PRÉCARITÉ ET IRRÉALITÉ

La station climatérique dans laquelle Leyvraz avait été soigné autour de 1910 s'est entre-temps ouverte à une autre population, celle des mobilisés suisses atteints de tuberculose et hospitalisés, dès 1915, dans la clinique militaire "L'Abeille187"; puis, l'année suivante, aux internés militaires alliés (libres ou prisonniers) qui, grâce à des accords intervenus entre le Département politique fédéral et les gouvernements français et allemand, peuvent être accueillis à Leysin188; plusieurs cliniques sont alors transformées en établissements militaires dans lesquels des centaines de soldats séjourneront durant la guerre.

Cette présence, ajoutée à celle des malades civils, donne à Leysin un caractère particulier : le bas du village ressemble à une petite ville dans laquelle tout se déroule normalement. Les procès-verbaux des années 1917-1918 de la Municipalité relatent succinctement les problèmes politiques, économiques et sociaux qui l'accaparent : dissensions au sein du Conseil municipal, ravitaillement marqué par la pénurie, recension et distribution des pommes de terre, répartition du beurre, attribution de laits (sic) à prix réduit pour les nécessiteux, organisation d'un bureau de rationnement imposé par le Conseil fédéral, travaux routiers et forestiers, gestion des problèmes d'assistance et de tutelles, autorisations pour l'organisation de fêtes et de concerts au profit d'oeuvres de bienfaisance, réglementation des sonneries de cloches, des heures de fermeture et des débits de boissons alcoolisées, questions relatives aux internés189, secours aux mobilisés, mise en contraventions des étrangers sans papiers, création d'un lazaret et mesures de quarantaine imposées lors du déferlement de la grippe espagnole190. Jusqu'à l'irruption de cette épidémie, magasins, temple, gare, banque, cinéma, activités culturelles sont autant de lieux de rencontres animés.

A quelques minutes de l'agitation, le haut du village est adossé à la montagne, engoncé dans d'imposants sanatorium bâtis dans un style de l'époque, à la lisière des forêts. Ici, la vie est comme suspendue. Un monde à part y évolue, rythmé par ses horaires, mais aussi par des sentiments exacerbés par la maladie : inspiration et expiration; souffle raccourci, oppressant, qui donne au temps une autre dimension; entrelacement infini de la vie, de l'amour, de la passion. Et de la mort. Ces êtres ‘"retranchés du monde, reployés sur eux-mêmes et pourtant unis dans la lutte obscure et pathétique qu'ils soutiennent contre le même mal, forment une sorte de communauté spirituelle, qui a ses lois et ses traditions propres. Là-haut, la santé turbulente met une sourdine à ses ébats, et seule, pendant les heures de sieste, la lente montée du funiculaire est un rappel du monde191"’. Des chaises longues sont alignées sur de vastes terrasses, abritées des vents du nord et tournées vers le midi qui offre une ouverture sur la vallée du Rhône. Le regard des malades erre sur les cimes qui leur font face, se perd sur la chaîne du Mont-Blanc qui, par son dégagement, éveille un sentiment d'espérance. En amont, les pentes sombres d'une montagne, le Chamossaire, forment une sorte de barrage : Prison. Désespoir. Alternance entre la tentation vertigineuse de ‘"mourir en beauté, dans une sorte d'explosion passionnelle (...), et un idéalisme échevelé, un détachement morbide de toute réalité, le bercement sans fin d'une sorte de rêve où tout est possible ... 192"’. Un silence ouaté enferme les malades, troué par le roulement proche d'une avalanche. Parfois, sans qu'on les ait vus venir, des dizaines de corbeaux sont là, subitement. Perchés sur les barrières, ou sautillant maladroitement sur les terrasses, lançant en direction de la plaine d'agressifs croassements.

La modicité de ses ressources ne lui permettant pas de louer un logement sur place, Leyvaz effectue d'abord journellement, à pied, l'aller et retour entre Corbeyrier et Leysin. Le sentier de montagne qu'il emprunte part à hauteur des sanatorium; passés le pâturage des Larrets et la Crête Noire, le sentier des Châbles s'enfonce dans une forêt aux pentes extrêmement abruptes, le long desquelles les arbres semblent s'agripper. Eboulis, rochers imposants, précipices vertigineux, appel du vide, silence, telle est l'atmosphère qui vous saisit au contact de ce ‘"roide pays de sapins coupé de couloirs vertigineux, où il ne fait pas bon se trouver à la tombée de la nuit193"’. Une impression de solitude et de danger étreint Leyvraz durant ce parcours de deux heures, jalonné par l'évocation de la mort qui crée une sorte de communion fraternelle et familiale avec des "ombres douloureuses194" : communion avec les morts du cimetière des Larrets195 qui, chaque jour, s'agrandit de tombes de soldats internés196. Puis, plus loin, autre sentiment de communion avec deux oncles du jeune homme, décédés tragiquement, l'un ayant perdu pied sur un précipice, l'autre écrasé par un quartier de roc.

A l'arrivée de l'hiver, le sentier devient impraticable. Grâce à l'appui d'une princesse qui s'intéresse à son sort, Leyvraz trouve de quoi s'installer à Leysin197; ne partageant pas la terreur qu'inspire généralement à la population le bacille de Koch198, il vit sans difficulté dans cette atmosphère déjà respirée lors de son hospitalisation au sanatorium des enfants. Son nouveau séjour le façonne exactement à l'image de ce qu'est Leysin : double vie à la fois alpestre et citadine, juxtaposition d'engagements et de chimères, ambiance de précarité et d'immatérialité.

Cette étape dans la petite localité des Alpes vaudoises est marquée pour Leyvraz par ‘"une ferme prédilection pour le socialisme (....) seule réaction possible contre l'individualisme libéral et protestant duquel [il s'est] violemment détaché199.’ Le jeune homme n'a aucune hésitation; son passage à l'Ecole normale a ancré en lui des sentiments indubitables; il n'a décidément ‘"aucun goût pour la mixture radicale, et moins encore pour le "réformisme" des philanthropes qui font de loin la cour à la Sociale et s'efforcent d'introduire au compte-gouttes l'esprit nouveau dans les institutions200"’. Si Leyvraz dispose d'un allié de choix en la personne de son père qui, depuis quelques mois, préside aux destinées du groupe socialiste campagnard d'Yvorne-Corbeyrier, d'autres personnes de son entourage tentent, en revanche, de le détourner de cette voie201. En vain : le jeune homme veut être socialiste. Non seulement les objections soulevées n'ont aucune prise sur lui mais, au contraire, à Leysin, ‘"dans cette atmosphère d'irréalité où se dissolvent les rapports exacts des idées et des forces, où tout se meut dans un absolu factice et maladif202"’, hors de toute contingence, dans une sorte de retraite, il s'imbibe de la mystique socialiste, remontant et ordonnant ‘"pièce à pièce le système marxiste203".’

Ce travail d'approche et d'intériorisation s'appuie sur diverses lectures. D'abord celle du Droit du Peuple 204, hebdomadaire socialiste auquel son père - à la recherche d'une feuille d'information engagée - s'est abonné et que René Leyvraz lit avec assiduité lorsqu'il retourne à Corbeyrier. Le journal lui fournit sa première initiation : acquisition de quelques arguments de base, apprentissage de la polémique, développement d'un esprit de militance. Puis viennent tracts et brochures - sorte de "comprimés doctrinaux205" - recommandés par le Droit du Peuple; parmi ceux-ci, Socialisme et lutte de classes 206, petite publication de Charles Naine, vendue 10 ct.; ce remarquable opuscule de vulgarisation résume, en quelques pages, la naissance et l'extension du capitalisme et explique à l'ouvrier comment s'en défendre et améliorer son sort. Des mots font choc dans la tête du jeune militant : ‘"La lutte de classe est votre seul espoir. Elle vous dicte votre conduite : ni en arrière, ni à gauche, ni à droite, droit devant vous, face à l'ennemi. C'est la seule voie pour l'ouvrier qui veut vivre et vivre fièrement207."’ D'autres phrases trouvent certainement en lui un écho : ‘"Lorsque vous aurez étudié et compris le système capitaliste, votre premier mouvement sera un mouvement de révolte. Une fièvre d'agir s'emparera de vous et vous chercherez comment vous pourriez atteindre votre adversaire. (...) Cependant, si acharnée que soit la lutte, il faut la mener sans haine des individus208."’ Certains propos s'enfouissent dans le coeur de Leyvraz; bientôt, ils trouveront sens : ‘"La lutte pour votre libération vous oblige ainsi à sortir d'un individualisme égoïste et à étendre vos sentiments de solidarité à l'humanité asservie toute entière. (...) Vous ne pouvez vous sauver sans sauver avec vous tous vos frères et toutes vos soeurs de travail209."’ Et encore : ‘"De la part des journaux dévoués à la classe possédante, taire certains faits, atténuer, grossir ou fausser les autres, égarer l'opinion publique, embrouiller les questions afin que l'ouvrier y perde le fil de ses intérêts, est d'une tactique élémentaire210."’ Enfin, sans s'astreindre à une étude méthodique mais cherchant quelques points de repère, le jeune homme aborde des oeuvres plus consistantes telles, par exemple, Le Collectivisme écrit par Vandervelde, ou Le Régime socialiste de Georges Renard qui vise à ‘"offrir un bref et clair résumé des théories socialistes éparses dans un grand nombre de gros livres et de petites brochures211".’

Oui, Leysin marque, pour Leyvraz, une ‘"trêve heureuse où tout n'est qu'étude et rêverie, où l'esprit et le coeur librement se déploient212"’. Sur le sentier forestier qui mène à Corbeyrier, le fossoyeur du cimetière ou les ouvriers qui travaillent à l'entretien du chemin213 voient passer le jeune homme, nez plongé dans un livre; parfois le lecteur relève la tête; son regard se pose ‘"sur les montagnes, sur le pâturage cerné d'une double garde de sapins ou, de la crête, sur le lac empourpré par le soleil couchant214"’. Puis le jeune homme reprend sa lecture : ‘"On ne peut pas (nous ne saurions trop le répéter) étudier séparément l'organisation politique et l'organisation économique d'une société : toutes deux doivent être en harmonie; et le mal social vient en grande partie des contradictions qui existent entre l'une et l'autre215."’ A nouveau, il interrompt sa lecture et répète mentalement : Le mal social vient en grande partie des contradictions qui existent entre l'organisation politique et l'organisation économique ... Il s'arrête : Mais alors, l'égalité politique promise au peuple par le suffrage universel "est un leurre si elle n'est pas complétée par l'égalité économique216" ! Il vient de faire tout à coup une découverte qui le marquera de manière décisive. Finies les nuits sans sommeil, entravées par un travail intérieur intense, exaltant. Leyvraz voit ‘"clairement se dégager des brumes le grand édifice de la doctrine217"’. Petit à petit, sous ses yeux, le chaos s'ordonne. L'étudiant lausannois qui s'était heurté de front à la question sociale découvre dans le socialisme une réponse non seulement pratique, mais aussi théorique. Un sentiment de plus en plus puissant s'empare de lui; grâce à la doctrine du matérialisme il tient - enfin - une explication du monde : l'évolution historique, le progrès technique doivent permettre au prolétariat d'accéder au pouvoir; la lutte de classe constitue une étape incontournable pour conduire au progrès social, même si elle doit se dérouler dans le sang. Et alors, puisque ‘"dans beaucoup de ses manifestations l'inégalité actuelle est le fruit d'un désordre profond218"’, il n'y a que l'égalitarisme intégral qui puisse apporter un remède; c'est donc dans cette voie que le jeune homme décide de se lancer.

Notes
187.

Dans cette clinique, les soldats tuberculeux sont soignés selon les principes du Dr Rollier; ils doivent aussi travailler dans des ateliers avec un matériel acheté grâce à des dons privés.

188.

Les soldats anglais et français sont aussi dirigés sur Montana, dans le canton du Valais; quant aux Allemands, ils sont reçus en Suisse centrale ou dans les Grisons. Au début, lors de leur passage dans les gares, les premiers internés étaient fêtés; cependant, au fil des mois, l'enthousiasme de la population helvétique s'estompe; beaucoup sont "adoptés" par des marraines suisses, prise en charge contestée par certains d'entre eux, car elle provoque de la jalousie et est considérée comme peu compatible avec leur dignité. En mai 1917, on recense en Suisse 15.712 internés français, 8.536 allemands, 1.913 belges, 1.884 anglais, 155 autrichiens et 1.000 hongrois. Des ateliers de cordonnerie et de menuiserie sont créés pour les occuper et payer une partie de leur entretien. Les plus valides sont parfois engagés dans des fermes ou des entreprises, les autorités veillant cependant à ce qu'ils ne concurrencent pas la main-d'oeuvre locale.

189.

Ceux-ci doivent se plier à la discipline militaire helvétique; leur espace de sortie est limité et ils ne peuvent se promener dans la localité qu'à certaines heures; si les Anglais suffisamment valides apprécient de pouvoir pratiquer certains sports à Leysin, les Français, eux, déclarent la plupart du temps s'y ennuyer.

190.

La grippe s'attaque en Suisse à 1,5 million de personnes, soit 40 % de la population; dans ce pays qui semble être un des plus touchés d'Europe, on dénombre 21.500 morts dont 3.000 soldats.

191.

Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 54.

192.

Ibid.

193.

René LEYVRAZ. "Ombres sur la montagne", 22 novembre 1949, op. cit.

194.

Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 53.

195.

C'est aux Larrets que viendront s'ajouter, aux tombes des tuberculeux civils, celles des internés des guerres de 1914-1918 et de 1939-1945.

196.

Le 13 juillet 1917, L'Echo de la Montagne annonce qu'un monument sera prochainement érigé au cimetière de Leysin, à la mémoire des internés décédés dans la région. Le nombre des tombes s'élève alors à 59. (L'Echo de la Montagne, journal littéraire, résumé des nouvelles et feuille d'annonces, paraissant le mardi et le vendredi, Rédaction et administration : Sepey, XXIe année, prix 5 ct).

197.

Il semble que son logement était situé au lieu-dit "La Montagne".

198.

Même si la Suisse enregistre une baisse de la tuberculose dès 1908, cette maladie reste encore la principale cause de mortalité; les rapports de 1911 signalent qu'elle provoque 1 décès sur 7. Entre 1900 et 1910 plus de 5.000 morts étaient enregistrées dans le seul canton de Vaud et sur ce nombre, seules 202 personnes avaient pu être soignées au sanatorium populaire de Leysin.

199.

Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 55.

200.

Ibid., p. 58.

201.

Dans Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 62, Leyvraz écrit : "Pour aller [au socialisme], j'ai dû sacrifier mes plus chères ambitions juvéniles" (fait-il allusion à son renvoi de l'Ecole normale ?) "et faire saigner le coeur de ma mère."

202.

Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 55.

203.

Ibid., p. 54.

204.

Hebdomadaire créé en 1908, ce journal socialiste deviendra quotidien à partir du 1er avril 1919.

205.

Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 59.

206.

Charles NAINE. Socialisme et lutte de classes. La Chaux-de-Fonds : Imprimerie coopérative, 1913. Cette brochure est éditée par l'Association romande du Parti socialiste suisse.

207.

Charles NAINE. Socialisme et lutte de classes, op. cit., p. 22. René Leyvraz, dans Les Chemins de la Montagne, cite cette phrase (pp. 61-62) avec une petite modification : "(...) C'est la seule voie pour l'ouvrier qui veut vivre fièrement".

208.

Charles NAINE. Socialisme et lutte de classes, op. cit., pp. 23, 24, 26.

209.

Ibid., pp. 28-29.

210.

Ibid., p. 38.

211.

Georges RENARD, Professeur au Conservatoire des Arts et Métiers. Le Régime socialiste, Principes de son organisation politique et économique. 5e éd. Paris : Félix Alcan, 1905, p. 1. Col-lection Bibliothèque de Philosophie contemporaine.

212.

Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 54.

213.

Les archives municipales de Leysin nous apprennent que le 22 octobre 1917, "des travaux de rélargissement, nivelage et réglage du chemin tendant au cimetière des Larrets dès l'entrée des pâturages" sont adjugés au prix de 1 fr. 50 le m2 .

214.

Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 53.

215.

Georges RENARD. Le régime socialiste, op. cit., p. 24.

216.

Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 58.

217.

Ibid., p. 60.

218.

Ibid., p. 58.