'esprit et de manières. (...); barbe blanche, cheveux blancs, de manières courtoises, plein de vie sous la gaine de son vieux corps qui le ligote, impatient, trépidant, la parole saccadée, bafouillante et précipitée, l'esprit jusqu'au goulot rempli et débordant de mille sujets divers184."’ Il recommande le jeune homme à un avocat israélite; par l'intermédiaire de ce dernier, Leyvraz trouve à donner des leçons, quelques heures par semaine, à Leysin185 dans une riche famille autrichienne qui l'accueille avec grande bonté186.
Romain ROLLAND note, le 14 avril 1917, dans son Journal de Guerre 1914-1919, (Notes et do-cuments pour servir à l'histoire morale de l'Europe de ce temps, texte établi par Marie Romain Rolland, Cahier XX. Paris : éd. Albin Michel, [s.d]; Genève : éd. Edito-Service S.A., [s.d.]; pp. 1143-1145) qu'il a, avec sa soeur, rendu visite au Dr Forel dont il fait cette savoureuse description.
Dans les mêmes pages, Rolland mentionne que l'entomologiste, "malgré sa paralysie et sa langue bredouillante et pâteuse, (...) ne désarme pas" : la veille encore, le docteur est monté à Leysin pour faire une conférence aux internés français. Il n'est donc pas étonnant qu'il ait pu procurer quelque adresse à son jeune protégé.
Dans Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 53, Leyvraz parle d'un séjour de 18 mois. Comme il arrive à Leysin en été 1917 et en repart vraisemblablement en été 1918, il ajoute certainement à ce laps de temps les mois qu'il a passés au sanatorium lorsqu'il était enfant.