Leyvraz a découvert un système clair et cohérent qui répond à ses questions; simultanément il entre dans la mêlée en y consacrant toutes les forces de son être. Il ne peut hésiter; il doit joindre ses efforts à ceux de ces camarades qui, seuls, proposent ‘"un ordre apparemment équitable et fraternel219"’; il se donne au socialisme comme certains se vouent à une religion; une religion qui unifie en lui ses sentiments humanitaires et son athéisme. Coeur et intelligence se trouvent enfin réconciliés. Ce militant novice n'est pas un intellectuel qui étudierait, à distance, une idéologie. Ici, il n'y a pas de distance. Ne déclarera-t-il pas plus tard : ‘"(...) le socialisme m'est entré dans le sang. Je l'ai vécu220" ?’
S'engager .... S'il s'est imprégné de l'ambiance d'irréalité qui règne dans la petite station de montagne, Leyvraz n'en conserve pas moins un caractère peu porté vers la rêverie pure; cela d'autant plus que, pour la première fois de sa vie, il est saisi par ‘"la vraie angoisse de la guerre221"’; celle-ci ne se déchiffre plus seulement sous la forme d'une succession de communiqués de presse, relatant les avances ou reculs des armées en présence. Le drame prend visage : sur les traits des internés que le jeune militant croise sur son chemin se lisent la souffrance, l'exil, l'horreur suscitée par la vision de la mort. Dès lors, comment pourrait-il rester insensible devant ce qui se déroule sous ses yeux ? comment ne pas surmonter ‘"le juvénile égoïsme qui jus-qu'alors l'avait tenu replié sur lui-même222"’ ? comment ne pas s'investir totalement ?
De par la présence de tous ceux qui y vivent, voici que Leysin dégage une atmosphère non plus seulement mystique, mais également idéologique223. Soldats internés, intellectuels soignant leur tuberculose et émigrés forment une sorte de microcosme à la mesure des doutes et des certitudes qui traversent cette époque où les événements se succèdent à un rythme effréné. La guerre éveille et porte à leur paroxysme d'innombrables courants d'idées qui s'imbriquent : ‘"pacifisme, défaitisme, antimilita-risme, bolchévisme224 de la première heure, etc.225".’ Leyvraz s'y engouffre. Les occasions de se donner corps et âme à des causes exaltantes ne manquent pas.
Au coeur d'une Europe qui se déchire, la Suisse elle-même est fortement divisée. D'une part, la crise économique contraint le pays à garder des liens avec tous les belligérants. Influencées par les multiples propagandes qui déferlent sur le pays, les affinités culturelles existant entre régions linguistiques s'en trouvent exacerbées : dans leur grande majorité les Suisses romands soutiennent la France, alors que les Alémaniques prennent parti pour l'Allemagne. Mais il y a aussi, d'autre part, un affrontement à l'intérieur de ces entités; par exemple entre les pacifistes et ceux qui ne conçoivent une résolution du conflit que par la victoire de l'un ou l'autre camp. Et encore, le pacifisme en Suisse est-il lui-même traversé par diverses sensibilités : celle d'une gauche internationaliste qui, en 1915, lors de la Conférence de Zimmerwald226 ‘"qui a servi de berceau au communisme moderne227"’, a appelé les prolétaires de tous les pays à renouer des liens par-dessus les frontières, afin d'éradiquer le patriotisme de camarades belligérants; autre sensibilité, celle illustrée par la fraction parlementaire socialiste qui, en juin 1917 à Berne, soutient le principe de la défense nationale, en dépit de la résolution votée quelques jours plus tôt au congrès extraordinaire du Parti socialiste suisse228. Pacifisme également de ces exilés français regroupés principalement à Genève ‘"et qui combattent la guerre avec les armes qu'ils ont : revues, conférences, oeuvres d'art... 229"’. Et, encore, le pacifisme venu d'une tradition protestante qui, à plusieurs reprises déjà, s'est élevée contre le service militaire230.
Issu de ce dernier milieu, un jeune pasteur, Jules Humbert-Droz (*) : grand, svelte, lunettes cerclées de fer, front immense et dégarni, cheveux noirs et bouclés rejetés en arrière, portant à la fois une petite moustache et une barbiche; un air timide, réservé mais volontaire; décidé à aller jusqu'au bout de lui-même pour servir son idéal; d'une intégrité et d'une franchise innées; parfois impatient, impulsif, un peu sauvage et méprisant l'étiquette; tel est le portrait de cet homme qui ne recule devant rien pour harmoniser vie et convictions. Parce qu'il a refusé de passer la visite sanitaire en vue du recrutement231, il est condamné à six mois d'emprisonnement et à trois ans de privation de ses droits civiques232. Devant certaines hésitations de Charles Naine qu'il a choisi pour avocat233, Humbert-Droz décide de compléter lui-même sa défense; le 26 août 1916, il développe une ardente plaidoirie devant le Tribunal militaire de Neuchâtel : ‘"Guerre à la guerre ! A bas l'armée234 !"’ Le mot d'ordre est lancé, qui sera reçu avec ferveur par toute une jeunesse prête à s'engager pour devenir "forgeron de la paix". C'est un véritable réquisitoire que le pasteur-objecteur jette à la tête de ses juges : ‘"Evidemment, l'acte du réfractaire est illégal. Peut-être que, comme socialiste démocrate, j'aurais suivi vos ordres parce que, sans ordre il n'y a pas d'Etat possible. Mais comme chrétien je m'interroge. Ma conscience me l'ordonne. Je préfère marcher seul avec ma conscience contre tout un monde que de vivre sans idéal. Cela est l'acte d'un anarchiste. Mais, que voulez-vous, anarchistes furent les prophètes, anarchiste le Christ, anarchistes les premiers chrétiens235."’ Voilà un antimilitarisme et un christianisme propres à enthousiasmer Leyvraz qui trouve, dans les propos d'Humbert-Droz, l'écho de ses méditations et de son propre éloignement de l'Eglise; le jeune pasteur n'a-t-il pas déclaré : ‘"Je pris une horreur pour les dogmes, les formules, les textes, les cérémonies ecclésiastiques. Tout cela me parut vide, et ma religion devint de plus en plus agnostique, mystique et pratique236"’ ? Leyvraz vénère ‘"ce jeune martyr (...) [de la bouche duquel sort] un fleuve d'exhortations pieusement subversives237"’ et qui incarne ‘"le consciencious objector embastillé par la bourgeoisie, une sorte de chrétien des catacombes affrontant les épais dignitaires de l'Eglise officielle238".’
Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 58.
Ibid., p. 62.
Ibid., p. 64.
Ibid.
Pour comprendre les diverses influences qui auraient pu marquer ce lieu, nous aurions souhaité faire une recherche sur les étrangers (malades ou réfugiés) qui habitaient Leysin à cette époque. Malheureusement, il n'y a aucun registre de contrôle de l'habitant antérieur à 1930; ce phénomène semble s'expliquer par deux faits : d'une part, les archives des sanatoriums, entreposées dans des lieux insalubres, ont été pratiquement entièrement détériorées par l'humidité; d'autre part, Leysin aurait souhaité, à un moment donné, casser son image de station liée à la tuberculose, raison pour laquelle un grand nombre de documents auraient été purement et simplement détruits.
A cette époque, en Suisse romande, le mot bolchevisme s'écrit avec un "é". Nous respecterons donc cette orthographe dans nos citations.
Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 63.
Evénement majeur du socialisme, cette conférence est convoquée par le Suisse Robert Grimm, député socialiste, du 5 au 8 septembre 1915 dans un petit village de la campagne bernoise. 11 pays européens y sont représentés par 38 délégués socialistes, dont le révolutionnaire Vladimir Illitch Oulianov, c'est-à-dire Lénine. Les décisions de Zimmerwald provoqueront de fortes tensions dans les rangs des socialistes suisses, certains souscrivant sans hésiter aux décisions de la conférence et d'autres, plus modérés, s'attachant à conserver leur indépendance.
Yves COLLART. "La deuxième Internationale et la Conférence de Zimmerwald". Tiré à part de la Revue suisse d'histoire, tome 15, fasc. 4, publiée par la Société Générale Suisse d'Histoire. Bâle: éd. Schwabe & Co, A.G., 1965, p. 435.
L'attitude des parlementaires socialistes, qui ignorent donc la décision prise lors du Congrès par 122 voix contre 77, aura des répercussions durables et provoquera des scissions notables à l'inté-rieur des sections cantonales.
Pierre-Jean JOUVE. Les Tablettes, novembre 1917.
Citons, par exemple, le pasteur Paul Pettavel (1861-1934), figure du christianisme social qui, dès 1903, prend la défense des réfractaires; Charles Naine, son ancien catéchumène, aurait dit de lui : "Paul Pettavel est une des rares preuves de l'existence de Dieu" (cité par Alfred BERCHTOLD. La Suisse romande au cap du XXe siècle, Portrait littéraire et moral. Lausanne : éd. Payot, 1966, p. 137); ou le pasteur Léonard Ragaz qui usera son coeur et son intelligence à vouloir concilier christianisme et matérialisme marxiste.
C'est par protestation contre l'acquittement de deux colonels suisses-allemands, accusés de haute trahison pour avoir remis aux Allemands des documents militaires secrets sur les mouve-ments des troupes françaises, qu'Humbert-Droz décide de lancer une réaction qui s'oppose au re-crutement militaire.
A l'époque, le Code pénal suisse ne reconnait en effet pas l'objection de conscience, même basée sur des motifs religieux.
Charles Naine est alors avocat à l'Office social de Lausanne; bien qu'il ait lui-même été condamné pour objection de conscience, son socialisme est accompagné d'un respect de la démocratie; selon Jenny HUMBERT-DROZ (Une pensée, une conscience, un combat, La carrière politique de Jules Humbert-Droz retracée par sa femme. Neuchâtel : éd. A la Baconnière, 1979, p. 43), Naine aurait hésité à plaider contre le respect de la loi. La revue Demain qui paraît à Genève dès 1916 signale en revanche (p. 381) qu'Humbert-Droz a été "chaleureusement défendu par le réfractaire Charles Naine".
Le réquisitoire d'Humbert-Droz, publié intégralement sous ce titre à 25.000 exemplaires, sera rapidement épuisé. Quelques années plus tôt, le 25 novembre 1912, les délégués de l'Internationale socialiste réunis à Bâle avaient défilé aux cris de "Paix aux peuples et guerre à la guerre". Lénine, qui avait eu l'occasion de lire le plaidoyer d'Humbert-Droz, lui avait trouvé "des bacilles d'esprit borné tolstoïen et de pacifisme petit-bourgeois" (Jenny HUMBERT-DROZ. Une pensée, une conscience, un combat, La carrière politique de Jules Humbert-Droz retracée par sa femme, op. cit., p. 60). Il semble que, par la suite, lors du 2e congrès de juillet 1920, Lénine, après un long entretien avec le jeune pasteur, se serait dit surpris de son évolution.
Jenny HUMBERT-DROZ, ibid., p. 43-44.
Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 65.
Ibid.
Ibid.