1. UN SOCIALISME RÉVOLUTIONNAIRE PAR LE BIAIS DU JOURNALISME

Dès son tout premier article qu'il titre ‘"Ceux qui ricanent"303 ’, le jeune rédacteur noue un dialogue avec ses lecteurs. Tout en égratignant d'abord au passage les multiples doctrines qu'il a approchées304, il laisse percevoir ce besoin - affirmé dès son enfance - d'une ligne cohérente et solide, et rend hommage au socialisme qui a mis tout son être en mouvement. Pointant alors son doigt sur ceux qui tournent en dérision l'enthousiasme des jeunes et ‘ce "grand soleil rouge305"’ qui, déjà allumé en Russie, va bientôt rayonner partout, Leyvraz se veut prophète. Puis, s'inscrivant dans la ligne de tous ces jeunes qui, confiants, regardent vers l'avenir, il appelle ses camarades à plaindre les ricaneurs : sur la scène du monde où est brandi le "spectre fantôme et fantoche" qui a pour nom Patrie, il s'agit de tirer un rideau. Rouge.

‘"Ceux qui ricanent306
_____
Elle vient, triomphale,
Faisant fuir les pervers ....!

Vous l'avez éprouvé : Le socialisme est un de ces vastes mouvements humains qui commandent impérieusement une attitude nette. Ce n'est pas une de ces théories vagues, que l'on met dans sa poche quand elles ennuyent, que l'on peut quitter et reprendre à loisir, spiritualisme, modernisme, dualisme, monisme307, libéralisme, et surtout .... radicalisme. Non ! Le socialisme, c'est la Vie, ça palpite, ça agit, ça poursuit, ça tourmente, ça trouble, et ça enthousiasme par dessus308 tout.
Parmi ceux que ça trouble, il en est qui ont une attitude caractéristique :
Ils ricanent.
Sentant confusément que ce mot Socialisme contient quelque chose de grand et de sublime, sentant plus nettement qu'en tous cas c'est comme une grande lumière qui va s'allumer au ciel, le grand soleil rouge, et qui immanquablement va éclairer d'une clarté insolente et resplendissante toutes les saletés qui mijotent dans la cuisine capitaliste, tous ces gens-là, les grands chefs et les marmitons mal torchés, étouffent la rumeur avant-courrière en ricanant, d'un rire épais, terriblement faux et discordant.
Et quand ils entendent ces mots : Jeunesse socialiste, ils se tordent et se contorsionnent littéralement.
- "Ah! ah! ah! ah! .... Parlez-nous de ces blancs-becs-là ... ah! ah! ... qui veulent réformer le monde ! Hi! hi!. hi! ... à Biribi309 ! ... "
Plaignons-les, camarades, ces repus, ces heureux, ces puissants, et leurs acolytes. Sans faiblesse : le jour viendra, comme en Russie, où leur morgue et leur arrivisme tomberont. Mais, plaignons-les, vous dis-je.
Nous, les jeunes, qui, le ventre souvent creux, nous en allons les regards tournés vers l'avenir, poursuivant dans la lumière notre beau rêve humain de fraternité et de justice et travaillant joyeusement à sa réalisation, plaignons-les, ces ricaneurs !
Ils se traînent dans la boue.
Ils ricanent; mais soudain ils avalent leur ricanement et prennent une mine pincée, assaisonnée de pieuses grimaces : sur la scène du monde où se massacrent pour eux les prolétaires de toutes les nations, un grand premier rôle a brandi le spectre fantôme et fantoche qui s'appelle : Patrie.
C'est assez. Tirons le rideau sur cette scène, Jeunes !
Et que le rideau soit rouge !310
R. LEYVRAZ’

Les premiers écrits du jeune militant laissent percevoir les traces imprimées en lui par les intellectuels réfractaires311 : Romain Rolland avait utilisé les termes de "ragoût innommable" pour fustiger la politique européenne, Leyvraz parle des ‘"saletés qui mijotent dans la cuisine capitaliste"’. Lorsqu'il évoque le "spectre fantôme et fantoche" qui est brandi sur la scène du monde, le jeune journaliste s'inscrit dans la ligne de ceux qui ne tiennent pas la patrie pour cette valeur absolue au nom de laquelle il conviendrait de se faire massacrer. Quand, dans un article, il écrit : ‘"Patrie !... Patrie ? ... - Ball Astarté ! Moloch ! ... 312"’, il se place dans le sillage de tous ces hommes qui, à la suite de Tolstoï, considèrent que ‘"le patriotisme, c'est l'esclavage [et que] pour l'homme qui vit en esprit, il ne saurait y avoir de patrie313"’; comme eux, il refuse la violence et, par conséquent, les lois de l'Etat, de l'armée, de la guerre, du capital et de la propriété. Lui aussi rejette ces idoles qui ont pour nom patriotisme, ordre social et religion. A huit reprises314, jusqu'à son départ de Leysin en automne 1918, le rédacteur néophyte apporte une contribution régulière à La Voix des Jeunes. En arrière-fond de ses propos, le jeune homme laisse toujours percevoir son besoin de dialoguer avec ses lecteurs. Et au coeur même de ce dialogue se déchiffre le profil qui est le sien au moment le plus fort de son socialisme révolutionnaire, et cela grâce à plusieurs thèmes récurrents :

Notes
303.

L'article est signé R. LEYVRAZ. Il paraît dans le numéro de La Voix des Jeunes du 1er septembre 1917, en p. 4.

304.

Alors qu'il semblait, dès son adolescence, porter un jugement très sévère sur le protestantisme, dans la longue liste qu'il dresse, Leyvraz ne mentionne pas cette confession; est-ce dû à la sympathie qu'il ressent alors pour Humbert-Droz ?

305.

Lunatcharsky, dans son article intitulé "La 3e Internationale et les intellectuels", Bulletin communiste du 28 juillet 1921, p. 515, écrit : "Nous pouvons constater avec joie qu'il ne manque pas de prophètes pour saluer notre soleil levant;" et d'énumérer, entre autres, Forel et Romain Rolland. (Cité par Jean MAXE. Les Cahiers de l'Anti-France, Le Bolchévisme littéraire, op. cit., p. 67).

306.

Nous respectons ici la mise en page de l'article, telle qu'elle apparaît dans La Voix des Jeunes.

307.

Malgré sa sympathie pour le vieux docteur, Leyvraz critique à nouveau les théories défendues par Auguste Forel, comme il l'avait déjà fait à l'Ecole normale à Lausanne.

308.

Tout au long de sa vie, Leyvraz écrit "par-dessus" sans trait d'union. Nous respecterons donc cette orthographe sans, chaque fois, mettre la mention "sic".

309.

Leyvraz se réfère vraisemblablement ici à la chanson d'Aristide Bruant intitulée "A Biribi" et qui fait allusion aux anciennes compagnies de discipline d'Afrique. Il pouvait en trouver les paroles dans le Chansonnier de la Révolution vendu, en 1902, au prix de 30 ct. par le Réveil socialiste-anarchiste à Genève.

310.

Rolland terminait son "Appel aux peuples assassinés" par un "Et que d'autres conduisent le monde." Leyvraz clôt son premier article aussi par un impératif : "Et que le rideau soit rouge !"

311.

Plus tard, dans son article intitulé "Concentration, cohésion" (in La Voix des Jeunes, 1er septembre 1918), p. 2, Leyvraz cite l'ouvrage L'Humble Vie héroïque, extraits choisis des oeuvres de R. Rolland, petit volume dans la collection des Glanes françaises (Sansol, éditeur), vendu au prix de 1 fr. 30. Dans le même article (p. 3), il renvoie à un article et à un écrit de Lénine ("Les problèmes présents du pouvoir des Soviets") publiés par Demain.

312.

René LEYVRAZ. "Les jouets criminels". La Voix des Jeunes, 1er décembre 1917, p. 4.

313.

Rapporté par René LEYVRAZ. Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 70.

314.

En plus de l'article du 1er septembre 1917 en p. 4, les autres écrits de Leyvraz dans La Voix des Jeunes paraissent aux dates suivantes : Le 1er novembre 1917 : "Du calme !.. Modérez-vous ! ..." (p. 6). 1er décembre 1917 : "Lazare ! Lazare ! Lazare ! Lève-toi !" (p. 3) et "Les jouets criminels" (p.4). A partir de cette date, le prénom de Leyvraz n'est plus indiqué sous forme d'initiale, mais figure en entier. 1er février 1918 : "Chair crucifiée" (pp. 5-6). 1er mai 1918 : "L'Horizon" (pp. 6-7). 1er juillet 1918 : "Juste milieu" (pp. 4-6). 1er août 1918 : "Larbins et bavards" (pp. 2-4). 1er septembre 1918 : "Concentration, cohésion" (pp. 2-4). A l'augmentation du nombre de pages réservées aux articles de Leyvraz, on peut constater qu'une place toujours plus grande lui est faite dans La Voix des Jeunes.